NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS
,
deviner au toucher de quel membre il s'agissait, père, fille ou
grand-mère par exemple, d'après le découpage de leur figurine
respective.
Et
même après ce jeu, où les préséances avaient marqué le pas, ce
fut à qui aurait l'honneur de nous tenir à ses côtés. L'assemblée
ne cessait de croître dans ces grands espaces, par l'adjonction de
nouveaux venus, jeunes, dynamiques, parfaitement inconnus. Deux
grands escogriffes trentenaires ainsi se présentèrent à nous,
moustachus et joyeux. Très vite l'un d'eux s'est relevé, sans que
l'on eût pu dire s'il était en grand déshabillé ou en guenilles
de luxe, où il s'empêtrait dans un grand discours classique en
excellent français ; pas une trace d'accent italien. Et pour
ma part, j'étais assis juste en face d'une grande fille sportive et
joviale, qui ne cessait de me faire du genou sous la table.
Qu'aurais-je
fait, grand Dieu, d'une jeune sportive ! ...il doit leur en
falloir, de la course de fond ! et non pas de la frousse de con.
Après de telles agapes mondaines et vulgaires, nous avons retrouvé
notre couple légitime, gravissant une pente herbue vers une école
en hauteur, enfin seuls : Arielle déplorait tendrement que
depuis notre arrivée en Toscane, soit une bonne semaine, nous
n'ayons pu trouver un seul instant d'intimité,
ne
fût-ce que pour nous parler ; mais nous allions enfin y
remédier. Quel étrange épisode en vérité de notre vie, plein de
bruits et de couleurs, à Florence...
Je
cherche non pas la mort mais l'acquisition d'une supériorité dans
le domaine des pouvoirs de l'esprit, qui me permette un jour ou
l'autre, ante
ou post
mortem,
soit de dominer les circonstances matérielles de façon à les
incorporer à quelque chose de plus grand, soit d'acquérir la
volonté de les changer matériellement. Tous les efforts de notre
vie peuvent se ramener à cela, et se justifier à cela.
« Eh
bien, lui dis-je après qu'elle eut achevé sa conférence, revenons
à Paris. » J'ignore par quelle aberration ou étourderie nous
nous sommes retrouvés non pas sur l'autoroute de Pise, comme il eût
été logique, mais sur une route à quatre voies au milieu d'un
vaste embouteillage de type « accordéon » : trente
mètres dégagés, long arrêt, trente mètres, nouvel arrêt, ainsi
de suite jusqu'à plus soif. Notre envie de nous retrouver enfin dans
notre vie précédente, avec les commodités d'une vie amoureuse et
tranquille, ne devait pas être si intense, car elle m'a oublié, ou
j'ai oublié de la rejoindre, après un arrêt hygiénique dans une
quelconque station-service. Alors ma foi je la rejoins à pied,
d'abord avec succès, sans la perdre de vue ; mais, vous pensez
bien, sur autoroute... Peut-être un automobiliste m'a-t-il pris en
pitié ? Qu'est-il arrivé ? Pourquoi suis-je en cette
chambre, au chevet de mon amie, tandis qu'une infirmière lui passe
un gant mouillé sur le front ? « Elle a fait un
malaise » : au volant ? Elle aurait survécu ?
J'assiste à ses soins ? Une aide la redresse, entreprend de la
nettoyer.
Dans
ce mouvement, ses deux seins dépassent la mince barrière du corsage
d'hôpital. Ce n'est ni déchéance ni laisser-aller ; je les
trouve agréables à regarder, même partiellement, dans leur rondeur
de gros yeux qui roulent. Mais si les seins s'exhibent,
minimum
d'information de la part du personnel : origine du malaise,
temps de récupération, motus. Qui sont ces gens qui viennent la
visiter ? Une grosse s'agite, mère juive et chapeau à
voilette. D'autres, hommes et femmes. Qui peut la connaître ?
Je ne suis donc pas tout pour elle ? Un couple de sexagénaire,
la femme en bleu ; ils n'ont pas un regard pour elle mais
s'entretiennent du plus sérieusement avec l'infirmière. Ils
obtiennent assurément plus de renseignements que moi : la
patiente ne serait-elle pas mieux indiquée pour ce faire ?
Il
me faudra donc passer la nuit (combien de nuits?) dans cette ville
inconnue. Aucun lit n'est prévu, je ne suis pas la mère d'un enfant
malade. « Il ya des hôtels dans le quartier », merci
infirmier, tous me considèrent comme un poids mort. Alors voilà,
je sors à pied, à la recherche d'un hôtel. Dans ce quartier
d'hôpitaux, il n'y que des rues droites, des murs et des résidences
dépourvues de tout intérêt. Puis d'un seul coup, ça arrive dans
les villes, surtout espagnoles, une rue semi-piétonne (les voitures
sont au pas), qui s'arrête net : deux bornes, et le plateau
plonge sous vos pieds ; en face, au même niveau, sur trois
autres meseta
symétrique,
la fantaisie d'un urbaniste a dressé trois structures métalliques,
dont l'usage reste problématique.
De
plus, un immense bâtiment pose un pied sur chacun de ces rochers :
c'est une église tripode, magnifique, d'acier luisant. Cela
ressemble, pour ceux qui s'y connaissent, au Patineur
de
César. Et comme je suis là, bouche bée, je m'aperçois que
d'autres également admirent ce chef-d'œuvre, accoudés au même
balcon : en banlieue, la créativité ontemporaine a plus de
liberté tout de même. Je demande la ville où je suis :
« Colleville ? » C'est tout récent, cela vient de
sortir de terre ? Il existe bien, dans le Calvados, un petit
village ainsi nommé. Personne ne répond. « Il y a trois
autres Colleville, ou quelque chose d'approchant, dans le Calvados »,
me dit-on enfin. Et mon interlocuteur de se répandre en
considérations étymologiques fastidieuses.
Poliment,
je le remercie. Toujours pas d'hôtel. Ma foi, je me lance : il
suffit de tirer de ma poche un long document de papier, où figure
une non moins longue déclamation. Tantôt de la prose, tantôt des
vers. Des badauds s'agglomèrent, portant ma foi plus attention à
mes revendications (je me souviens seulement qu'elles étaient
agressives) qu'aux sculptures dans mon dos. J'ai composé cela jadis,
avant mon voyage, avant mon existence, et cela m'est venu assez vite,
en plusieurs langues : une sorte d'Esprit Saint ; une
seule langue me résiste encore : le portugais. J'ai reconnu
dans l'assistance trois grands barbus lusitaniens, collègues de
radio, bien plus capables en langue française que moi dans celle de
Camõens. Et tous les jours, à la même heure, je ressors de ma
chambre d'hôtel enfin découverte pour imprégner les touristes de
passage de mes compositions...
Alors,
dans les rues, je déclame. Je déclame sur celle que j'ai perdue,
qui n'a plus sa conscience, et je me rends compte que la vie est bien
la vie, qu'il n'y a pas de rechange, même dans nos têtes. C'est une
douleur jusqu'à l'étourdissement, les passants m'écoutent un
instant, et ne voyant aucun chapeau d'aumônes au sol, voyant que je
marche encore, repartent à leur vie ; c'est de la prose, ce
sont des vers, c'est de moi ou d'un autre, c'est d'une langue ou
d'une autre, français, polonais, tüütsch de Suisse... le tout très
beau, très cadencé, absurde ou merveilleux, ou les deux. Mais je
proteste, contre la beauté de la vie, sa brièveté, son absurdité,
en effet.
Un
homme sur le trottoir s'arrête devant moi ; il me demande avec
accent de lui déclamer quelque chose, n'importe quoi, seja
o que for, en
portugais – honteux soudain, je m'arrête : je n'en sais pas
un mot. Le portugais, je le lis, avec difficulté – sans pouvoir en
articuler un mot. Il soulève sa casquette et s'en va, déçu. A
peine a-t-il fait dix mètres qu'il se heurte, sur le trottoir, à un
compatriote, qui le gratifie avec talent d'une grande tirade de
Pessoa. Quelle joie illumine alors son visage ! J'accélère
vers
lui, vers eux, qui se fondent dans la foule des passants, tandis que
je me heurte à mon tour – c'est la journée des folies ! - à
mon épouse, descendant précipitamment les marches de l'hôpital :
ce n'était rien, le choc passager, l'émotion, la suspension des
fonctions vitales, mais elle est là, retrouvée, intacte.
Il
ne me semble pas que l'émotion se lise sur mes traits avec autant de
netteté que devant l'auditeur portugais de naguère. Suis-je à ce
point dépourvu de sensibilité ? Mon Dieu que de sottise...
« Oui », me dit-elle, « j'ai tout entendu ;
cet ouvrier t'a mis en difficulté, Ghislain m'en est témoin. »
Ghislain : ce petit caniche humain qu'elle avait apprivoisé,
l'accompagnant jadis en tous lieux jusque dans son lit, frisé,
pomponné, maniéré, qui revient dans nos vies, sans avoir crié
gare... Que vient faire ici Fanuc, mon metteur en scène, qui
m'inspecte en public et me rajuste mes effets, reboutonne mon col,
pour une première... C'est une scène que ce trottoir, le projecteur
n'est que le soleil, l'acteur ignore son texte, récite ou improvise
en dépit du bon sens, pourtant, je me sentais si bien, au sein de la
foule qui défilait, si indifférente, si protectrice, en accord
total avec un ensemble qui nous englobait tous...
Fanuc
ne se lasse pas de me tapoter partout, des épaules aux genoux (il
s'incline) : « Mon vieux, tu es plus soigné maintenant,
plus moderne (il désigne la foule), plus en
phase. » Qu'il
cesse de m'effleurer. Arielle et Ghislain forment à côté de nous
un petit couple ridicule qui discute avec animation sur un point de
mise en scène, ils sont de petite taille, mon rival secoue ses
bouclettes en élevant le ton, rien ne peut distraire le courant
humain qui défile et s'enroule comme un tourbillon sur l'Amazone.
Nous nous rabattons sur la terrasse d'un café : tel un banc de
sable où s'échouent les débris fluviaux. « Je viens
rarement », s'écrie Ghislain de sa voix de tapette, « vous
savez que j'ai déménagé ? »
Certaines
personnes parlent avec une telle intensité, leurs paroles percent à
ce point le vacarme, que nul ne peut ignorer un détail de ce
qu'elles émettent. Ghislain est de cette trempe. Il va s'en prendre
une. Sur le guéridon de terrasse je tripote les cendriers avec une
rage contenue ; Arielle me les ôte des mains sans cesser de
prêter l'oreille à ce verbiage ghislainien. Je me lève. Au
comptoir, je demande une chambre. « La 302 monsieur, voici la
clé ». Ils viendront bien me retrouver : ils se
demanderont où je suis passé, le personnel viendra les informer :
« Chambre 302 ». Malgré notre retard, il faudra bien
qu'Arielle, au moins, monte le retrouver. Nous serons en retard, mais
de quoi ?
Où
allions-nous ? Que se passerait-il si nous n'arrivions pas ?
Serions-nous si indispensables ? Combien je déteste mon temps,
comme tous les autres temps, et de combien s'en faut-il que je sois le
porte-parole de qui que ce soit ici, Vienne ou Lisbonne qu'importe...
J'ai mal refermé derrière moi. Un chat se faufile, seul compagnon,
qui me rejoint sous ma couette. Un courant d'air vient tout refermer.
Le chat s'agite ; il s'est coincé. J'enfonce ma main et le
prend par le cou, entre les épaules, pour me consoler de caresses –
mais l'animal me griffe, c'est une femelle, opérée du dos, une
vigoureuse femelle pure gouttière, et d'un geste du bras, je
l'éjecte. Elle s'évade par la fenêtre et Dieu sait quels balcons
ou corniches ; ce fut ma seule visite.
Plus
loin, c'étaient les nazis. Vous n'avez pas connu cela. Notre
professeur de philo nous disait qu'il fallait toujours discuter. Une
voix s'était levée : « Et quand on est coincé entre
deux soldats allemands, on esaye aussi de discuter ? - Je n'ai
pas dit non plus qu'il fallait être con. » Ma chère, votre
généralisation tombe à l'eau. Il en est de même pour tout
raisonnement. Nous n'avons qu'un outil imparfait : ne le jetons
pas pour
autant. Echappons-nous vers le haut, pendant que les nazis nous
courent aux talons dans l'escalator : saurons-nous courir
galvanisé sur les toits ? Et si un nazi, lourdement armé, se
révèle capable d'engager la poursuite là-haut ? Saurons-nous
le bousculer par-derrière sans perdre nous-mêmes l'équilibre ?
Aurons-nous eu le temps de lui subtiliser une arme de poing,
saurons-nous l'utiliser au lieu de ne pas même ôter le fameux
« cran de sécurité » ? Le cliquetis, et le bon
sens, ne mèneront-ils pas le regard vers le haut, d'où provient le
bruit, d'où provenait la poussée ? Or la chance a voulu que
parvenu sur le toit par une trappe qui toujours se trouve là dans
les récits, débouchant à proximité d'une batterie de cheminées,
nous nous soyons transformés en fumée : quel humour, cher
Destin ! Et puis je suis redescendu. Les retrouvailles avec
notre communauté furent fiévreuse. Un de mes coreligionnaires et
comédien, Steinmetz (« le joaillier »!) se fit à
demi-convaincre par mon récit, où je l'exhortais à recourir à ce
moyen, moderne, magique, sophistiqué. Pourquoi donc étais-je revenu
me faire piéger dans ce trou à rat où s'entassaient mes
connaissances ? Parce que mon récit est faux. Parce que je me
suis échappé par d'autres moyens, dont je ne me souviens pas.
Des
SS ne se laisseraient pas berner si facilement. Ils vérifiaient tout
minutieusement. Peut-être même avaient-ils usé de clémence en me
replongeant précisément dans mon ghetto. Ils m'avaient reconduit
revolver dans les reins jusqu'au bas des escalators. Et là, sous le
dernier d'entre eux, dans l'éclat des chromes, j'avais bien vu qu'on
fusillait à plein bras sous les néons. Les clients du supermarché
passaient en détournant leurs yeux gris. Les exécuteurs, très
jeunes, prenaient bien soin de ne pas éclabousser leurs uniformes
flambant neufs. Et j'allais toujours : Schnell !
Los ! combien
d'autres avant moi s'étaient-ils rués vers les derniers étages,
sans concevoir le piège tendu sur le dernier palier.
Plus
bas notre magasin présentait des escaliers très ordinaires, donnant
par le côté sur des couloirs blancs. Derrière une de ces portes,
elles aussi blanches, j'attendrais ma sentence. Les portes
s'enfilaient à l'infini, mal détachées rue le mur, semblant se
gonfler et se multiplier par gonflements organiques, l'une après
l'autre. Mes gardes, avec humanité ! m'ouvrent alors à ma
demande une de ces portes donnant sur des toilettes, ou plutôt un
réduit, triangulaire, très obscur dans tout ce blanc, sans la
moindre issue ni fenêtre. Et moi, voyez jusqu'où descend
l'esprit : j'imaginais (une fois de plus) qu'ils seraient
imbéciles au point de m'oublier là, de ne plus savoir derrière
quelle porte j'étais en train de pisser ; alors, profitant de
ce qu'ils auraient le dos tourné, ou descendus sans y penser de
quelques étages encore, je m'évaderais !
Qui
se représente exactement les ravages que peuvent exercer les bandes
dessinées sur le cerveau d'un jeune juif imaginatif ? Mon
appréhension n'y résiste pas : par terreur d'une telle
angoisse, je me livre, ou je meurs. Certains peuvent penser qu'il
suffisait de m'éveiller – c'est bien ce que je dis.
Parfois,
mes nuits sont plus calmes.
Parfois,
mes nuits sont plus calmes. Il m'arrive de séduire. Mettons que
j'écrive à une femme. Pas n'importe laquelle : celle qui
enseigne l'histoire à ma nièce. Une boulotte sympa, bouille ronde
et cheveux frisés, comme Juliette ou Zouc. Elle a reçu ma lettre où
je la supplie de m'aimer. C'était ma foi bien ridicule, et ma mère
a intercepté cette lettre, dans la poche de mon pantalon avant que
je le mette. Elle m'a engueulé, disant que je méritais mieux que
ces filles de campagne, et que je rencontrerais des fiancées bien
plus intéressantes, socialement, que ces futures secrétaires
populaires. La boulotte frisée me considère avec une grande
sympathie, prête à passer sur l'expression outrée de mes
désespoirs emphatiques. Elle ou une
autre,
je m'y dévouerais de toute mon âme, pourvu qu'enfin une femme
daigne m'accepter. J'étais en effet comme cela. En toute vanité,
j'espérais mieux, mais quelle fatuité ! quelle arrogance !
Combien la pleurnicherie va bien de pair avec la plus crétine
vanité ! Pourtant je l'avais vue, cette petite grasse, peu
favorisée par la nature mais si fraîche, si avenante !
Et
comme elle et moi allons vite en besogne, nous nous retrouvons
rapidement tout nus, l'un à côté de l'autre, mais dans le hall du
collège : quatorze heures, les collégiens ne vont pas tarder à
récupérer leurs cartables qu'ils ont entreposés là, tout autour,
sur cette sorte de plate-forme où l'on nous verra de partout. C'est
alors que je ne trouve rien de mieux à faire que de lui montrer,
tirée de mes habits, une photographie de ma femme, qui, elle, est
admirable, n'est-ce pas. Ma boulotte actuelle ne peut s'empêcher de
s'exclamer : « Belle architecture ! » La photo
date cependant d'une bonne dizaine d'années. On aperçoit près de
mon épouse une autre femme, au visage masqué par un défaut du
cliché : tout est comme replié, à la façon des portraits de
Bacon. « Pour le mec, je ne sais pas » ; mais elle
regarde mieux : « C'est une femme ». J'aurais bien voulu
faire croire que mon épouse désormais fréquentait un autre homme ;
raté.
Ou
drague en lesbienne ? Je ne récolte qu'un sourire narquois. Il
lui semble bien que j'ai seulement quitté le domicile conjugal pour
quelques jours. Pourtant elle m'accepte, elle comprend tout. Même
grosse, elle a déjà reçu des bites. Elle se tourne alors en
levrette, à peine l'ai-je en partie pénétrée que j'éjacule comme
un porc, un malappris. Tout est faux et niais dans mes réactions.
C'est un résumé, un condensé, de tout ce qu'il ne faut pas faire
dans un rapport affectif et amoureux. Alors survient le principal.
Car nous étions à découvert, les culs nus, celui de la femme
dépassant le mien. Il ne se fâche pas, le principal, il ne se met
pas à brailler. Lui aussi manifeste
une
grande compréhension. Il se passe le doigt sur la moustache et
murmure : « Vous éprouvez donc un sentiment pour
madame... » - il cherche le nom. Comment pourrais-je nier ?
voire, éviter les complications, les sanctions, qui ne manqueront
pas de tomber ? Car assurément ce dépositaire de l'autorité
ne pourra que réagir, tôt ou tard, en fonction de sa fonction,
justement. Je réponds donc « Oui ». Or, voici que mon
supérieur administratif tire de sa poche un papier officiel, qui me
monte en grade ! Pour avoir tronché en public, et en levrette,
me voici promu ! Un collègue en costume vert descend l'escalier
vers nous, et lui aussi arbore un sourire ! Mais tout
l'établissement sera bientôt au courant ! C'est pourtant bien
ce que nous voulions tous deux ? le fou et la grosse moche sont
parvenus à se rencontrer, à baiser, mal mais publiquement ! se
sont exhibés ! les autorités, l'opinion publique nous
reconnaissent !
Nous
rassemblons alors nos vêtements, parmi lesquels des pyjamas (que
faisaient là ces habits de nuit ? les portions-nous dans des
valises avant d'en arriver là ? c'est en vêtements de nuit
qu'on baise, voyons, puis on les ôte, puis on les remet !
D'autres personnes accourent à notre aide, ils s'affolent, agités
de mouvements autonomes, venus de l'autre monde, celui des normes de
la normalité, pour nous venir en aide! - mais trop tard : c'est
l'heure, pour les élèves, de rechercher leurs cartables. Comment ces
masturbé(e)s chroniques vont-ils réagir ? Présenteront-ils le
même degré de tolérance, d'urbanisme, de simple politesse, face à
nous deux qui nous en sommes si inconsciemment, si cruellement
dispensés ?
Nous
nous rajustons, ma partenaire se reboutonne le corsage dans mon dos,
lequel ne parvient pas à la dérober aux regards. Je me retrouve
seul, comme tout homme après le coït. Il faut bien que je traverse
la cour, afin de rejoindre ma classe, qui doit m'attendre. C'est une
petite cinquième qui déclenche tout : « V'là le fou ! »
Le
fou : toute
mon enfance, toute mon adolescence, toute ma vie, j'ai subi ce qualificatif.
Une horde d'élèves me suivent, sans grande conviction, parce qu'il
faut bien de temps en temps mener un chahut. Mais avant de marcher,
tout de même, je me suis tourné vers la petite conne pour lui
rétorquer : « Fou, oui, comme dans la famille de ton
père ! » Et sans intervention de la police, ni de la
presse, mon cours s'est déroulé dans l'indifférence pédagogique
la plus générale : tous m'attendaient sagement, tout mon
savoir a été transmis.
Un
collègue ensuite, S., qui a « fait l'Algérie »,
m'aborde à la sortie de cours : « Tu sais, la petite de
tout à l'heure : elle n'a rien compris à ta réplique ;
d'ailleurs tu ne connais pas du tout la famille de son père. La
petite élève n'a rien compris à ton allusion. Pas vexée du tout.
Elle s'en vante au contraire. (Et
vous savez ce qu'il m'a répondu ? etc.)
Et c'est ainsi que j'ai baisé sur une grande plate-forme en bois,
sous le regard des cartables tout autour, Madame T., professeur
d'histoire de ma nièce.
X
51
03 02
Il
existait dans notre cour d'école, à Nouvion, une cabine
téléphonique. C'était l'une des premières installées dans le
département. Elle devait servir aux plus grands élèves à
communiquer avec leurs parents, pour les rassurer : « Où
es-tu ? Que fais-tu ? » Il n'existait pas de
« portables » à cette époque. Et moi, qui n'étais
pourtant plus d'âge, mais en qualité de fils de l'instituteur,
j'avais utilisé ce téléphone. Dans sa partie supérieure,
l'écouteur présentait, déjà, un écran, qu'il m'avait été donné
d'utiliser comme « traitement de textes » : mais
c'était bien par pur hasard de manipulation. Jamais je n'aurais pu
reconstituer les manipulation qui m'avaient permis une telle
avancée
technique ; de même, je n'avais pu refaire ma merveilleuse
improvisation au piano, chez Véra. Les jeunes élèves, que je ne
connais pas (mes années d'école primaire sont si lointaines!) se
pressent autour de moi : vais-je y parvenir ? Je suis si
âgé ! Mais leurs yeux restent sympathiques, une longue
fréquentation des enfants m'a donné la faculté de distinguer ce
qui est insolent de ce qui est plaisant ; ceux-ci ne me veulent
aucun mal.
Oui,
j'ai sélectionné un numéro ; mais le combiné reste gris,
quelconque : où est passé le tableau lumineux ? Tout
m'échappe. Ils rient. Juste devant moi s'étendent des cabines de
toilettes. Dépourvues de portes. Ce ne doit pas être commode pour
eux. Mais il s'y trouve des lavabos : on peut toujours se rincer
les mains... « Allô ? » C'est un employé de mairie
voisine qui me répond ; à je ne sais quoi de voilé, de
légèrement chuinté, il me semble reconnaître une voix de
moustachu. « Que désirez-vous ? - J'aimerais...
Pensez-vous que je doive... et puis non, l'affaire est trop
personnelle ; veuillez m'excuser. » En raccrochant, je me
trouve toujours incorrigible : m'imaginer que l'on puisse me
conseiller sur une affaire aussi délicate... laquelle, d'ailleurs ?
Au
milieu des enfants, toutes oreilles tendues ? Cette question,
que j'aurais posée, ne me semble plus si pertinente. Vraiment, je
l'ai oubliée, sans exactement savoir ce qui me l'a fait oublier.
Peu importe : un gigantesque éternuement me réveille ; il
a bien eu lieu, ses gouttelettes me retombent en pluie fine sur le
visage : Arielle est près de moi, dans mon lit. Nous sommes si
proches, et depuis si longtemps, que même ses sécrétions
naturelles ne pourraient d'aucune façon m'écœurer.
Klopotzki
dérive sur une planche de surf ; il s'est laissé piéger en
Méditerranée, avec sa fille et son petit-fils : comment sont-ils
monté à trois sur une simple planche ? Facile : une embarcation,
assez
conséquente,
a fait naufrage. Ils se sont partagé cette épave flottante, qui
évite un certain nombre d'autres débris. Klopotzki ne saurait dire
s'il se trouve des survivants, le voici tout abandonné, chargé
d'une lourde responsabilité, bien qu'il ne soit pour rien dans le
naufrage. Tout dérive, sa planche aussi ; les occupants gardent le
calme. Le courant porte vers l'Atlantique : si ses connaissances
géographiques sont exactes, il s'approchent d'Aldeborán, identifiée
parfois avec l'île de Calypso.
Mais
il peuvent aussi bien se faire entraîner dans le détroit de
Gibraltar, qui est d'une grandeur majestueuse, vu de la rive, mais
terrible, au niveau de l'eau. Enfin, sous le soleil Dieu merci, la
planche surchargée touche une plage, où se pressent touristes et
résidents. Ils ont entendu parler du naufrage de cette nuit. Leurs
sourires éclatants ménagent un accueil hors pair. Et comme cette
île, Aldeborán ou une autre, se trouve éloignée de toute côte,
elle possède une école spacieuse et blanche, où sa fille, très
jeune maman, pourra se faire scolariser : il faut donc bien que
Klopotzki se fixe sur place. Par téléphone, il joint son notaire :
non, pour rien au monde il ne voudrait revenir sur le continent,
Espagne, France ou Pologne. Il ne désire que débloquer des fonds
afin de faire parvenir au notaire du lieu, un gros homme sévère,
qui assurément ne fréquente pas les plages, la somme relativement
modeste de 292 900 francs, moins de 44700 euros. Allons ! L'affaire
est conclue : un bel appartement, dans une résidence, vue sur la
mer.
Objectivement,
c'est donné. Avec le gros notaire, Klopotzki s'est hasardé à
plaisanter sur son étourderie, sur la chance inouïe qu'il a eue de
rencontrer cette fameuse planche de surf et d'y sauver ce qu'il a de
plus cher : sa fille et son petit-enfant. Les deux hommes, le gros
Espagnol et le Polonais maigre, se sont baissés conjointement sur la
moquette pour y récupérer de vieilles choses sans valeur :
l'émotion, n'est-ce pas, il semblait que ces débris (parmi lesquels
une paire de baskets détrempée) devaient protéger les trois
naufragés ; c'était tout ce qui leur restait. "Les baskets ?
Elles ne sont pas de ma pointure. Elles se sont trouvées là dans
l'eau, nous les avons récupérées à tout hasard. "Vous n'en
aurez pas besoin, Pan Klopotski, nous n'avons sur cette île aucun
club de ce
sport.
Vous serez en présence continuelle de la mer, notre île atteignant
à peine les 8km²." Nous descendons au bar de l'hôtel, au
rez-de-chaussée.
Nous
commandons deux Picon-bières... d'importation, en échangeant des
plaisanteries.
51
07 04
Nous
faisons route vers la trop connue Otte-Savoie, massacrée par
l'accent gascon. Qu'est-ce que ça roule : camions, cammions !
Le ferroutage a décidément de beaux jours devant lui. Enfin nous
sortons de cette autoroute, encore ai-je failli manquer une bretelle.
Nous arrivons, Arielle, Vincent et moi (mais qui est Vincent, et
quelle fâcheuse idée de ménager ceux qui vous survivront) dans une
chambre luxueuse qui doit bien nous reposer de nos pérégrinations
routirère. La chambre voisine, également très chic, est occupée
par une pétasse : non pas une prostituée débutante, mais une
prétentieuse ouvrant sa porte sur le couloir, agitant sous nos yeux
sa coiffure blondasse mode Marylin 1955, et se renfermant.
COLLIGNON
NOX PERPETUA
DEVELOPPEMENTS 63
Vincent
ne s'occupe pas des belles filles. En ce moment, il se plonge dans un
grand numéro de Pilote, ce journal qui publiait les premières
planches d'Astérix
le Gaulois. C'est
une pièce de collection : sur papier journal, très grand, dont
toute une feuille est occupée par une vaste illustration de
pirates : « Les Gau... Les Gaugau... ». Puis la
porte du couloir s'ouvre sur d'autres clients de ce singulier hôtel :
ils nous le confirment, nous sommes tous prisonniers de ce singulier
établissement. Ils ne mentionnent pas « la fille d'à côté ».
Ces deux hommes paraissent épuisés. La prison, en réalité, se
trouve dans un autre bâtiment. On y torture, d'une façon qui nous
laisse perplexes : les prisonniers sont placés dans des sortes
de classes, où leur sont dictés des textes, à peu près
semblables, mais toujours inachevés.
Au
beau milieu d'une phrase, l'exercice s'interrompt ; mais la
dictée suivante est la suite du texte. Les élèves forcés
reprennent espoir : hélas, à quelques variantes près, le
nouveau texte est le même : torture mentale. L'un des
prisonniers, dans ce bâtiment voisin, s'est pourtant aperçu qu'il
manquait un épisode, car, lentement, comme un infernal motet,
l'intrigue progresse. Et s'il manque un épisode, en dépit des
répétitions, les plus sensibles à la chose littéraire s'en
aperçoivent, estiment qu'on leur manque singulièrement de respect,
et souffre d'une frustration bien légitime : à quoi bon
s'efforcer de comprendre, si tout est fait pour désorienter ceux qui
écrivent sous la dictée ? La situation, « là-bas »,
va devenir explosive. Restons dans notre belle chambre, ne cherchons
pas à en savoir davantage.
51
07 08
En
quoi cela nous concernait-il ? Nous restions libres d'aller et
de venir, comme des clients ordinaires. Nous avions donc poursuivi,
Arielle et moi, notre long voyage. Et nous parvenions enfin dan sla
prestigieuse ville de Vienne, drapée dans son éternité. Il existe
là-bas un petit cours d'eau, sorte de caniveau aménagé, qui
s'appelle comme la ville : la Wien. C'est là que nous étions
arrivés, autrefois, rue des Ramoneurs, Rauchfangkehrerstrasze.
Arielle
et moi nous
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DEVELOPPEMENTS 64
retrouvions
dans une autre chambre d'hôtel, après notre épuisant voyage (ce
qui épuise n'est pas tant le voyage lui-même que les étapes qui le
parsèment, où l'on se fatigue de se reposer ; nous nous
arrêtions tous les 25km, ce qui est pour le moins excessif.
Mais
nos curiosités n'étaient pas amoindries. Prenant le frais au pied
de l'hôtel, nous avons été intrigués par un bruit de foule
provenant d'un haut bâtiment voisin : meeting ou spectacle ?
Rien ne l'indiquait, ce n'était qu'un vaste cube gris, très haut,
sans enseigne. La solution était si simple que nous n'y avions pas
pensé : nous vider de notre air, et ainsi allégés, nous
mettre à flotter, à léviter : manque de logique !
n'est-ce pas de se gonfler d'air qui aurait pu nous assurer une
faculté d'oiseau ? cependant nous voyons que les baudruches
remplies d'air demeurent à ramper, inefficaces, sur le sol ? Il
faut aussi évacuer toutes les préoccupations, tous ces vains
ornements de pensées qui nous alourdissent sans profit.
Nous
parvenons ainsi tous deux à une gande hauteur, à dominer
l'immeuble, à dominer même deux mâts, que l'on a dressés là en
d'autres occasions festives soigneusement oubliées. Il sont
au-dessous de nous, mais nous ne courons aucun danger : en effet
Dieu, ou qui que ce soit, dans son infinie bonté, voyant que nous
nous rapprochons de lui, ne fût-ce que par l'allègement de nos
pensées, nous a pourvus l'un et l'autre d'une auréole. C'est là,
au-dessus de nous, à portée de main ; ma foi, nous nous en
emparons, et les lançons sur les mâts, au-dessous de nos deux corps
d'anges victoire ! Les auréoles encerclent les deux mâts et
les dévalent jusqu'à leur pied. Il existe dans les foires de telles
attractions, à l'échelle humaine.
Mais
nous ne gagnons ni ours en peluche ni sucre d'orge : pour des
anges, ou des saints, c'est bien trop facile. Et puis, dans notre
éternité, ne disposons-nous pas de toutes les commodités , ne
serait-ce que la vie éternelle... Attention toutefois : nous
ne sommes pas sauvés, nous ne sommes même pas morts : à la
moindre inattention, nous retomberions lourdement sur le sol, nous
nous empalerions peut-être. Nous devons faire attention de ne plus
faire attention, nous concentrer sur la non-concentration.
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NOX PERPETUA
DEVELOPPEMENTS 65
Il
se passe ici de bien étranges mises à l'épreuve : dictées
interrompues, lévitations imméritées... Il convient donc de
rejoindre le sol avec une infinie douceur. Juste au-dessus d'une
voiture de collection : une Auburn Supercharged.
Puis,
rechargés en magnétisme, nous nous envolons de nouveau, au-dessus
de ce grand immeuble d'où sortaient tout à l'heure, il y a si
longtemps, des rumeurs de meeting : un attentat, sans doute, a
eu lieu là-dedans : des grappes d'humains, parfaitement
affolés, sortent en courant par le rez-de-chaussée. Ils sont en
costume d'ouvrier : rassemblement de gauche, assurément. Ils
suffoquent, portent la main à la gorge, à la poitrine. « Il y
a trois morts ! - Non, quatre ! » La panique est
visible. Mais si nous nous laissons gagner, envahir par la moindre
émotion, Arielle et moi, nous nous retrouverons au sol, et parmi
eux. Merci bien.
Seulement,
voyez-vous, nous ne devrions pas nous laisser aller à la panique :
c'est une très mauvaise inspiration. En prenant sur nous, nous
parvenons à gagner encoe de la hauteur. IL suffit de ne pas
respirer, de laisser l'air nousp énétrer par les pores, et nous
flottons. Sur les deux mâts dressés devant nos comme de grands
poteaux de rugby, nous parvenons à enfiler nos deux Arielleaux :
des enants d'Arielle, qu'il s'agirait de sauver de la catastrophe, en
les élevant au-dessus de tout et de tous ? En les soustrayant à
toutes les vicissitudes d'ici-bas ? Ces poteaux présentent un
aspect sinistre, il semble que ce soient de ces échafauds qui jadis
suspendaient les roues des suppliciés ; représentez-vous les
sinistres échafaudages du Triomphe
de la Mort de
Brueghel, ôtez-en les roues de charrettes et leurs cadavres, et vous
aurez une idée à peu près exactes de ces constructions.
Mission,
donc, accomplie ; mais à quoi cela mène-t-il ? À
quoi ça sert ? comme
disent les enfants et les cons. Nous repartons dans un autre tableau,
déplacés sur d'immenses guibolles extraminces, très fragiles,
comme des créatures de Dali cette fois : cela vacille, cela
poursut vaillamment son chemin de faucheux, mais nous allons
toujours, et cela se répète, jusqu'à former une espèce
d'éternité.
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DEVELOPPEMENTS 66
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07 12
Le
lendemain, mon humble personne donnait des cours d'Arts Plastiques à
des adultes. Cela m'est arrivé, en vérité : je touchais pour
cela des sommes importantes. En même temps, par un phénomène
d'ubiquité inexplicable autrement que par une extrême sottise
administrative, je recevais des boulettes de la part de morveux
indociles, dans un autre établissement d'enseignement (à cette
époque, les ge,ns s'imaginaient encore que le contact personnel avec
un maître était indispensable aux transmissions de connaissances :
quelle niaiserie ! à peu que les larmes de rire ne
l'obscurcissent les yeux... « contact direct »... je vous
demande un peu...) - bref ! Il fallait faire face à des
ib&ciles persuadés de leur génie ; à la fin de l'année,
ils seraient « artistes diplômés ».
Alors,
vous pensez bien, se prendre pour un professeur face à des
Hârtistes... Ils me chahutaient, tout adultes qu'ils fussent, tous
imbus de leur supériorité. Or, je suis à la fois le maître et
l'élève ; c'est moi qui dispense le cours, mais c'est
moi-même, aussi, qui reçois l'enseignement. Et sur le banc
d'arrière, j 'entends ronchonner : « On aimerait
travailler, ici ! » Trop de bruit pour ce Monsieur ;
pour moi aussi. Pour l'instant, sur l'estrade, le Moi-Enseignant
répète une pièce musical, en compagnie d'un collègue musicien :
les arts sont faits pour s'entendre. Il a des idées musicales, et
moi, des idées plastiques. Nos étudiants, devant noms, chacun à
leur pupitre, devraient s'intéresser aux décors d'une telle
représentation scénique.
La
documentaliste, présente elle aussi sur l'estrade, apporte sa
caution de véracité. Elle s'est renseignée, les décors doivent
correspondre à telle époque, à telle contrée. Nous apportons de
plus, à nous trois, la certitude d'une distribution dramatique
excellente : nous savons qui jouera qui, les engagements sont
certains. Ma foi, tournons le dos à ces artistes montés en
graines : le mur de la salle se creuse en forme de grottes de
carton-pâte, et nous nous y enfonçons, par trois ouvertures. Le
spectacle commence, avant que nos étudiants vêtus de blouses
blanches aient pu nous désorienter. Ma foi, ce sont trois loges,
parfaitement aménagées. Les faux rochers pendent de partout. C'est
ce que l'on appelle du « grotesque », du mot « grotte » ;
il ne nous reste plus qu'à nous transformer en satyres...
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DEVELOPPEMENTS 67
Tout
de même, c'est un peu angoissant ; mais cette angoisse est
toujours plus féconde que la peur d'un auditoire insolent. Nous nous
ferons très bien à ce monde intérieur, matriciel, mais
prometteur : toute matrice est une promesse. Peut-être tout
déjà, dans notre dos, s'est-il effacé ; au lieu de cette
masse turbulente et inconsistante, nous trouverions, débarrassée de
toute cloison, la lumière du soleil. Nous nous promènerions ;
mais lorsqu'il nous faudrait rejoindre nos vagins pierreux, comment
nous retrouver, après un tel éblouissement ? Les prisonniers
de Platon ne doivent-ils pas se réaccommoder la vue après leur
excursion au pays de la Vérité ? Nous demeurons donc dans nos
loges rocheuses : la nuit porte conseil.
Au
fond de ces grottes, et non pas derrière nous, s'est révélé alors
un élargisssement baigné de lumière africaine : une belle
savane dans l'aube, où je marchais main dans la main avec ma
compagne, Arielle, émerveillés tous deux. Ici une girafe, là une
hyène, animaud respectueux. C'est aussi le pays des lions :
prenons garde. Mais un lion, dans cette clarté, dans cette beauté,
ne pourrait lui-même échapper à la grâce ; il ne nous
nuirait pas. Il nous laisserait passer, nous ayant repérés dans son
champ visuel et olfactif, mais sans daigner tourner les yeux ni le
mufle dans notre direction. L'épreuve d'ailleurs s'attiédit. Le
paysage insensiblement se remet à correspondre à l'Europe. Nous
parvenons, main dans la main, le long d'un mur de cimetière,
bienvenu, juste derrière lequel repose mon propre grand-père :
il s'appelait Gaston, et je lui laisse son nom réel, populaire et
royal. Sa tombe est magnifique : personne jusqu'ici je crois ne
s'est avisé de sculpter sur une stèle deux profils jumeaux d'un
défunt ; le premier le représente en son jeune temps, avec une
abondante chevelure, le second, plus dégagé du front, dans une
autre fraction de cercle (les deux circonférences empiétant
légèrement l'une sur l'autre), en pleine maturité.
Comment
mieux exprimer la cohérence d'une vie, sur la pierre même de la
mort ? Une touche électrique figure sur la dalle : nous
la pressons, et la voix d'un guide nous explique ce que fut sa vie.
Cette coutume américaine, à présent tombée en désuétude, nous
réconforte, Arielle et moi. Une voix d'outre-tombe, qui n'est pas
celle de Gaston lui-même, nous certifie que nos épreuves
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n'ont
pas été vaines, et nous laisse sur notre faim. Nous aurions aimé
en savoir plus encore sur cet enseveli, qui par-dessous le sol nos
transmet la vie. Cætera
desiderantur !
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07 25,
61
10 27
Le
col d'Osquich est un tout petit seuil de montagne, juste avant de
descendre sur St-Jean de Luz. Nous y avons dormi plusieurs fois, sans
télévision, avec belle vue sur moutons dès l'ouverture matinale
des volets. J'offre cette prose au peuple. Chambre calme, propice aux
meilleurs rêves. Celui-ci se déroulait en Gascogne, à Andernos,
plus haut, sur la côte du Bassin. Il faut connaître Andernos
hors-saison, privilège dont nous avons souvent joui : la vie
s'y déroule insouciante, pour ceux qui n'ont point de soucis.
Parfois même, à marée haute, on s'y baigne encore. Nous étions
une poignée d'intellectuels, comme on avait coutume de dire en ce
temps-là, où le mot n'était pas encore une insulte.
Entre
nous régnait l'entente, et parfois l'entraide. Nous étions des
camarades qui s'estimaient, indépendamment de toute abondance de
diplômes. Le programme ce soir-là comporte l'écoute en public de
Maurice Ravel, natif de Ciboure ; trois fois le même morceau,
différemment interprété, soumis à nos suffrages ; la
première version, anonyme comme il se doit, n'est pas très fameuse.
Dans le studio radiophonique siègent évidemment l'équipe de
critiques appréciés par nous autres, et nous les écoutons
religieusement, ou bien nous insurgeons contre leurs injustices
pointilleuses. Or ce jour-là, les auditeurs de France-Musique,
depuis remplacée par le trop fameux Radio-Solfège, prirent
connaissance d'une nouvelle catastrophique : avant même le
second extrait, entra dans le studio un partenaire catastrophé :
le disquaire, espèce en voix de disparition, venait de mourir.
C'était lui qui prêtait ses disques, il portait des cheveux blancs
bouclés, il n'avait pas 60 ans. Aussitôt, à l'invitation des
présentateurs (qui interrompent leur émission, la remplaçant par
une
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DEVELOPPEMENTS 69
bande
magnétique), nous sortons de notre hôtel pour affluer à sa
boutique, à deux pas d'ici : une liquidation aura lieu, car les
disquaires n'ont plus de successeurs ; peut-être en reniflant
plus ou moins pourrons-nous profiter de vinyles à bas prix, car ils
n'avaient pas encore atteint ce regain de réputation ni cette
augmentation de prix d'à présent : le vrai son atmosphérique,
c'est sur les vinyles qu'on l'obtient.
Plus
au fond, le disquaire et sa femme vendaient également des livres,
sur de vieilles étagères. J'étais allé sur la tombe de cette
épouse, nommée Véra Frantz, squelettique, liquidée en trois jours
par un atroce blocage de vessie ; elle avait écrit une œuvre
extraordinaire sur le narcissisme féminin, y compris la masturbation
dans ce qu'elle a de plus compulsif. Je ne sais plus s'il s'agissait
vraiment de reins ou de poumons. Mais les cancers ont de ces sautes
d'humeurs... des métastases,
c'est
bien cela ? Ravel souffrit d'un « ramollisement du
cerveau », plus exactement de l' « atrophie de
l'hémisphère gauche ». Oui, les meilleurs s'en vont : le
disquaire, avant lui Véra Frantz, avant elle Ravel (1937).
Nous
sommes gonflés de rage et de larmes. Une dizaine de personnes se
pressent à présent dans l'étroite boutique. L'ardeur acquisitrice
fait vite place à l'émotion. Il nous faut de l'air, les groupes se
recomposent, peut-être, sûrement même, les présentateurs de la
radio se trouvent-ils là parmi nous. Nous sommes quelques-uns à
nous diriger vers la jetée d'Andernos, hélas reconstruite. La mer a
bien baissé, mais c'est très souvent basse mer en fond de bassin,
et « haute boue »... Cela permet de consolider
l'extrémité de la jetée, où subsiste toujours un peu d'eau. Des
ouvriers sont là, qui consolident sa charpente, par-dessous. L'un de
nous s'adresse à eux dans leur langue, la grecque démotique.
En
ce temps-là, savoir le grec, ancien ou moderne, n'était pas puni
d'amende pour « élitisme dommageable aux principes
républicains d'égalité » ; de même, les charpentiers
connaissaient Ravel, et furent affligés de ce décès qu'on leur
apprenait. Véra s'était éteinte à domicile, alors qu'on appelait
justement l'ambulance ; peut-être meurt-on mieux chez soi. Elle
était souriante sur son lit, et toute vêtue de bleu. Puis nous
arpentons la plage. Mon meilleur ami extrait
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NOX PERPETUA
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du
sable un Magnum vide, de vin et de message ; et gratte
nerveusement de l'ongle un reste d'étiquette étroitement collé ;
désormais la cohérence de notre vie sera désorganisée sans remède
et je fonds en larmes intérieure. Hommage à notre disquaire, Elie
Chouraqui, homonyme du producteur français.
Autour
de l'embarcadère, les ouvriers à présent renflouent une vieille
embarcation de bois, au dernier stade de la vétusté, dont on pourra
juste sauver, au mieux, trois ou quatre voliges.
51
08 08
Il
s'est passé avant cela une multitude d'évènements que les esprits
prosaïques ne rattachent pas à la réalité. Mais l'élément
primordial, celui qui permet au lecteur de reconnaître immédiatement
d'où il vient, se trouve bien là : le cabinet, j'entends celui
de toilette, celui où l'on pisse et défèque. Pour s'y rendre, le
personnage doit suivre un petit couloir, àl'intérieur duquel se
découpe une petite fenêtre carrée. Il y a de ces fantaisies dans
les vieux bâtiments : paradoxe d'une ouverture donnant sur une
fermeture. Une petite fille paraît dans cet encadrement, souriante,
curieuse. Mais c'est un appât : rien ne me prouve que ne se
tient pas derrière elle, derrière ce carré ouvert, un de ces
justiciers autoproclamé qui se donen pour tâche de rosser tous les
homos ou supposés tels. Il me semble bien apercevoir, là, derrière,
à proximité immédiate, sa silhouette : juste comme elle
montrait sa frimousse, l'homme passait derrière elle, ou niveau de
la taille, et je n'ai rien pu distinguer.
Ma
foi, mon besoin n'est plus si presssant : je contourne la
cloison intérieure, me précipité : plus trace ni d'homme ni
de petite fille, apparentée ou non. Mes poings me démangent mais –
plus personne. Je furète, mais il n'y a pas même un recoin dans cet
autre couloir. Il me monte alors dans la gorge d'irrépressibles
hurlements féminins, de ceux que propulsent par milliers les filles
assoiffées des concerts de rock. Mais au réveil, quelle
humilation : juste un gémissement minable.
COLLIGNON
NOX PERPETUA
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51
08 17
A.
Vous
avez sans doute oublié le tremblement de terre de Californie de 1994
(2041 nouveau style). Voici ce qui arriva, soigneusement reconstitué
d'après les lacunes de notre mémoire. Ma femme devant Dieu,
Arielle, se mit danser avec un gros homme élégant, de peau noire,
un tango de première classe, acrobatique, au milieu de l'admiration
générale. Tous deux pourtant avaient dépassé la cinquantaine.
Jamais mon épouse n'avait manifesté tant de malléabilité, son
corps entier obéissait avec exactitude aux impulsions de son
partenaire, si bien que nous aurions dit un seul corps en deux
incarnations. Mon épouse Arielle voltige avec aisance au niveau des
épaules de l'homme. Le Noir est sembable à mon supérieur
hiérarchique, il fait mieux jouir ma femme que moi.
Il
possède autorité et assurance, sont j'ignore si cela peut
s'acquérir per un enseignement quelconque. Toute la danse se
déroulant dans le respect le plus strict de la convenance, il seait
malséant, pour tout dire un peu ridicule, que j'intervienne ou que
je m'offusque. Et ce d'autant plus que ma fille elle-même, et mon
petit-fils, assistent à la performance. Eux aussi se montrent
admiratifs. Le couple s'interrompt et reprend souffle. L'home alors
me tend un appareil photographique et me propose de photographier le
prochain tango, tant que je veux, ce qui fixera sur la pellicule un
extraordinaire témoignage : il s'agit, bien entendu, d'un
appareil argentique. Il est bien trop perfectionné pour moi, qui me
contente de boîtes à savon entièrement automatisées : je
n'ai pu photographier que l'instant où tous les deux repartent sur
la piste, joue contre joue pour commencer.
COLLIGNON
NOX PERPETUA
DEVELOPPEMENTS 72
Ma
fille et son fils, et moi-même, restons de nouveau seuls, parmi les
spectateurs. J'aimerais pouvoir dire qu'alors se déclencha une
secousse sismique de forte amplitude, qui jeta tout le monde à
terre, mais il n'en fut rien. Un autre compte rendu de la scène,
très différent, s'est englouti dans les entrailles de ce monstre
que nous utilisons tous, à défaut de le maîtriser :
l'ordinateur. Peut-être qu'un jour je le retrouverai. Je ne souffre
pas encore.
B.
Le
cours que je viens de donner s'échève dans la confusion générale.
J'en ignore la cause. Juste après, la journée de travail
continue.Après un bref laps de temps, c'est une réunion de parents
d'élèves qui se tient dans cettte même salle. Ils se bousculent.
Il en vient de plus en plus - les murs y suffiront-ils ?
Pourtant ce brouhaha ne semble pas dirigé contre moi
particulièrement. Et ce qui met le comble au tumulte, c'est
l'arrivée en classe, par la porte, d'un père à moto, tout
pétaradant. Celui-là me fait signe, c'est à moi qu'il veut parler,
mais à part. Nous nous sommes donc isolés dans la mesure du
possible, c'est-à-dire à peine, et j'entends cet homme qui me dit :
«Ma fille n'est pas ma fille. Je viens de l'apprendre. Ses parents
sont » - il me cite deux hommes, ce qui ne laisse pas de
surprendre, même s'il s'agit des directeurs d'établissements très
cotés de la ville. Deux hommes ? Il veut dire sans doute que
ces respectables individus ont partagé les faveurs de sa propre
femme, de façon si rapprochée qu'il serait impossible de
déterminer, pour l'instant, le père ? Je ne sais rien de
tout cela. Il ne me vient même pas à l'idée de contester cette
procréation par deux hommes ensemble, soit par saisissement, soit
parce que la pratique en est dévenue tellement banale qu'il ne
vaille plus la peine de s'en étonner.
COLLIGNON
NOX PERPETUA
DEVELOPPEMENTS 73
Voici
maintenant une famille de type flamand, chairs jambonneuses et
embonpoint correspondant. Ceux-là ne veulent même pas m'adresser la
parole : ils me repoussent vers l'arrière. De plus en plus
gagne l'opinion de détruire le métier de professeur au profit de
membres des familles, qui se relaieraient auprès des enfants comme
cela se faisait naguère en Italie au Moyen Âge, ainsi que
d'internet, promu premier pédagogue de la planète. Ainsi
pourrions-nous retourner, grâce aux prodiges de la décroissance,
aux temps bénis où la vie durait peu, mais où l'on avait
l'impression (pour les puissants) de vivre ; à présent, ce
sont toujours les puissants qui vivent, mais les dominés, remplis à
ras bords d'espoirs déçus, sont devenus féroces et désespérés.
Voilà
pourquoi je suis pour un retour à la barbarie et à la loi du plus
fort, qui avait au moins le mérite d'être claire. La fille flamande
est rose et blonde, et refuse de me reconnaître. Comme si je l'avais
tripotée. Comme si je ne l'avais pas tripotée. Que voulez-vous
comprendre à l'ambiguïté des souhaits : les jeunes filles
souhaitent toutes les choses à la fois. Ce sont les reines du monde.
Quant aux garçons, ils se débattent avec les conneries de ces
demoiselles et leurs incessantes contradictions. Revoici le
motocycliste qui me rabâche son histoire de filiation homosexuelle
par les hommes ; il se répète, je me répète. Ne pourrait-il
y avoir dans ce genre de réunions sur convocations un minimum
d'organisation ?
Nous
avons l'impression d'être livrés aux lions du cirque, encore ces
jeux-là chez les Romains étaient-ils soumis à une liturgie très
stricte. Peut-être pleure-t-il, d'ailleurs, ce motocycliste. Mais
comme il vient de l'extérieur, où se déclenchent en ce moment de
gigantesques giboulées qui trépignent sur le sol cimenté de la
cour, ses larmes ne sont peut-être que des gouttes d'averses...
Autour de moi, tous les assistants, soudain attendris, affichent des
mines satisfaites. Mon Dieu, où suis-je ?
51
08 23
Une
chambre d'hôtes, c'est juste un gîte pour la nuit. On y vient seul,
on se couche, on décampe le lendemain. Parfois, il n'y a pas de
fenêtre : seulement de quoi dormir. L'avantage, c'est d'être
seul, de se connaître. C'est aussi de pouvoir chier sans importuner
quiconque de son odeur. C'est pourquoi j'apprécie les chambres
d'hôtes, spartiates. Même s'il faut avoir quitté les lieux à 7h
30 du matin. Ce serait un bon moment pour se promener : tout le
monde va travailler, tandis que Paris se rue au travail. Et moi, je
poursuivrais ma petite route de clochard martyr. Curieux, non, ces
chambres d'hôte en plein Paris ?
Ce
jour-là, il était bien trop tôt : cinq heures moins vingt
peut-être. Vingt minutes avant que Paris ne s'éveille, dit la
chanson. Dans une chambre voisine (ou plutôt dans un coin :
c'est à peine une cloison qui sépare plus ou moins nos deux
couches) un homme antipathique se lève. Il est resté assis sur le
bout de son lit – tête carrée, cheveux courts ébouriffés. Il me
sourit, comme ça, pour marquer le coup, histoire de dire bonjour,
mais ses traits demeurent durs. Je ne l'ai pas vu la veille au soir,
il est arrivé après moi, et je ne le reverrai jamais. Finalement,
je sors. Je sens qu'il vaut mieux que je sorte. Que je prenne le
premier train de banlieue en garde St-Lazare. Que je descende à la
station de mon précédent domicile : on a vite fait de tourner
clochard, pour peu qu'on oublie ses loyers.
J'habitais
en haut de la pente. A pied, cela fait 20mn. Je me souviens
qu'Arielle m'a rejoint, que nous avons fait l'amour en plein air sur
un morceau de prairie vallonnée, dont la dernière ondulation bute
sur un mur de propriété. De ce côté-ci du mur, où nous baisons
avec entrain, bien que je n'aime pas cette situation de plein air,
existe aussi une maison, celle de Solange, une amie. Personne n'est
encore levé. Si nous étions surpris par sa famille, qui ouvrirait
la porte sur nous à poil au petit matin,nous
serions simplement invités à prendre le petit-déjeuner, « dès
que [nous] aur[i]ons fini ». Des vaches parfois s'introduisent
dans cette prairie, qu'elles engraissent de leurs bouses.
Pour
baiser, nous avons dû éviter ces flaques sèches et malodorantes
pour peu qu'on leur crève la croûte. Cela confère à nos ébats un
parfum particulier, un rapprochement de la nature. Dans les replis de
mon pantalon, là sur l'herbe, je vois pendant mes va-et-vient mon
petit carnet personnel, ceint d'un petit ruban fermatif, qui
contiendra aussi cette expérience de baise en plein air, au petit
matin. Hélas. Revoici le Crâne Rasé de la gare St-Lazare. Il
s'avance à l'autre bout de la prairie. De l'autre côté, sur ma
droite, à la gauche de ma felle (je suis dessus) s'approche un
couple d'une cinquantaine d'allée, que nous avions connu jadis en
Lozère, où nous leur avions loué une mansarde, à un prix
exorbitant.
Ils
sont cousins et possèdent tous les deux ces yeux froids et
fascinants des loups en meute. L'homme est militaire en retraite, et
complète sa pension par du coupage de bois en forêt : toujours
sur son engin, à transporter de lourdes grumes. C'est eux qui logent
ici, chez Simone, qui loue à son tour une partie de sa vaste maison
à ces locataires saisonniers du bout du monde (Le Massegros, sur le
causse). Ils reviennent ici régulièrement, grâce à l'accueil
exceptionnel que réservé toujours Solange à ses hôtes, moi
compris. Peut-être bien qu'elle s'envoie le militaire. C'est elle
qui m'a dit ne pas comprendre les femmes exclues du plaisir vaginal :
« Rien de plus facile » dit-elle. Finalement, Solange
n'est pas secourable à tout le monde ; pour elle, une femme
sans orgasme correct n'est qu'une cloche, une gourde.
Cela
ne doit pas tellement les aider, ni les mettre en confiance. Mais
avec les hommes, et ce Lozérois, elle se montre très compréhensive.
Avant d'avoir été rejoints par ces intrus, par ces indiscrets, qui
font bien semblant de converger vers nous tout à
fait
par hasard, nonchalants à la fois et décidés, nous parvenons à
nous redresser, à nous reloquer tant bien que mal et à nous
éclipser sur un chemin qui redescend la pente, doucement, vers la
gare de grande banlieue. Autour de la gare s'étend une zone
pavillonnaire dépourvue de tout intérêt. Solange n'y descend
jamais, que pour les courses, et remonte aussitôt chez elle à
mi-pente. C'est vrai qu'il y a là, au sortir de la gare, tout ce
qu'il faut pour bien bouffer : derrière un alignement de
restaurants et de boutiques à fripe, nous découvrons une rôtisserie
devant laquelle tournent déjà sur leur broche trois ou quatre
poulets bien à point derrière leurs vitrages.
Nous
entrons. Arielle manque une marche et se rattrape de justesse à une
jalousie de devanture, dans un fracas de lattes tordues et de jurons
du tenancier : nous ressortons précipitamment, sans avoir
acheté de poulet – cet abruti de rôtisseur, la bave au lèvres,
nous aurait bien gueulé dessus pour le rembourser de la casse, ce
con, comme si nous l'avions fait exprès. De sa boutique s'échappe
d'ailleurs un jeune employé noir, qui s'explique en courant à nos
côtés : il en a plus que marre de travailler des dix heures
par jour à se faire engueuler à la moindre erreur : on n'a pas
le temps, il faut toujours galoper galoper sans reprendre son
souffle, mais dès qu'il s'agit d'insulter le nègre le patron trouve
toujours un bon quart d'heure à perdre pour le traiter de connard et
d'enculé de sa race, rejoint et appuyé par la patronne qui trouve
aussi qu'il n'y a rien de plus urgent à faire, en plein coups de feu
de cuisine, que de traiter l'apprenti comme une merde quinze à
vingt minutes de suite, dix fois par jour.
L'ennui,
c'est que le bruit se répand, jusque dans les journaux, voire les
commissariats, et après ça tout le monde se demande à la
télévision avec de grands sourires de richards étonnés, pourquoi
le secteur de la restauration n'arrive pas à trouver qui que ce soit
pour travailler. Je suis d'autant plus d'accord que ma femme
s'est
barrée au premier croisement, me laissant avec ce charmant
représentant des hommes de couleur, dont je suis tombé amoureux
sitôt que nous avons cessé de courir, avec lequel je m'entretiens
déjà d'une vie commune : notre grand souci serait d'éviter la
routine, afin de toujours ressentir ces premiers frissons voluptueux
d'un amour aussitôt réciproque. Je lui offre un verre au bout de
l'avenue...
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08 25
Ces
amours de rencontre, vous le savez, ne sauraient durer. L'apprenti
noir et moi n'avons rien consommé, qu'un petit café du matin. Il
s'est fait embaucher sur-le-champ par le patron du bar, qui lui aussi
flaire la bonne affaire : celui-là ne le maltraitera pas.
Finalement Arielle n'était pas si loin. Solange l'a retrouvée
tandis qu'elles accomplissaient toutes deux leurs achats dans le même
magasin. Les voici qui remontent, avec son fils de onze ans,
moi-même, en voiture. La route à présent se transforme à présent,
comme il arrive dans ces loitains pays où la banlieue se mêle à la
campagne, en un de ces chemins grossièrement goudronnés dont l'axe
sinueux se pare d'une crête d'herbes hautes qui chatouillent le
dessous du châssis.
Solange
s'arrête là, en pleine déclivité, le frein à main à fond. Et
nous voici partis, le panier à la main, pour trouver des
champignons : nous sommes à l'est de la forêt de Gaumes (un
nom au hasard sur la carte), la pente est raide : «Elle est
plus douce à l'ouest, mais on n'y trouve rien : n'est-ce pas
Antoine ? » dit-elle à son fils qui approuve. À vrai
dire je me soucie peu de champignons. J'ai enjambé une petit mur de
mousse et de lierre – à mon tour de fuguer. C'est là que se
dresse la petite maison du gardien de la réserve : elle
s'achève donc là, en même temps que la forêt, dans laquelle il
serait bien étonnant que la cueillette des champignons soit
autorisée : Solange se permet tout, et nous pousserait sans
cesse à l'infraction si nous n'y prenions garde.
Et
de l'autre côté, allongés à flanc de talus, cinq ou six
bicyclettes flambant neuves, auprès desquelles un nombre égal de
cyclistes venus de la capitale, qui se désaltèrent à leurs gourdes
de plastique. Je suis cerné : la fine équipe de Solange,
Antoine, Arielle, m'a rejoint par le même muret . Adieu
tranquillité. Pas un champignon dans les paniers. Nous nous
renfonçons dans le bois touristique, entre chez elle et la gare, où
la famille de Solange poursuit une exploration quotidienne et
méthodique. Je me demande où cette femme trouve une telle confiance
en la vie, une telle joie dans son existence dépourvue d'exotisme...
Nous reprendrons le travail d'exploration, en sensn inverse, s'il
reste toutefois quelque chose à explorer dans un territoire aussi
restreint.
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09 09
Après
lecture de Diderot, lettres à Sophie Volland. Car je suis un homme
sans personnalité, du moins sans maturité selon les critères
officiels et unilatéraux, et mieux vaut se revendiquer de ces
fameuses insuffisance dont les braves gens se gaussent, jusque dans
leurs représentants littéraires non moins autoproclamés. Tiens,
moi aussi, je m'autoproclame, et j'écris ce qui suit :
Arielle
ne me quitte jamais. Je l'accompagne jusque dans les supermarchés,
jusque dans les hypermarchés. Un jour en Charente une jeune femme
avait demandé à me nettoyer mes fraises. Devant sa mère : pas
de risques. C'est à nous, les hommes, de faire les brutes et les
avances. Ici, simplement mon épouse souhaitait que je rinçasse, un
par un, de gros radis rouges. Elle avait aussi acheté des bananes.
Que faire de symboles si parlants ? La caissière, d'autre part,
me sourit : je n'aide donc pas ma femme, qui dépose tout sur le
tapis roulant ? Se pourrait-il que je fusse disponible ?
Mon Dieu, je plais aux caissières à présent ! Nul doute que
je ne sois redevenu jeune
.
Les deux époux que nous sommes ressortent donc chargés de
victuailles. Les hypermarchés sont des temples de la consommation,
chacun l'a déjà observé. Celui-ci présente un porche digne d'une
cathédrale plate. Et comme à l'église, un clochard se trouve là,
ce que l'on appelait autrefois « un mendiant », et qui
s'attend visiblement à l'aumône qui lui est due. Chose
extraordinaire, étant donné le peu de propension de ma moitié aux
générosités à l'égard d'inconnus : c'est elle qui reste en
arrière, fouillant de toute part sur son corps afin de trouver une
petite pièce. Je ne peux tout de même pas lui dire, à elle, que je
viens justement sans qu'elle s'en soit aperçue de donner justement
un euro à ce même pauvre homme.
Abondance
d'aumônes ne nuit pas. Mais tout de même, j'ai bien dû me
retourner pour le lui signifier. Autrement, pourquoi le clochard me
flanque-t-il une grande claque furieuse sur l'épaule ? au point
que je la ressens à travers mon sommeil. Lequel se poursuit ;
j'y rédige mon rêve précédent, celui-ci, par conséquent. J'écris
donc sur un petit bureau, chez des amis, qui m'ont invité ; or,
ils portent précisément le même nom de famille que notre mendiant
humilié : que va-t-il se passer ? Va-t-il surgir au lever,
devant la cheminée, cousin enrichi ? Ne serait-il pas un
rejeton de cette famille, inconnu de moi, et menant une vie de
clochard et d'errance parce que cela lui convient ?
Il
est arrivé que la police retrouve mort, au fond d'un fossé, tel
notaire disparu, bourré de thune, et subissant de son plein gré les
saisons et leurs intempéries ; c'était dans le Calvados. Ici,
tout le monde est riche, sans complexe. Le mendiant lui-même n'était
pas trop mal vêtu, pour un homme de sa condition. Quel mystère !
Et quelle époque merveilleuse que ces années soixante-dix, malgré
l'absence d'euros ! Comme nous refaisons le monde ! Comme
il a régressé !
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