NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS

, deviner au toucher de quel membre il s'agissait, père, fille ou grand-mère par exemple, d'après le découpage de leur figurine respective.
Et même après ce jeu, où les préséances avaient marqué le pas, ce fut à qui aurait l'honneur de nous tenir à ses côtés. L'assemblée ne cessait de croître dans ces grands espaces, par l'adjonction de nouveaux venus, jeunes, dynamiques, parfaitement inconnus. Deux grands escogriffes trentenaires ainsi se présentèrent à nous, moustachus et joyeux. Très vite l'un d'eux s'est relevé, sans que l'on eût pu dire s'il était en grand déshabillé ou en guenilles de luxe, où il s'empêtrait dans un grand discours classique en excellent français ; pas une trace d'accent italien. Et pour ma part, j'étais assis juste en face d'une grande fille sportive et joviale, qui ne cessait de me faire du genou sous la table.
Qu'aurais-je fait, grand Dieu, d'une jeune sportive ! ...il doit leur en falloir, de la course de fond ! et non pas de la frousse de con. Après de telles agapes mondaines et vulgaires, nous avons retrouvé notre couple légitime, gravissant une pente herbue vers une école en hauteur, enfin seuls : Arielle déplorait tendrement que depuis notre arrivée en Toscane, soit une bonne semaine, nous n'ayons pu trouver un seul instant d'intimité,
ne fût-ce que pour nous parler ; mais nous allions enfin y remédier. Quel étrange épisode en vérité de notre vie, plein de bruits et de couleurs, à Florence...

Je cherche non pas la mort mais l'acquisition d'une supériorité dans le domaine des pouvoirs de l'esprit, qui me permette un jour ou l'autre, ante ou post mortem, soit de dominer les circonstances matérielles de façon à les incorporer à quelque chose de plus grand, soit d'acquérir la volonté de les changer matériellement. Tous les efforts de notre vie peuvent se ramener à cela, et se justifier à cela.

« Eh bien, lui dis-je après qu'elle eut achevé sa conférence, revenons à Paris. » J'ignore par quelle aberration ou étourderie nous nous sommes retrouvés non pas sur l'autoroute de Pise, comme il eût été logique, mais sur une route à quatre voies au milieu d'un vaste embouteillage de type « accordéon » : trente mètres dégagés, long arrêt, trente mètres, nouvel arrêt, ainsi de suite jusqu'à plus soif. Notre envie de nous retrouver enfin dans notre vie précédente, avec les commodités d'une vie amoureuse et tranquille, ne devait pas être si intense, car elle m'a oublié, ou j'ai oublié de la rejoindre, après un arrêt hygiénique dans une quelconque station-service. Alors ma foi je la rejoins à pied, d'abord avec succès, sans la perdre de vue ; mais, vous pensez bien, sur autoroute... Peut-être un automobiliste m'a-t-il pris en pitié ? Qu'est-il arrivé ? Pourquoi suis-je en cette chambre, au chevet de mon amie, tandis qu'une infirmière lui passe un gant mouillé sur le front ? « Elle a fait un malaise » : au volant ? Elle aurait survécu ? J'assiste à ses soins ? Une aide la redresse, entreprend de la nettoyer.
Dans ce mouvement, ses deux seins dépassent la mince barrière du corsage d'hôpital. Ce n'est ni déchéance ni laisser-aller ; je les trouve agréables à regarder, même partiellement, dans leur rondeur de gros yeux qui roulent. Mais si les seins s'exhibent,

minimum d'information de la part du personnel : origine du malaise, temps de récupération, motus. Qui sont ces gens qui viennent la visiter ? Une grosse s'agite, mère juive et chapeau à voilette. D'autres, hommes et femmes. Qui peut la connaître ? Je ne suis donc pas tout pour elle ? Un couple de sexagénaire, la femme en bleu ; ils n'ont pas un regard pour elle mais s'entretiennent du plus sérieusement avec l'infirmière. Ils obtiennent assurément plus de renseignements que moi : la patiente ne serait-elle pas mieux indiquée pour ce faire ?
Il me faudra donc passer la nuit (combien de nuits?) dans cette ville inconnue. Aucun lit n'est prévu, je ne suis pas la mère d'un enfant malade. « Il ya des hôtels dans le quartier », merci infirmier, tous me considèrent comme un poids mort. Alors voilà, je sors à pied, à la recherche d'un hôtel. Dans ce quartier d'hôpitaux, il n'y que des rues droites, des murs et des résidences dépourvues de tout intérêt. Puis d'un seul coup, ça arrive dans les villes, surtout espagnoles, une rue semi-piétonne (les voitures sont au pas), qui s'arrête net : deux bornes, et le plateau plonge sous vos pieds ; en face, au même niveau, sur trois autres meseta symétrique, la fantaisie d'un urbaniste a dressé trois structures métalliques, dont l'usage reste problématique.
De plus, un immense bâtiment pose un pied sur chacun de ces rochers : c'est une église tripode, magnifique, d'acier luisant. Cela ressemble, pour ceux qui s'y connaissent, au Patineur de César. Et comme je suis là, bouche bée, je m'aperçois que d'autres également admirent ce chef-d'œuvre, accoudés au même balcon : en banlieue, la créativité ontemporaine a plus de liberté tout de même. Je demande la ville où je suis : « Colleville ? » C'est tout récent, cela vient de sortir de terre ? Il existe bien, dans le Calvados, un petit village ainsi nommé. Personne ne répond. « Il y a trois autres Colleville, ou quelque chose d'approchant, dans le Calvados », me dit-on enfin. Et mon interlocuteur de se répandre en considérations étymologiques fastidieuses.

Poliment, je le remercie. Toujours pas d'hôtel. Ma foi, je me lance : il suffit de tirer de ma poche un long document de papier, où figure une non moins longue déclamation. Tantôt de la prose, tantôt des vers. Des badauds s'agglomèrent, portant ma foi plus attention à mes revendications (je me souviens seulement qu'elles étaient agressives) qu'aux sculptures dans mon dos. J'ai composé cela jadis, avant mon voyage, avant mon existence, et cela m'est venu assez vite, en plusieurs langues : une sorte d'Esprit Saint ; une seule langue me résiste encore : le portugais. J'ai reconnu dans l'assistance trois grands barbus lusitaniens, collègues de radio, bien plus capables en langue française que moi dans celle de Camõens. Et tous les jours, à la même heure, je ressors de ma chambre d'hôtel enfin découverte pour imprégner les touristes de passage de mes compositions...
Alors, dans les rues, je déclame. Je déclame sur celle que j'ai perdue, qui n'a plus sa conscience, et je me rends compte que la vie est bien la vie, qu'il n'y a pas de rechange, même dans nos têtes. C'est une douleur jusqu'à l'étourdissement, les passants m'écoutent un instant, et ne voyant aucun chapeau d'aumônes au sol, voyant que je marche encore, repartent à leur vie ; c'est de la prose, ce sont des vers, c'est de moi ou d'un autre, c'est d'une langue ou d'une autre, français, polonais, tüütsch de Suisse... le tout très beau, très cadencé, absurde ou merveilleux, ou les deux. Mais je proteste, contre la beauté de la vie, sa brièveté, son absurdité, en effet.
Un homme sur le trottoir s'arrête devant moi ; il me demande avec accent de lui déclamer quelque chose, n'importe quoi, seja o que for, en portugais – honteux soudain, je m'arrête : je n'en sais pas un mot. Le portugais, je le lis, avec difficulté – sans pouvoir en articuler un mot. Il soulève sa casquette et s'en va, déçu. A peine a-t-il fait dix mètres qu'il se heurte, sur le trottoir, à un compatriote, qui le gratifie avec talent d'une grande tirade de Pessoa. Quelle joie illumine alors son visage ! J'accélère


vers lui, vers eux, qui se fondent dans la foule des passants, tandis que je me heurte à mon tour – c'est la journée des folies ! - à mon épouse, descendant précipitamment les marches de l'hôpital : ce n'était rien, le choc passager, l'émotion, la suspension des fonctions vitales, mais elle est là, retrouvée, intacte.
Il ne me semble pas que l'émotion se lise sur mes traits avec autant de netteté que devant l'auditeur portugais de naguère. Suis-je à ce point dépourvu de sensibilité ? Mon Dieu que de sottise... « Oui », me dit-elle, « j'ai tout entendu ; cet ouvrier t'a mis en difficulté, Ghislain m'en est témoin. » Ghislain : ce petit caniche humain qu'elle avait apprivoisé, l'accompagnant jadis en tous lieux jusque dans son lit, frisé, pomponné, maniéré, qui revient dans nos vies, sans avoir crié gare... Que vient faire ici Fanuc, mon metteur en scène, qui m'inspecte en public et me rajuste mes effets, reboutonne mon col, pour une première... C'est une scène que ce trottoir, le projecteur n'est que le soleil, l'acteur ignore son texte, récite ou improvise en dépit du bon sens, pourtant, je me sentais si bien, au sein de la foule qui défilait, si indifférente, si protectrice, en accord total avec un ensemble qui nous englobait tous...
Fanuc ne se lasse pas de me tapoter partout, des épaules aux genoux (il s'incline) : « Mon vieux, tu es plus soigné maintenant, plus moderne (il désigne la foule), plus en phase. » Qu'il cesse de m'effleurer. Arielle et Ghislain forment à côté de nous un petit couple ridicule qui discute avec animation sur un point de mise en scène, ils sont de petite taille, mon rival secoue ses bouclettes en élevant le ton, rien ne peut distraire le courant humain qui défile et s'enroule comme un tourbillon sur l'Amazone. Nous nous rabattons sur la terrasse d'un café : tel un banc de sable où s'échouent les débris fluviaux. « Je viens rarement », s'écrie Ghislain de sa voix de tapette, « vous savez que j'ai déménagé ? »
Certaines personnes parlent avec une telle intensité, leurs paroles percent à ce point le vacarme, que nul ne peut ignorer un détail de ce qu'elles émettent. Ghislain est de cette trempe. Il va s'en prendre une. Sur le guéridon de terrasse je tripote les cendriers avec une rage contenue ; Arielle me les ôte des mains sans cesser de prêter l'oreille à ce verbiage ghislainien. Je me lève. Au comptoir, je demande une chambre. « La 302 monsieur, voici la clé ». Ils viendront bien me retrouver : ils se demanderont où je suis passé, le personnel viendra les informer : « Chambre 302 ». Malgré notre retard, il faudra bien qu'Arielle, au moins, monte le retrouver. Nous serons en retard, mais de quoi ?
Où allions-nous ? Que se passerait-il si nous n'arrivions pas ? Serions-nous si indispensables ? Combien je déteste mon temps, comme tous les autres temps, et de combien s'en faut-il que je sois le porte-parole de qui que ce soit ici, Vienne ou Lisbonne qu'importe... J'ai mal refermé derrière moi. Un chat se faufile, seul compagnon, qui me rejoint sous ma couette. Un courant d'air vient tout refermer. Le chat s'agite ; il s'est coincé. J'enfonce ma main et le prend par le cou, entre les épaules, pour me consoler de caresses – mais l'animal me griffe, c'est une femelle, opérée du dos, une vigoureuse femelle pure gouttière, et d'un geste du bras, je l'éjecte. Elle s'évade par la fenêtre et Dieu sait quels balcons ou corniches ; ce fut ma seule visite.

Plus loin, c'étaient les nazis. Vous n'avez pas connu cela. Notre professeur de philo nous disait qu'il fallait toujours discuter. Une voix s'était levée : « Et quand on est coincé entre deux soldats allemands, on esaye aussi de discuter ? - Je n'ai pas dit non plus qu'il fallait être con. » Ma chère, votre généralisation tombe à l'eau. Il en est de même pour tout raisonnement. Nous n'avons qu'un outil imparfait : ne le jetons pas pour autant. Echappons-nous vers le haut, pendant que les nazis nous courent aux talons dans l'escalator : saurons-nous courir galvanisé sur les toits ? Et si un nazi, lourdement armé, se révèle capable d'engager la poursuite là-haut ? Saurons-nous le bousculer par-derrière sans perdre nous-mêmes l'équilibre ? Aurons-nous eu le temps de lui subtiliser une arme de poing, saurons-nous l'utiliser au lieu de ne pas même ôter le fameux « cran de sécurité » ? Le cliquetis, et le bon sens, ne mèneront-ils pas le regard vers le haut, d'où provient le bruit, d'où provenait la poussée ? Or la chance a voulu que parvenu sur le toit par une trappe qui toujours se trouve là dans les récits, débouchant à proximité d'une batterie de cheminées, nous nous soyons transformés en fumée : quel humour, cher Destin ! Et puis je suis redescendu. Les retrouvailles avec notre communauté furent fiévreuse. Un de mes coreligionnaires et comédien, Steinmetz (« le joaillier »!) se fit à demi-convaincre par mon récit, où je l'exhortais à recourir à ce moyen, moderne, magique, sophistiqué. Pourquoi donc étais-je revenu me faire piéger dans ce trou à rat où s'entassaient mes connaissances ? Parce que mon récit est faux. Parce que je me suis échappé par d'autres moyens, dont je ne me souviens pas.
Des SS ne se laisseraient pas berner si facilement. Ils vérifiaient tout minutieusement. Peut-être même avaient-ils usé de clémence en me replongeant précisément dans mon ghetto. Ils m'avaient reconduit revolver dans les reins jusqu'au bas des escalators. Et là, sous le dernier d'entre eux, dans l'éclat des chromes, j'avais bien vu qu'on fusillait à plein bras sous les néons. Les clients du supermarché passaient en détournant leurs yeux gris. Les exécuteurs, très jeunes, prenaient bien soin de ne pas éclabousser leurs uniformes flambant neufs. Et j'allais toujours : Schnell ! Los ! combien d'autres avant moi s'étaient-ils rués vers les derniers étages, sans concevoir le piège tendu sur le dernier palier.
Plus bas notre magasin présentait des escaliers très ordinaires, donnant par le côté sur des couloirs blancs. Derrière une de ces portes, elles aussi blanches, j'attendrais ma sentence. Les portes s'enfilaient à l'infini, mal détachées rue le mur, semblant se gonfler et se multiplier par gonflements organiques, l'une après l'autre. Mes gardes, avec humanité ! m'ouvrent alors à ma demande une de ces portes donnant sur des toilettes, ou plutôt un réduit, triangulaire, très obscur dans tout ce blanc, sans la moindre issue ni fenêtre. Et moi, voyez jusqu'où descend l'esprit : j'imaginais (une fois de plus) qu'ils seraient imbéciles au point de m'oublier là, de ne plus savoir derrière quelle porte j'étais en train de pisser ; alors, profitant de ce qu'ils auraient le dos tourné, ou descendus sans y penser de quelques étages encore, je m'évaderais !
Qui se représente exactement les ravages que peuvent exercer les bandes dessinées sur le cerveau d'un jeune juif imaginatif ? Mon appréhension n'y résiste pas : par terreur d'une telle angoisse, je me livre, ou je meurs. Certains peuvent penser qu'il suffisait de m'éveiller – c'est bien ce que je dis.

Parfois, mes nuits sont plus calmes.
Parfois, mes nuits sont plus calmes. Il m'arrive de séduire. Mettons que j'écrive à une femme. Pas n'importe laquelle : celle qui enseigne l'histoire à ma nièce. Une boulotte sympa, bouille ronde et cheveux frisés, comme Juliette ou Zouc. Elle a reçu ma lettre où je la supplie de m'aimer. C'était ma foi bien ridicule, et ma mère a intercepté cette lettre, dans la poche de mon pantalon avant que je le mette. Elle m'a engueulé, disant que je méritais mieux que ces filles de campagne, et que je rencontrerais des fiancées bien plus intéressantes, socialement, que ces futures secrétaires populaires. La boulotte frisée me considère avec une grande sympathie, prête à passer sur l'expression outrée de mes désespoirs emphatiques. Elle ou une

autre, je m'y dévouerais de toute mon âme, pourvu qu'enfin une femme daigne m'accepter. J'étais en effet comme cela. En toute vanité, j'espérais mieux, mais quelle fatuité ! quelle arrogance ! Combien la pleurnicherie va bien de pair avec la plus crétine vanité ! Pourtant je l'avais vue, cette petite grasse, peu favorisée par la nature mais si fraîche, si avenante !
Et comme elle et moi allons vite en besogne, nous nous retrouvons rapidement tout nus, l'un à côté de l'autre, mais dans le hall du collège : quatorze heures, les collégiens ne vont pas tarder à récupérer leurs cartables qu'ils ont entreposés là, tout autour, sur cette sorte de plate-forme où l'on nous verra de partout. C'est alors que je ne trouve rien de mieux à faire que de lui montrer, tirée de mes habits, une photographie de ma femme, qui, elle, est admirable, n'est-ce pas. Ma boulotte actuelle ne peut s'empêcher de s'exclamer : « Belle architecture ! » La photo date cependant d'une bonne dizaine d'années. On aperçoit près de mon épouse une autre femme, au visage masqué par un défaut du cliché : tout est comme replié, à la façon des portraits de Bacon. « Pour le mec, je ne sais pas » ; mais elle regarde mieux : « C'est une femme ». J'aurais bien voulu faire croire que mon épouse désormais fréquentait un autre homme ; raté.
Ou drague en lesbienne ? Je ne récolte qu'un sourire narquois. Il lui semble bien que j'ai seulement quitté le domicile conjugal pour quelques jours. Pourtant elle m'accepte, elle comprend tout. Même grosse, elle a déjà reçu des bites. Elle se tourne alors en levrette, à peine l'ai-je en partie pénétrée que j'éjacule comme un porc, un malappris. Tout est faux et niais dans mes réactions. C'est un résumé, un condensé, de tout ce qu'il ne faut pas faire dans un rapport affectif et amoureux. Alors survient le principal. Car nous étions à découvert, les culs nus, celui de la femme dépassant le mien. Il ne se fâche pas, le principal, il ne se met pas à brailler. Lui aussi manifeste
une grande compréhension. Il se passe le doigt sur la moustache et murmure : « Vous éprouvez donc un sentiment pour madame... » - il cherche le nom. Comment pourrais-je nier ? voire, éviter les complications, les sanctions, qui ne manqueront pas de tomber ? Car assurément ce dépositaire de l'autorité ne pourra que réagir, tôt ou tard, en fonction de sa fonction, justement. Je réponds donc « Oui ». Or, voici que mon supérieur administratif tire de sa poche un papier officiel, qui me monte en grade ! Pour avoir tronché en public, et en levrette, me voici promu ! Un collègue en costume vert descend l'escalier vers nous, et lui aussi arbore un sourire ! Mais tout l'établissement sera bientôt au courant ! C'est pourtant bien ce que nous voulions tous deux ? le fou et la grosse moche sont parvenus à se rencontrer, à baiser, mal mais publiquement ! se sont exhibés ! les autorités, l'opinion publique nous reconnaissent !
Nous rassemblons alors nos vêtements, parmi lesquels des pyjamas (que faisaient là ces habits de nuit ? les portions-nous dans des valises avant d'en arriver là ? c'est en vêtements de nuit qu'on baise, voyons, puis on les ôte, puis on les remet ! D'autres personnes accourent à notre aide, ils s'affolent, agités de mouvements autonomes, venus de l'autre monde, celui des normes de la normalité, pour nous venir en aide! - mais trop tard : c'est l'heure, pour les élèves, de rechercher leurs cartables. Comment ces masturbé(e)s chroniques vont-ils réagir ? Présenteront-ils le même degré de tolérance, d'urbanisme, de simple politesse, face à nous deux qui nous en sommes si inconsciemment, si cruellement dispensés ?
Nous nous rajustons, ma partenaire se reboutonne le corsage dans mon dos, lequel ne parvient pas à la dérober aux regards. Je me retrouve seul, comme tout homme après le coït. Il faut bien que je traverse la cour, afin de rejoindre ma classe, qui doit m'attendre. C'est une petite cinquième qui déclenche tout : « V'là le fou ! » Le fou : toute mon enfance, toute mon adolescence, toute ma vie, j'ai subi ce qualificatif. Une horde d'élèves me suivent, sans grande conviction, parce qu'il faut bien de temps en temps mener un chahut. Mais avant de marcher, tout de même, je me suis tourné vers la petite conne pour lui rétorquer : « Fou, oui, comme dans la famille de ton père ! » Et sans intervention de la police, ni de la presse, mon cours s'est déroulé dans l'indifférence pédagogique la plus générale : tous m'attendaient sagement, tout mon savoir a été transmis.
Un collègue ensuite, S., qui a « fait l'Algérie », m'aborde à la sortie de cours : « Tu sais, la petite de tout à l'heure : elle n'a rien compris à ta réplique ; d'ailleurs tu ne connais pas du tout la famille de son père. La petite élève n'a rien compris à ton allusion. Pas vexée du tout. Elle s'en vante au contraire. (Et vous savez ce qu'il m'a répondu ? etc.) Et c'est ainsi que j'ai baisé sur une grande plate-forme en bois, sous le regard des cartables tout autour, Madame T., professeur d'histoire de ma nièce.

X

51 03 02
Il existait dans notre cour d'école, à Nouvion, une cabine téléphonique. C'était l'une des premières installées dans le département. Elle devait servir aux plus grands élèves à communiquer avec leurs parents, pour les rassurer : « Où es-tu ? Que fais-tu ? » Il n'existait pas de « portables » à cette époque. Et moi, qui n'étais pourtant plus d'âge, mais en qualité de fils de l'instituteur, j'avais utilisé ce téléphone. Dans sa partie supérieure, l'écouteur présentait, déjà, un écran, qu'il m'avait été donné d'utiliser comme « traitement de textes » : mais c'était bien par pur hasard de manipulation. Jamais je n'aurais pu reconstituer les manipulation qui m'avaient permis une telle

avancée technique ; de même, je n'avais pu refaire ma merveilleuse improvisation au piano, chez Véra. Les jeunes élèves, que je ne connais pas (mes années d'école primaire sont si lointaines!) se pressent autour de moi : vais-je y parvenir ? Je suis si âgé ! Mais leurs yeux restent sympathiques, une longue fréquentation des enfants m'a donné la faculté de distinguer ce qui est insolent de ce qui est plaisant ; ceux-ci ne me veulent aucun mal.
Oui, j'ai sélectionné un numéro ; mais le combiné reste gris, quelconque : où est passé le tableau lumineux ? Tout m'échappe. Ils rient. Juste devant moi s'étendent des cabines de toilettes. Dépourvues de portes. Ce ne doit pas être commode pour eux. Mais il s'y trouve des lavabos : on peut toujours se rincer les mains... « Allô ? » C'est un employé de mairie voisine qui me répond ; à je ne sais quoi de voilé, de légèrement chuinté, il me semble reconnaître une voix de moustachu. « Que désirez-vous ? - J'aimerais... Pensez-vous que je doive... et puis non, l'affaire est trop personnelle ; veuillez m'excuser. » En raccrochant, je me trouve toujours incorrigible : m'imaginer que l'on puisse me conseiller sur une affaire aussi délicate... laquelle, d'ailleurs ?
Au milieu des enfants, toutes oreilles tendues ? Cette question, que j'aurais posée, ne me semble plus si pertinente. Vraiment, je l'ai oubliée, sans exactement savoir ce qui me l'a fait oublier. Peu importe : un gigantesque éternuement me réveille ; il a bien eu lieu, ses gouttelettes me retombent en pluie fine sur le visage : Arielle est près de moi, dans mon lit. Nous sommes si proches, et depuis si longtemps, que même ses sécrétions naturelles ne pourraient d'aucune façon m'écœurer.
Klopotzki dérive sur une planche de surf ; il s'est laissé piéger en Méditerranée, avec sa fille et son petit-fils : comment sont-ils monté à trois sur une simple planche ? Facile : une embarcation, assez
conséquente, a fait naufrage. Ils se sont partagé cette épave flottante, qui évite un certain nombre d'autres débris. Klopotzki ne saurait dire s'il se trouve des survivants, le voici tout abandonné, chargé d'une lourde responsabilité, bien qu'il ne soit pour rien dans le naufrage. Tout dérive, sa planche aussi ; les occupants gardent le calme. Le courant porte vers l'Atlantique : si ses connaissances géographiques sont exactes, il s'approchent d'Aldeborán, identifiée parfois avec l'île de Calypso.
Mais il peuvent aussi bien se faire entraîner dans le détroit de Gibraltar, qui est d'une grandeur majestueuse, vu de la rive, mais terrible, au niveau de l'eau. Enfin, sous le soleil Dieu merci, la planche surchargée touche une plage, où se pressent touristes et résidents. Ils ont entendu parler du naufrage de cette nuit. Leurs sourires éclatants ménagent un accueil hors pair. Et comme cette île, Aldeborán ou une autre, se trouve éloignée de toute côte, elle possède une école spacieuse et blanche, où sa fille, très jeune maman, pourra se faire scolariser : il faut donc bien que Klopotzki se fixe sur place. Par téléphone, il joint son notaire : non, pour rien au monde il ne voudrait revenir sur le continent, Espagne, France ou Pologne. Il ne désire que débloquer des fonds afin de faire parvenir au notaire du lieu, un gros homme sévère, qui assurément ne fréquente pas les plages, la somme relativement modeste de 292 900 francs, moins de 44700 euros. Allons ! L'affaire est conclue : un bel appartement, dans une résidence, vue sur la mer.
Objectivement, c'est donné. Avec le gros notaire, Klopotzki s'est hasardé à plaisanter sur son étourderie, sur la chance inouïe qu'il a eue de rencontrer cette fameuse planche de surf et d'y sauver ce qu'il a de plus cher : sa fille et son petit-enfant. Les deux hommes, le gros Espagnol et le Polonais maigre, se sont baissés conjointement sur la moquette pour y récupérer de vieilles choses sans valeur : l'émotion, n'est-ce pas, il semblait que ces débris (parmi lesquels une paire de baskets détrempée) devaient protéger les trois naufragés ; c'était tout ce qui leur restait. "Les baskets ? Elles ne sont pas de ma pointure. Elles se sont trouvées là dans l'eau, nous les avons récupérées à tout hasard. "Vous n'en aurez pas besoin, Pan Klopotski, nous n'avons sur cette île aucun club de ce

sport. Vous serez en présence continuelle de la mer, notre île atteignant à peine les 8km²." Nous descendons au bar de l'hôtel, au rez-de-chaussée.
Nous commandons deux Picon-bières... d'importation, en échangeant des plaisanteries.





51 07 04
Nous faisons route vers la trop connue Otte-Savoie, massacrée par l'accent gascon. Qu'est-ce que ça roule : camions, cammions ! Le ferroutage a décidément de beaux jours devant lui. Enfin nous sortons de cette autoroute, encore ai-je failli manquer une bretelle. Nous arrivons, Arielle, Vincent et moi (mais qui est Vincent, et quelle fâcheuse idée de ménager ceux qui vous survivront) dans une chambre luxueuse qui doit bien nous reposer de nos pérégrinations routirère. La chambre voisine, également très chic, est occupée par une pétasse : non pas une prostituée débutante, mais une prétentieuse ouvrant sa porte sur le couloir, agitant sous nos yeux sa coiffure blondasse mode Marylin 1955, et se renfermant.
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Vincent ne s'occupe pas des belles filles. En ce moment, il se plonge dans un grand numéro de Pilote, ce journal qui publiait les premières planches d'Astérix le Gaulois. C'est une pièce de collection : sur papier journal, très grand, dont toute une feuille est occupée par une vaste illustration de pirates : « Les Gau... Les Gaugau... ». Puis la porte du couloir s'ouvre sur d'autres clients de ce singulier hôtel : ils nous le confirment, nous sommes tous prisonniers de ce singulier établissement. Ils ne mentionnent pas « la fille d'à côté ». Ces deux hommes paraissent épuisés. La prison, en réalité, se trouve dans un autre bâtiment. On y torture, d'une façon qui nous laisse perplexes : les prisonniers sont placés dans des sortes de classes, où leur sont dictés des textes, à peu près semblables, mais toujours inachevés.
Au beau milieu d'une phrase, l'exercice s'interrompt ; mais la dictée suivante est la suite du texte. Les élèves forcés reprennent espoir : hélas, à quelques variantes près, le nouveau texte est le même : torture mentale. L'un des prisonniers, dans ce bâtiment voisin, s'est pourtant aperçu qu'il manquait un épisode, car, lentement, comme un infernal motet, l'intrigue progresse. Et s'il manque un épisode, en dépit des répétitions, les plus sensibles à la chose littéraire s'en aperçoivent, estiment qu'on leur manque singulièrement de respect, et souffre d'une frustration bien légitime : à quoi bon s'efforcer de comprendre, si tout est fait pour désorienter ceux qui écrivent sous la dictée ? La situation, « là-bas », va devenir explosive. Restons dans notre belle chambre, ne cherchons pas à en savoir davantage.

51 07 08
En quoi cela nous concernait-il ? Nous restions libres d'aller et de venir, comme des clients ordinaires. Nous avions donc poursuivi, Arielle et moi, notre long voyage. Et nous parvenions enfin dan sla prestigieuse ville de Vienne, drapée dans son éternité. Il existe là-bas un petit cours d'eau, sorte de caniveau aménagé, qui s'appelle comme la ville : la Wien. C'est là que nous étions arrivés, autrefois, rue des Ramoneurs, Rauchfangkehrerstrasze. Arielle et moi nous
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retrouvions dans une autre chambre d'hôtel, après notre épuisant voyage (ce qui épuise n'est pas tant le voyage lui-même que les étapes qui le parsèment, où l'on se fatigue de se reposer ; nous nous arrêtions tous les 25km, ce qui est pour le moins excessif.
Mais nos curiosités n'étaient pas amoindries. Prenant le frais au pied de l'hôtel, nous avons été intrigués par un bruit de foule provenant d'un haut bâtiment voisin : meeting ou spectacle ? Rien ne l'indiquait, ce n'était qu'un vaste cube gris, très haut, sans enseigne. La solution était si simple que nous n'y avions pas pensé : nous vider de notre air, et ainsi allégés, nous mettre à flotter, à léviter : manque de logique ! n'est-ce pas de se gonfler d'air qui aurait pu nous assurer une faculté d'oiseau ? cependant nous voyons que les baudruches remplies d'air demeurent à ramper, inefficaces, sur le sol ? Il faut aussi évacuer toutes les préoccupations, tous ces vains ornements de pensées qui nous alourdissent sans profit.
Nous parvenons ainsi tous deux à une gande hauteur, à dominer l'immeuble, à dominer même deux mâts, que l'on a dressés là en d'autres occasions festives soigneusement oubliées. Il sont au-dessous de nous, mais nous ne courons aucun danger : en effet Dieu, ou qui que ce soit, dans son infinie bonté, voyant que nous nous rapprochons de lui, ne fût-ce que par l'allègement de nos pensées, nous a pourvus l'un et l'autre d'une auréole. C'est là, au-dessus de nous, à portée de main ; ma foi, nous nous en emparons, et les lançons sur les mâts, au-dessous de nos deux corps d'anges victoire ! Les auréoles encerclent les deux mâts et les dévalent jusqu'à leur pied. Il existe dans les foires de telles attractions, à l'échelle humaine.
Mais nous ne gagnons ni ours en peluche ni sucre d'orge : pour des anges, ou des saints, c'est bien trop facile. Et puis, dans notre éternité, ne disposons-nous pas de toutes les commodités , ne serait-ce que la vie éternelle... Attention toutefois : nous ne sommes pas sauvés, nous ne sommes même pas morts : à la moindre inattention, nous retomberions lourdement sur le sol, nous nous empalerions peut-être. Nous devons faire attention de ne plus faire attention, nous concentrer sur la non-concentration.
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Il se passe ici de bien étranges mises à l'épreuve : dictées interrompues, lévitations imméritées... Il convient donc de rejoindre le sol avec une infinie douceur. Juste au-dessus d'une voiture de collection : une Auburn Supercharged.
Puis, rechargés en magnétisme, nous nous envolons de nouveau, au-dessus de ce grand immeuble d'où sortaient tout à l'heure, il y a si longtemps, des rumeurs de meeting : un attentat, sans doute, a eu lieu là-dedans : des grappes d'humains, parfaitement affolés, sortent en courant par le rez-de-chaussée. Ils sont en costume d'ouvrier : rassemblement de gauche, assurément. Ils suffoquent, portent la main à la gorge, à la poitrine. « Il y a trois morts ! - Non, quatre ! » La panique est visible. Mais si nous nous laissons gagner, envahir par la moindre émotion, Arielle et moi, nous nous retrouverons au sol, et parmi eux. Merci bien.
Seulement, voyez-vous, nous ne devrions pas nous laisser aller à la panique : c'est une très mauvaise inspiration. En prenant sur nous, nous parvenons à gagner encoe de la hauteur. IL suffit de ne pas respirer, de laisser l'air nousp énétrer par les pores, et nous flottons. Sur les deux mâts dressés devant nos comme de grands poteaux de rugby, nous parvenons à enfiler nos deux Arielleaux : des enants d'Arielle, qu'il s'agirait de sauver de la catastrophe, en les élevant au-dessus de tout et de tous ? En les soustrayant à toutes les vicissitudes d'ici-bas ? Ces poteaux présentent un aspect sinistre, il semble que ce soient de ces échafauds qui jadis suspendaient les roues des suppliciés ; représentez-vous les sinistres échafaudages du Triomphe de la Mort de Brueghel, ôtez-en les roues de charrettes et leurs cadavres, et vous aurez une idée à peu près exactes de ces constructions.
Mission, donc, accomplie ; mais à quoi cela mène-t-il ? À quoi ça sert ? comme disent les enfants et les cons. Nous repartons dans un autre tableau, déplacés sur d'immenses guibolles extraminces, très fragiles, comme des créatures de Dali cette fois : cela vacille, cela poursut vaillamment son chemin de faucheux, mais nous allons toujours, et cela se répète, jusqu'à former une espèce d'éternité.




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51 07 12
Le lendemain, mon humble personne donnait des cours d'Arts Plastiques à des adultes. Cela m'est arrivé, en vérité : je touchais pour cela des sommes importantes. En même temps, par un phénomène d'ubiquité inexplicable autrement que par une extrême sottise administrative, je recevais des boulettes de la part de morveux indociles, dans un autre établissement d'enseignement (à cette époque, les ge,ns s'imaginaient encore que le contact personnel avec un maître était indispensable aux transmissions de connaissances : quelle niaiserie ! à peu que les larmes de rire ne l'obscurcissent les yeux... « contact direct »... je vous demande un peu...) - bref ! Il fallait faire face à des ib&ciles persuadés de leur génie ; à la fin de l'année, ils seraient « artistes diplômés ».
Alors, vous pensez bien, se prendre pour un professeur face à des Hârtistes... Ils me chahutaient, tout adultes qu'ils fussent, tous imbus de leur supériorité. Or, je suis à la fois le maître et l'élève ; c'est moi qui dispense le cours, mais c'est moi-même, aussi, qui reçois l'enseignement. Et sur le banc d'arrière, j 'entends ronchonner : « On aimerait travailler, ici ! » Trop de bruit pour ce Monsieur ; pour moi aussi. Pour l'instant, sur l'estrade, le Moi-Enseignant répète une pièce musical, en compagnie d'un collègue musicien : les arts sont faits pour s'entendre. Il a des idées musicales, et moi, des idées plastiques. Nos étudiants, devant noms, chacun à leur pupitre, devraient s'intéresser aux décors d'une telle représentation scénique.
La documentaliste, présente elle aussi sur l'estrade, apporte sa caution de véracité. Elle s'est renseignée, les décors doivent correspondre à telle époque, à telle contrée. Nous apportons de plus, à nous trois, la certitude d'une distribution dramatique excellente : nous savons qui jouera qui, les engagements sont certains. Ma foi, tournons le dos à ces artistes montés en graines : le mur de la salle se creuse en forme de grottes de carton-pâte, et nous nous y enfonçons, par trois ouvertures. Le spectacle commence, avant que nos étudiants vêtus de blouses blanches aient pu nous désorienter. Ma foi, ce sont trois loges, parfaitement aménagées. Les faux rochers pendent de partout. C'est ce que l'on appelle du « grotesque », du mot « grotte » ; il ne nous reste plus qu'à nous transformer en satyres...
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Tout de même, c'est un peu angoissant ; mais cette angoisse est toujours plus féconde que la peur d'un auditoire insolent. Nous nous ferons très bien à ce monde intérieur, matriciel, mais prometteur : toute matrice est une promesse. Peut-être tout déjà, dans notre dos, s'est-il effacé ; au lieu de cette masse turbulente et inconsistante, nous trouverions, débarrassée de toute cloison, la lumière du soleil. Nous nous promènerions ; mais lorsqu'il nous faudrait rejoindre nos vagins pierreux, comment nous retrouver, après un tel éblouissement ? Les prisonniers de Platon ne doivent-ils pas se réaccommoder la vue après leur excursion au pays de la Vérité ? Nous demeurons donc dans nos loges rocheuses : la nuit porte conseil.
Au fond de ces grottes, et non pas derrière nous, s'est révélé alors un élargisssement baigné de lumière africaine : une belle savane dans l'aube, où je marchais main dans la main avec ma compagne, Arielle, émerveillés tous deux. Ici une girafe, là une hyène, animaud respectueux. C'est aussi le pays des lions : prenons garde. Mais un lion, dans cette clarté, dans cette beauté, ne pourrait lui-même échapper à la grâce ; il ne nous nuirait pas. Il nous laisserait passer, nous ayant repérés dans son champ visuel et olfactif, mais sans daigner tourner les yeux ni le mufle dans notre direction. L'épreuve d'ailleurs s'attiédit. Le paysage insensiblement se remet à correspondre à l'Europe. Nous parvenons, main dans la main, le long d'un mur de cimetière, bienvenu, juste derrière lequel repose mon propre grand-père : il s'appelait Gaston, et je lui laisse son nom réel, populaire et royal. Sa tombe est magnifique : personne jusqu'ici je crois ne s'est avisé de sculpter sur une stèle deux profils jumeaux d'un défunt ; le premier le représente en son jeune temps, avec une abondante chevelure, le second, plus dégagé du front, dans une autre fraction de cercle (les deux circonférences empiétant légèrement l'une sur l'autre), en pleine maturité.
Comment mieux exprimer la cohérence d'une vie, sur la pierre même de la mort ? Une touche électrique figure sur la dalle : nous la pressons, et la voix d'un guide nous explique ce que fut sa vie. Cette coutume américaine, à présent tombée en désuétude, nous réconforte, Arielle et moi. Une voix d'outre-tombe, qui n'est pas celle de Gaston lui-même, nous certifie que nos épreuves





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n'ont pas été vaines, et nous laisse sur notre faim. Nous aurions aimé en savoir plus encore sur cet enseveli, qui par-dessous le sol nos transmet la vie. Cætera desiderantur !


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Le col d'Osquich est un tout petit seuil de montagne, juste avant de descendre sur St-Jean de Luz. Nous y avons dormi plusieurs fois, sans télévision, avec belle vue sur moutons dès l'ouverture matinale des volets. J'offre cette prose au peuple. Chambre calme, propice aux meilleurs rêves. Celui-ci se déroulait en Gascogne, à Andernos, plus haut, sur la côte du Bassin. Il faut connaître Andernos hors-saison, privilège dont nous avons souvent joui : la vie s'y déroule insouciante, pour ceux qui n'ont point de soucis. Parfois même, à marée haute, on s'y baigne encore. Nous étions une poignée d'intellectuels, comme on avait coutume de dire en ce temps-là, où le mot n'était pas encore une insulte.
Entre nous régnait l'entente, et parfois l'entraide. Nous étions des camarades qui s'estimaient, indépendamment de toute abondance de diplômes. Le programme ce soir-là comporte l'écoute en public de Maurice Ravel, natif de Ciboure ; trois fois le même morceau, différemment interprété, soumis à nos suffrages ; la première version, anonyme comme il se doit, n'est pas très fameuse. Dans le studio radiophonique siègent évidemment l'équipe de critiques appréciés par nous autres, et nous les écoutons religieusement, ou bien nous insurgeons contre leurs injustices pointilleuses. Or ce jour-là, les auditeurs de France-Musique, depuis remplacée par le trop fameux Radio-Solfège, prirent connaissance d'une nouvelle catastrophique : avant même le second extrait, entra dans le studio un partenaire catastrophé : le disquaire, espèce en voix de disparition, venait de mourir. C'était lui qui prêtait ses disques, il portait des cheveux blancs bouclés, il n'avait pas 60 ans. Aussitôt, à l'invitation des présentateurs (qui interrompent leur émission, la remplaçant par une






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bande magnétique), nous sortons de notre hôtel pour affluer à sa boutique, à deux pas d'ici : une liquidation aura lieu, car les disquaires n'ont plus de successeurs ; peut-être en reniflant plus ou moins pourrons-nous profiter de vinyles à bas prix, car ils n'avaient pas encore atteint ce regain de réputation ni cette augmentation de prix d'à présent : le vrai son atmosphérique, c'est sur les vinyles qu'on l'obtient.
Plus au fond, le disquaire et sa femme vendaient également des livres, sur de vieilles étagères. J'étais allé sur la tombe de cette épouse, nommée Véra Frantz, squelettique, liquidée en trois jours par un atroce blocage de vessie ; elle avait écrit une œuvre extraordinaire sur le narcissisme féminin, y compris la masturbation dans ce qu'elle a de plus compulsif. Je ne sais plus s'il s'agissait vraiment de reins ou de poumons. Mais les cancers ont de ces sautes d'humeurs... des métastases, c'est bien cela ? Ravel souffrit d'un « ramollisement du cerveau », plus exactement de l' « atrophie de l'hémisphère gauche ». Oui, les meilleurs s'en vont : le disquaire, avant lui Véra Frantz, avant elle Ravel (1937).
Nous sommes gonflés de rage et de larmes. Une dizaine de personnes se pressent à présent dans l'étroite boutique. L'ardeur acquisitrice fait vite place à l'émotion. Il nous faut de l'air, les groupes se recomposent, peut-être, sûrement même, les présentateurs de la radio se trouvent-ils là parmi nous. Nous sommes quelques-uns à nous diriger vers la jetée d'Andernos, hélas reconstruite. La mer a bien baissé, mais c'est très souvent basse mer en fond de bassin, et « haute boue »... Cela permet de consolider l'extrémité de la jetée, où subsiste toujours un peu d'eau. Des ouvriers sont là, qui consolident sa charpente, par-dessous. L'un de nous s'adresse à eux dans leur langue, la grecque démotique.
En ce temps-là, savoir le grec, ancien ou moderne, n'était pas puni d'amende pour « élitisme dommageable aux principes républicains d'égalité » ; de même, les charpentiers connaissaient Ravel, et furent affligés de ce décès qu'on leur apprenait. Véra s'était éteinte à domicile, alors qu'on appelait justement l'ambulance ; peut-être meurt-on mieux chez soi. Elle était souriante sur son lit, et toute vêtue de bleu. Puis nous arpentons la plage. Mon meilleur ami extrait




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du sable un Magnum vide, de vin et de message ; et gratte nerveusement de l'ongle un reste d'étiquette étroitement collé ; désormais la cohérence de notre vie sera désorganisée sans remède et je fonds en larmes intérieure. Hommage à notre disquaire, Elie Chouraqui, homonyme du producteur français.
Autour de l'embarcadère, les ouvriers à présent renflouent une vieille embarcation de bois, au dernier stade de la vétusté, dont on pourra juste sauver, au mieux, trois ou quatre voliges.

51 08 08
Il s'est passé avant cela une multitude d'évènements que les esprits prosaïques ne rattachent pas à la réalité. Mais l'élément primordial, celui qui permet au lecteur de reconnaître immédiatement d'où il vient, se trouve bien là : le cabinet, j'entends celui de toilette, celui où l'on pisse et défèque. Pour s'y rendre, le personnage doit suivre un petit couloir, àl'intérieur duquel se découpe une petite fenêtre carrée. Il y a de ces fantaisies dans les vieux bâtiments : paradoxe d'une ouverture donnant sur une fermeture. Une petite fille paraît dans cet encadrement, souriante, curieuse. Mais c'est un appât : rien ne me prouve que ne se tient pas derrière elle, derrière ce carré ouvert, un de ces justiciers autoproclamé qui se donen pour tâche de rosser tous les homos ou supposés tels. Il me semble bien apercevoir, là, derrière, à proximité immédiate, sa silhouette : juste comme elle montrait sa frimousse, l'homme passait derrière elle, ou niveau de la taille, et je n'ai rien pu distinguer.
Ma foi, mon besoin n'est plus si presssant : je contourne la cloison intérieure, me précipité : plus trace ni d'homme ni de petite fille, apparentée ou non. Mes poings me démangent mais – plus personne. Je furète, mais il n'y a pas même un recoin dans cet autre couloir. Il me monte alors dans la gorge d'irrépressibles hurlements féminins, de ceux que propulsent par milliers les filles assoiffées des concerts de rock. Mais au réveil, quelle humilation : juste un gémissement minable.
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51 08 17

A.
Vous avez sans doute oublié le tremblement de terre de Californie de 1994 (2041 nouveau style). Voici ce qui arriva, soigneusement reconstitué d'après les lacunes de notre mémoire. Ma femme devant Dieu, Arielle, se mit danser avec un gros homme élégant, de peau noire, un tango de première classe, acrobatique, au milieu de l'admiration générale. Tous deux pourtant avaient dépassé la cinquantaine. Jamais mon épouse n'avait manifesté tant de malléabilité, son corps entier obéissait avec exactitude aux impulsions de son partenaire, si bien que nous aurions dit un seul corps en deux incarnations. Mon épouse Arielle voltige avec aisance au niveau des épaules de l'homme. Le Noir est sembable à mon supérieur hiérarchique, il fait mieux jouir ma femme que moi.
Il possède autorité et assurance, sont j'ignore si cela peut s'acquérir per un enseignement quelconque. Toute la danse se déroulant dans le respect le plus strict de la convenance, il seait malséant, pour tout dire un peu ridicule, que j'intervienne ou que je m'offusque. Et ce d'autant plus que ma fille elle-même, et mon petit-fils, assistent à la performance. Eux aussi se montrent admiratifs. Le couple s'interrompt et reprend souffle. L'home alors me tend un appareil photographique et me propose de photographier le prochain tango, tant que je veux, ce qui fixera sur la pellicule un extraordinaire témoignage : il s'agit, bien entendu, d'un appareil argentique. Il est bien trop perfectionné pour moi, qui me contente de boîtes à savon entièrement automatisées : je n'ai pu photographier que l'instant où tous les deux repartent sur la piste, joue contre joue pour commencer.
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Ma fille et son fils, et moi-même, restons de nouveau seuls, parmi les spectateurs. J'aimerais pouvoir dire qu'alors se déclencha une secousse sismique de forte amplitude, qui jeta tout le monde à terre, mais il n'en fut rien. Un autre compte rendu de la scène, très différent, s'est englouti dans les entrailles de ce monstre que nous utilisons tous, à défaut de le maîtriser : l'ordinateur. Peut-être qu'un jour je le retrouverai. Je ne souffre pas encore.

B.
Le cours que je viens de donner s'échève dans la confusion générale. J'en ignore la cause. Juste après, la journée de travail continue.Après un bref laps de temps, c'est une réunion de parents d'élèves qui se tient dans cettte même salle. Ils se bousculent. Il en vient de plus en plus - les murs y suffiront-ils ? Pourtant ce brouhaha ne semble pas dirigé contre moi particulièrement. Et ce qui met le comble au tumulte, c'est l'arrivée en classe, par la porte, d'un père à moto, tout pétaradant. Celui-là me fait signe, c'est à moi qu'il veut parler, mais à part. Nous nous sommes donc isolés dans la mesure du possible, c'est-à-dire à peine, et j'entends cet homme qui me dit : «Ma fille n'est pas ma fille. Je viens de l'apprendre. Ses parents sont » - il me cite deux hommes, ce qui ne laisse pas de surprendre, même s'il s'agit des directeurs d'établissements très cotés de la ville. Deux hommes ? Il veut dire sans doute que ces respectables individus ont partagé les faveurs de sa propre femme, de façon si rapprochée qu'il serait impossible de déterminer, pour l'instant, le père ? Je ne sais rien de tout cela. Il ne me vient même pas à l'idée de contester cette procréation par deux hommes ensemble, soit par saisissement, soit parce que la pratique en est dévenue tellement banale qu'il ne vaille plus la peine de s'en étonner.
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Voici maintenant une famille de type flamand, chairs jambonneuses et embonpoint correspondant. Ceux-là ne veulent même pas m'adresser la parole : ils me repoussent vers l'arrière. De plus en plus gagne l'opinion de détruire le métier de professeur au profit de membres des familles, qui se relaieraient auprès des enfants comme cela se faisait naguère en Italie au Moyen Âge, ainsi que d'internet, promu premier pédagogue de la planète. Ainsi pourrions-nous retourner, grâce aux prodiges de la décroissance, aux temps bénis où la vie durait peu, mais où l'on avait l'impression (pour les puissants) de vivre ; à présent, ce sont toujours les puissants qui vivent, mais les dominés, remplis à ras bords d'espoirs déçus, sont devenus féroces et désespérés.
Voilà pourquoi je suis pour un retour à la barbarie et à la loi du plus fort, qui avait au moins le mérite d'être claire. La fille flamande est rose et blonde, et refuse de me reconnaître. Comme si je l'avais tripotée. Comme si je ne l'avais pas tripotée. Que voulez-vous comprendre à l'ambiguïté des souhaits : les jeunes filles souhaitent toutes les choses à la fois. Ce sont les reines du monde. Quant aux garçons, ils se débattent avec les conneries de ces demoiselles et leurs incessantes contradictions. Revoici le motocycliste qui me rabâche son histoire de filiation homosexuelle par les hommes ; il se répète, je me répète. Ne pourrait-il y avoir dans ce genre de réunions sur convocations un minimum d'organisation ?
Nous avons l'impression d'être livrés aux lions du cirque, encore ces jeux-là chez les Romains étaient-ils soumis à une liturgie très stricte. Peut-être pleure-t-il, d'ailleurs, ce motocycliste. Mais comme il vient de l'extérieur, où se déclenchent en ce moment de gigantesques giboulées qui trépignent sur le sol cimenté de la cour, ses larmes ne sont peut-être que des gouttes d'averses... Autour de moi, tous les assistants, soudain attendris, affichent des mines satisfaites. Mon Dieu, où suis-je ?

51 08 23
Une chambre d'hôtes, c'est juste un gîte pour la nuit. On y vient seul, on se couche, on décampe le lendemain. Parfois, il n'y a pas de fenêtre : seulement de quoi dormir. L'avantage, c'est d'être seul, de se connaître. C'est aussi de pouvoir chier sans importuner quiconque de son odeur. C'est pourquoi j'apprécie les chambres d'hôtes, spartiates. Même s'il faut avoir quitté les lieux à 7h 30 du matin. Ce serait un bon moment pour se promener : tout le monde va travailler, tandis que Paris se rue au travail. Et moi, je poursuivrais ma petite route de clochard martyr. Curieux, non, ces chambres d'hôte en plein Paris ?
Ce jour-là, il était bien trop tôt : cinq heures moins vingt peut-être. Vingt minutes avant que Paris ne s'éveille, dit la chanson. Dans une chambre voisine (ou plutôt dans un coin : c'est à peine une cloison qui sépare plus ou moins nos deux couches) un homme antipathique se lève. Il est resté assis sur le bout de son lit – tête carrée, cheveux courts ébouriffés. Il me sourit, comme ça, pour marquer le coup, histoire de dire bonjour, mais ses traits demeurent durs. Je ne l'ai pas vu la veille au soir, il est arrivé après moi, et je ne le reverrai jamais. Finalement, je sors. Je sens qu'il vaut mieux que je sorte. Que je prenne le premier train de banlieue en garde St-Lazare. Que je descende à la station de mon précédent domicile : on a vite fait de tourner clochard, pour peu qu'on oublie ses loyers.
J'habitais en haut de la pente. A pied, cela fait 20mn. Je me souviens qu'Arielle m'a rejoint, que nous avons fait l'amour en plein air sur un morceau de prairie vallonnée, dont la dernière ondulation bute sur un mur de propriété. De ce côté-ci du mur, où nous baisons avec entrain, bien que je n'aime pas cette situation de plein air, existe aussi une maison, celle de Solange, une amie. Personne n'est encore levé. Si nous étions surpris par sa famille, qui ouvrirait la porte sur nous à poil au petit matin,nous serions simplement invités à prendre le petit-déjeuner, « dès que [nous] aur[i]ons fini ». Des vaches parfois s'introduisent dans cette prairie, qu'elles engraissent de leurs bouses.
Pour baiser, nous avons dû éviter ces flaques sèches et malodorantes pour peu qu'on leur crève la croûte. Cela confère à nos ébats un parfum particulier, un rapprochement de la nature. Dans les replis de mon pantalon, là sur l'herbe, je vois pendant mes va-et-vient mon petit carnet personnel, ceint d'un petit ruban fermatif, qui contiendra aussi cette expérience de baise en plein air, au petit matin. Hélas. Revoici le Crâne Rasé de la gare St-Lazare. Il s'avance à l'autre bout de la prairie. De l'autre côté, sur ma droite, à la gauche de ma felle (je suis dessus) s'approche un couple d'une cinquantaine d'allée, que nous avions connu jadis en Lozère, où nous leur avions loué une mansarde, à un prix exorbitant.
Ils sont cousins et possèdent tous les deux ces yeux froids et fascinants des loups en meute. L'homme est militaire en retraite, et complète sa pension par du coupage de bois en forêt : toujours sur son engin, à transporter de lourdes grumes. C'est eux qui logent ici, chez Simone, qui loue à son tour une partie de sa vaste maison à ces locataires saisonniers du bout du monde (Le Massegros, sur le causse). Ils reviennent ici régulièrement, grâce à l'accueil exceptionnel que réservé toujours Solange à ses hôtes, moi compris. Peut-être bien qu'elle s'envoie le militaire. C'est elle qui m'a dit ne pas comprendre les femmes exclues du plaisir vaginal : « Rien de plus facile » dit-elle. Finalement, Solange n'est pas secourable à tout le monde ; pour elle, une femme sans orgasme correct n'est qu'une cloche, une gourde.
Cela ne doit pas tellement les aider, ni les mettre en confiance. Mais avec les hommes, et ce Lozérois, elle se montre très compréhensive. Avant d'avoir été rejoints par ces intrus, par ces indiscrets, qui font bien semblant de converger vers nous tout à

fait par hasard, nonchalants à la fois et décidés, nous parvenons à nous redresser, à nous reloquer tant bien que mal et à nous éclipser sur un chemin qui redescend la pente, doucement, vers la gare de grande banlieue. Autour de la gare s'étend une zone pavillonnaire dépourvue de tout intérêt. Solange n'y descend jamais, que pour les courses, et remonte aussitôt chez elle à mi-pente. C'est vrai qu'il y a là, au sortir de la gare, tout ce qu'il faut pour bien bouffer : derrière un alignement de restaurants et de boutiques à fripe, nous découvrons une rôtisserie devant laquelle tournent déjà sur leur broche trois ou quatre poulets bien à point derrière leurs vitrages.
Nous entrons. Arielle manque une marche et se rattrape de justesse à une jalousie de devanture, dans un fracas de lattes tordues et de jurons du tenancier : nous ressortons précipitamment, sans avoir acheté de poulet – cet abruti de rôtisseur, la bave au lèvres, nous aurait bien gueulé dessus pour le rembourser de la casse, ce con, comme si nous l'avions fait exprès. De sa boutique s'échappe d'ailleurs un jeune employé noir, qui s'explique en courant à nos côtés : il en a plus que marre de travailler des dix heures par jour à se faire engueuler à la moindre erreur : on n'a pas le temps, il faut toujours galoper galoper sans reprendre son souffle, mais dès qu'il s'agit d'insulter le nègre le patron trouve toujours un bon quart d'heure à perdre pour le traiter de connard et d'enculé de sa race, rejoint et appuyé par la patronne qui trouve aussi qu'il n'y a rien de plus urgent à faire, en plein coups de feu de cuisine, que de traiter l'apprenti comme une merde quinze à vingt minutes de suite, dix fois par jour.
L'ennui, c'est que le bruit se répand, jusque dans les journaux, voire les commissariats, et après ça tout le monde se demande à la télévision avec de grands sourires de richards étonnés, pourquoi le secteur de la restauration n'arrive pas à trouver qui que ce soit pour travailler. Je suis d'autant plus d'accord que ma femme
s'est barrée au premier croisement, me laissant avec ce charmant représentant des hommes de couleur, dont je suis tombé amoureux sitôt que nous avons cessé de courir, avec lequel je m'entretiens déjà d'une vie commune : notre grand souci serait d'éviter la routine, afin de toujours ressentir ces premiers frissons voluptueux d'un amour aussitôt réciproque. Je lui offre un verre au bout de l'avenue...

51 08 25
Ces amours de rencontre, vous le savez, ne sauraient durer. L'apprenti noir et moi n'avons rien consommé, qu'un petit café du matin. Il s'est fait embaucher sur-le-champ par le patron du bar, qui lui aussi flaire la bonne affaire : celui-là ne le maltraitera pas. Finalement Arielle n'était pas si loin. Solange l'a retrouvée tandis qu'elles accomplissaient toutes deux leurs achats dans le même magasin. Les voici qui remontent, avec son fils de onze ans, moi-même, en voiture. La route à présent se transforme à présent, comme il arrive dans ces loitains pays où la banlieue se mêle à la campagne, en un de ces chemins grossièrement goudronnés dont l'axe sinueux se pare d'une crête d'herbes hautes qui chatouillent le dessous du châssis.
Solange s'arrête là, en pleine déclivité, le frein à main à fond. Et nous voici partis, le panier à la main, pour trouver des champignons : nous sommes à l'est de la forêt de Gaumes (un nom au hasard sur la carte), la pente est raide : «Elle est plus douce à l'ouest, mais on n'y trouve rien : n'est-ce pas Antoine ? » dit-elle à son fils qui approuve. À vrai dire je me soucie peu de champignons. J'ai enjambé une petit mur de mousse et de lierre – à mon tour de fuguer. C'est là que se dresse la petite maison du gardien de la réserve : elle s'achève donc là, en même temps que la forêt, dans laquelle il serait bien étonnant que la cueillette des champignons soit autorisée : Solange se permet tout, et nous pousserait sans cesse à l'infraction si nous n'y prenions garde.

Et de l'autre côté, allongés à flanc de talus, cinq ou six bicyclettes flambant neuves, auprès desquelles un nombre égal de cyclistes venus de la capitale, qui se désaltèrent à leurs gourdes de plastique. Je suis cerné : la fine équipe de Solange, Antoine, Arielle, m'a rejoint par le même muret . Adieu tranquillité. Pas un champignon dans les paniers. Nous nous renfonçons dans le bois touristique, entre chez elle et la gare, où la famille de Solange poursuit une exploration quotidienne et méthodique. Je me demande où cette femme trouve une telle confiance en la vie, une telle joie dans son existence dépourvue d'exotisme... Nous reprendrons le travail d'exploration, en sensn inverse, s'il reste toutefois quelque chose à explorer dans un territoire aussi restreint.

51 09 09
Après lecture de Diderot, lettres à Sophie Volland. Car je suis un homme sans personnalité, du moins sans maturité selon les critères officiels et unilatéraux, et mieux vaut se revendiquer de ces fameuses insuffisance dont les braves gens se gaussent, jusque dans leurs représentants littéraires non moins autoproclamés. Tiens, moi aussi, je m'autoproclame, et j'écris ce qui suit :
Arielle ne me quitte jamais. Je l'accompagne jusque dans les supermarchés, jusque dans les hypermarchés. Un jour en Charente une jeune femme avait demandé à me nettoyer mes fraises. Devant sa mère : pas de risques. C'est à nous, les hommes, de faire les brutes et les avances. Ici, simplement mon épouse souhaitait que je rinçasse, un par un, de gros radis rouges. Elle avait aussi acheté des bananes. Que faire de symboles si parlants ? La caissière, d'autre part, me sourit : je n'aide donc pas ma femme, qui dépose tout sur le tapis roulant ? Se pourrait-il que je fusse disponible ? Mon Dieu, je plais aux caissières à présent ! Nul doute que je ne sois redevenu jeune

. Les deux époux que nous sommes ressortent donc chargés de victuailles. Les hypermarchés sont des temples de la consommation, chacun l'a déjà observé. Celui-ci présente un porche digne d'une cathédrale plate. Et comme à l'église, un clochard se trouve là, ce que l'on appelait autrefois « un mendiant », et qui s'attend visiblement à l'aumône qui lui est due. Chose extraordinaire, étant donné le peu de propension de ma moitié aux générosités à l'égard d'inconnus : c'est elle qui reste en arrière, fouillant de toute part sur son corps afin de trouver une petite pièce. Je ne peux tout de même pas lui dire, à elle, que je viens justement sans qu'elle s'en soit aperçue de donner justement un euro à ce même pauvre homme.
Abondance d'aumônes ne nuit pas. Mais tout de même, j'ai bien dû me retourner pour le lui signifier. Autrement, pourquoi le clochard me flanque-t-il une grande claque furieuse sur l'épaule ? au point que je la ressens à travers mon sommeil. Lequel se poursuit ; j'y rédige mon rêve précédent, celui-ci, par conséquent. J'écris donc sur un petit bureau, chez des amis, qui m'ont invité ; or, ils portent précisément le même nom de famille que notre mendiant humilié : que va-t-il se passer ? Va-t-il surgir au lever, devant la cheminée, cousin enrichi ? Ne serait-il pas un rejeton de cette famille, inconnu de moi, et menant une vie de clochard et d'errance parce que cela lui convient ?
Il est arrivé que la police retrouve mort, au fond d'un fossé, tel notaire disparu, bourré de thune, et subissant de son plein gré les saisons et leurs intempéries ; c'était dans le Calvados. Ici, tout le monde est riche, sans complexe. Le mendiant lui-même n'était pas trop mal vêtu, pour un homme de sa condition. Quel mystère ! Et quelle époque merveilleuse que ces années soixante-dix, malgré l'absence d'euros ! Comme nous refaisons le monde ! Comme il a régressé !

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