Légitime défense
POP
MUSIC 2118 07 17
C'est
un petit vieux – Meenhart, Meijnaer, un nom flamand imprononçable;
à 19h quarante précises il entre au Café Chtroumpovits, avec des
grâces de papillon de nuit s'assoit au guéridon, à peine posé là
un Hercule de serveur s'incline Qu'est-ce qu'il voulait le
monsieur ? Meenhart jette les yeux sur un sous-bock et murmure en
vitesse un nom de bière ou d'apéro. Son guéridon coincé entre le
juke-box et la vitrine externe. Il soufle un peu. Le garçon tout en
blanc lui colle sous le nez son verre et sa petite note. Meenhart
attend huit heures, ils arrivent : des bottés, des casqués, des
barbus des
chevelus.
C'était
l'époque des cheveux longs.
Complets
pistache et pantalons à fleurs ou rouge et jaune. Les filles
ouvrent leurs maxijupes en écartant les cuisses. Tout le monde
s'assoit en riant très fort en traînant les chaises, ils fument des
Gauloises et les filles crapotent. Le vieux se sent gêné avec ses
Stuyvesant dans leur étui gaîné. Les pièces tombent : Oink
Floyd (snort) et Joe Cocker Big Cockle vieux aime bien le pop.
Il tape des pieds en mesure ils sont chouette vos disque -
-
Ouais…
De
minute en minute la porte vitrée s’ouvre en trombe dans un grand
bruit de rue. On entend péter les 500cm3. Claques dans le
dos, les filles baisent sur les joues. Le vieux se demande s’il ne
doit pas se laisser pousser les cheveux.
Les
jeunes partent tous au cinéma.
Le
petit vieux n’aime pas le cinéma.
Pour
ne plus voir sa cuisine et son réchaud taché le petit vieux reste
là.
Il
a cessé de faire du genre.Il n’a plus porté de pat’d’eph sur
ses godasses de vieux. Il s’est mis à lire « La Dépêche ».
Les mots croisés sont bons. Il calcule sur des bouts de papier la
date de sa mort. On n’entend plus qu’un bruit : le rire des
téléphages dans la grand-salle.
À
minuit les pops reviennent.
Ils
sont beaux, ils sont fauves, ils sont cons.
Ils
ont commenté le film :
« T’as
vu ce pain dans la gueule ? »
Moi
j’ai dû travailler tout de suite.
Pense
Meenhardt.
POP
MUSIC 2118 07 17
Je
ne pourrai jamais baiser ça.
Toujours
cru que j’aurais bien le temps.
Quinze ?
Vingt ans ? qu’est-ce qu’il me reste ? »
Il
est tombé mort sur la table. La veille caissière soupire
Il
était bien sympathiques
Le
juke-box joue tout tout a continué yeah yeah
COLLIGNON CONTES
ET ÉLUCUBRATIONS
LES
FAIBLES
Grand
cocktail du prix G. Fumée des cigarettes, atmosphère onctueuse.
Henri de Sannes savoure son triomphe. À une extrémité du bar,
quelques femmes se sont rassemblées autour du brillant Louis
d'Eyraud, parfaitement ivre. Il repose entièrement sur sa jambe
droite. Sa voix est forte, ses yeux courent d'un visage à l'autre.
Toutes le contemplent.
À
l'autre bout dubar un remous se produit, les hommes trébuchant
protègent leur verre, les regards fusillent Michel Magnet qui tente
de percer la foule en direction du beau d'Eyraud.
Louis
s'aperçut qu'on ne l'écoutait plus. Il reconnut Michel et planta là
ses admiratrices.
"Ta
femme !
-
Nicolettina ?
-
Elle part.
-
Avec Jakubovitch ?"
Les
deux hommes sortent précipitamment.
"Ils
sont devant chez toi. Ils surveillent le déménagement.
-
Bordel de merde !
-
Non, c'est moi qui conduis."
La
Ferrari dévale l'avenue Hersch.
Michel
donne de nouveaux détails.
Quand
ils sont arrivée en tromhe devant le pavillon, Jakubovitch et
Nicolettina fuyaient précisément sur la route d'Amiens.
"Remontez-moi
tous ces meubles ! Je suis le mari !
Les
ouvriers haussent les épaules et remontent les meubles.
"Ce
sont eux, dit Jakubovitch.
-
Mon Dieu !"
Nicolettina
se serra contre son ravisseur. Les poursuiveurs, à leurs trousses,
dérapèrent. Louis d'Eyraud jura. Il engueula son camarade, puis se
reprocha de ne pas avoir surveillé son épouse. Michel se laissa
insulter, accéléra :
"Je
prends un raccourci “
COLLIGNON CONTES
ET ÉLUCUBRATIONS
LES
FAIBLES
La
Ferrari cahote et débouche juste en travers, à cent mètres des
fugitifs. Les deux véhicules s'évitèrent en hurlant.
"Jacques,
ne frappe pas.
-
Ta gueule.
-
Tu ne l'aimes pas ! h urle d'Eyraud.
Il
pense : Si je ne casse pas la gueule à cet homme, elle me méprisera.
L'homme
trompé frappe son maître sans entrain. L'autre riposte, d'Eyraud
d'arrête de taper. Il traite son adversaire de lâche :
"Tu
n'as aucun mérite à me cogner ! Nicole, je t'aime !"
Nicole
est rentrée se jeter sur les coussins et s'est mise à pleurer.
...Michel
Magnet hésite.
Enfin,
les deux couples se séparent. Suivons Jakubovitch et Nicolettina,
que nous appelleront, pour plus de commodité, Jacques et Nicole.
Jacques
se laisse absorber par la volupté de la conduite automobile. Nicole
reconstitue les premiers mois de son mariage : elle avait toujours
raison. Louis d'Eyraud ne cessait d'abdiquer, en s'excusant. Elle se
rendait à d'innombrables réunions de
dames. Ces dernières parlaient de leur mari et les félicitaient en
leur absence. Parfois Louis d'Eyraud avait fait les frais ,
financièrement parlant, de leurs réussite.
Nicole
applaudissait à ces revers de fortune. Elle les apprenait avant que
son mari ne l'en eût informée. Tous et toutes le volaient. Louis
d'Eyraud, se laissait emprunter sans réclamer. Gémissait. Se
lassait de sa Femme et du Monde. À 28 ans après 4 ans de mariage il
s'est bourré la gueule. Et ainsi de suite cocktails dîners
réceptions, champagne californien par jet, brillant causeur !
Nicole est dégoûtée, Nicole s'en va. Elle le trompe, ou plutôt ne
le trompe pas, renvoie sa nouvelle queue. Puis les affaires
s'effondrent. Nicole ? un bibelot. Elle le raye, le reraye, se
fait remplacer. Dans la voiture en route vers le bonheur, Jack,
homme numéro 2, dit à Nicole :
"Pourquoi
fais-tu la gueule ? Parce que je t'ai larguée ?
-
Ta gueule.
COLLIGNON CONTES
ET ÉLUCUBRATIONS
LES
FAIBLES
Le
vert du tableau de bord éclaire sinistre, menton pas rasé du
deuxième homme, feux follets sur les branches de lunettes. Visage
énergique et brutal (nez droit,, grosses lèvres et fossette) –
grosse pomme d'Adam (tous les bons signes) costume sur mesures et
cravate à raies noires.
Sur
le volant reluit la chevalière en or.
Voiture
en sens inverse. Attendons-nous au pire. Les phares dessinent sur son
visage ses yeux froids, sa bouche entrouverte sur des dents, devinez,
immaculées, plus ! ...des cheveux courts dorés, "comme un
champ d'éteules au soleil levant". Et tout replonge dans
l'obscurité. Nicole se sent
toute
petite et merveilleusement protégée.
Dans
l'autre véhicule, c'est Louis d'Eyraud, avec son ami Chel (c'est
exprès), le ton monte entre les deux potes : "Tu m'avais
prévenu" dit Louis, 1m95 recroquevillé. Chel s'arrête, ouvre
la portière, soutient son ami jusqu'au deuxième étage, parce que
l'ami a bu : "Tu es chez moi", et la femme de Chel
reconnaît Louis. D'Eyraud est une espèce de loque aux yeux vides et
congelés. Il ne pense plus. Il s'est vidé tout le crâne. De temps
en temps il serre les poings, des canons (Pachelbel, Albinoni)
passent dans son crâne, et des chœurs
de Haendel mi-anglais mi-germains. Il se fait servir un cognac, se
redresse en criant salaud, le cognac roule sous le guéridon. Il
passe la nuit chez son ami Chel, personne n'a dormi.
Au
petit matin, "une pluie fine se tend comme un voile devant le
soleil tiède"et Louis retourne chez Louis. Dès qu'il a poussé
la porte ses gros ennuis lui tombent dessus comme un seau en
équilibre. Tout est à demi déménagé, des pas maculent le
carrelage, des meubles sont replacés de travers, des caisses montent
jusqu'à hauteur d'homme. Le bureau de Louis reste épargné. Louis
s'est assis, les jambes à l'abandon. Allah, bandons ! Ses yeux ont
couru sur les dossiers : tagada, tagada. Il a déplacé un
presse-papier. Son carnet de rendez-vous est comble. Je n'irai
pas. Disa-t-il. Il se sent dans un ascenseur. Autour de lui sur
quatre côtés les parois du puits qui descendent, qui descendent.
Donc
il monte, Ducon.
* * * * * * * * * * * * *
Nicole
vit avec Môssieur Jacques Monery.
COLLIGNON CONTES
ET ÉLUCUBRATIONS
LES
FAIBLES
La
v'là sur le divan la mine longue.
"Pourquoi
fais-tu cette tronche, embrasse-moi.
Je
me suis fait chier. Dit-elle.
T'as
tout ç'qu'il faut. Il répond.
Je
ne peux pas mettre le nez dehors.
-
La ville d'Amiens-sur-Somme se fout de ce que nous sommes.
-
Je veux partir.
-
Ouais bonne idée, à Reims, c'est plus riant, nobody knows us.
Pendant
ce temps bourré comme pas deux le Louis d'Eyraud demande à son ami
en pleine rue d'intervenir, de "faire bouger les choses".
La scène est ridicule. Michel promet tout pour éviter le scandale.
Trop tard...
Il
est trop tard, mon amour,
J'ai
tout perdu, et sans retour
* * * * * * * * * * * *
Nicole
qui fait semblant de lire.
Derrière
son bureau Monsieur Monery travaille ou fait semblant.
Les
deux ont les fesses en blanc. Il
se demande à quoi elle pense. La femme. Il se demande à quoi il
pense. Il constate ceci (intérieur, sombre) :
"Quand
je rentre le soir elle ne répond pas
Elle est là vissée sur sa chaise à bras
Elle lit"
elle
compte les plis du rideau qu'est-ce que t'as ?
"Je
cherche un logement à Reims;
-
Tu ne préfères pas Rome ? Paris ? Zanzibar ?
Il
pense que les absents n'ont jamais tort. Il pense à rompre (déjà
?), à répudier – on ne ME fait pas marcher, les femmes c'est du
sport, je suis tout sauf vulgaire.
COLLIGNON CONTES
ET ÉLUCUBRATIONS
LES
FAIBLES
"J'ai
un travail fou" lui dit-il.
Replace
le presse-papier avec irritation.
Nicole
qui sursaute (elle sourit dans le vague) – Monery qui répond. Il
se sent de plus en plus stupide.
* * * * * * * * * * * * * *
Nicole
prend le train pour Le Tréport. Elle arrive la première dans le
restaurant où Louis d'Eyraud (débourré) a
envie de la revoir. Elle se
débarrasse de son manteau ce qui est passionnant. Son mari se trouve
devant elle en costume clair très jeune. Il lui serre la main. Il
est aussi con que l'autre. Le silence aussi, ici. Le maître d'hôtel
prend commande du champagne et repart, Louis aiguille la conversation
sur le vin de Champagne
quoi-t-est-ce que tu préfères Pommery ou Geoffroy
hors-d'œuvre
ils se servent en silence elle évite son regard il lui prend la main
tu permets que je mange ? alors
Louis d'Eyraud ironise
on
dirait un premier rendez-vous
Ils
échangent leurs verres. Un rire et Louis : son travail, ses projets,
le vin qui revient, les renvois, les vins vinrent c'est mauvais. Les
cœurs
se pincent, au perdreau on se donne la main aufromage on se touche
dans les yeux, le soir le Louis l'a reprise dans le lit de couple on
passe au matin à neuf heures Nicole toute seule. Pas un bruit la
tête qui tourne elle s'assoit dans le lit tourmenté pour bâiller
le p'tit papier sur le réchaud ah chiotte le
"déjeuner d'affaires" avec un humérus de téléphone.
Elle passe une heure dans la
salle de bain. Ben c'est chiant. Ses crèmes et ses parfums. Elle
attire du haut de l'armoire un sac de voyage. On ne peut pas plus
chiant. S'il rentre soûl,je pars. Elle
remet en ordre la chambre et la salle à manger mal agencée. Pourvu
qu'il revienne bourré. Elle
mange peu.
L'après-midi
commence, lourde et débilitante. On voit des éclairs de chaleur par
la fenêtre, à l'ouest ou au nord, je m'en fous. Louis revient plus
tôt que prévu, avec une ruche niveau Saskatchewan. Nicole Aucul se
presse dans la salle de bain, coléreuse et satisfaite. Elle prend le
sac de voyage et disparaît par l'escalier de service. Et puis
Jacques, enfin Machin, ne l'a plus revue non plus. La veille, en
tournant la clef dans la serrure, il s'est ébroué en raccrochant sa
gabardine au porte-manteaux chérie j'ai fait une
COLLIGNON CONTES
ET ÉLUCUBRATIONS
LES
FAIBLES
bonne
affaire aujourd'hui ! Pas de réponse, on s'emmerde, il rentre
dans le salon y a degun toutes les pièces il les inspecte,
eul téléphone il le décroche l'écouteur sent le fion mais Louis
n'est pas là-bas alors il a eu peur le monsieur, il s'est senti tout
nu, il ne pouvait plus redevenir, déjà il ne savait pas devenir.
Il
a senti des picotements des yeux y compris celui d'en bas. Les mains
qui tremblent et le front qui l'entraîne en avant, les musques y
répondent plus.
Il
lui sembla qu'un temple s'effondrait.
Ça
épuise. Il s'est réveillé neuf heures plus tard à cause de sa
vessie. Il a pissé, s'est lavé, rasé, dans l'ordre. Je suis
fort et séduisant ; à midi elle sera là. Il est sorti
transfiguré et impassible. Une agence immobilièrelui a fourni clé
en mains le genre d'appartement que l'amour aime, avec le bouquet sur
le guéridon d'entrée.
Quand
à Louis d'Eyraud il a trouvé ce qu'il veut : il s'est tapé la
grosse Maryse qui l'empêche de boire. Tout le monde va bien les
affaires reprennent, allez, au lit.
COLLIGNON LÉGITIME
DÉFENSE
LÉGITIME
DÉFENSE 2010
La
rue s'allonge droit comme un couloir entre deux rangées de poteaux
électriques. De là- haut tombe tous les trente mètres un cône de
lumière. Il est minuit.
Je
reviens à pied du cinéma.
La
rue est déserte.
Dernier
poteau d'ici cent mètres.
Puis
le noir : quartier neuf.
Avant-dernier
poteau. Je regarde dans mon dos la longue enfilade des petits points
brillants, qui s'enfoncent, qui s'enfoncent. Le dernier luit au ras
de l'horizon.
Un
autre point mouvant, vers moi. C'est une bicyclette. Mon ombre se
déplace d'arrière en avant, la bicyclette s'éloigne, voici
le dernier poteau dont l'ampoule tremblote – comme si l'électricité
en bout de ligne s'était essoufflée, à courir si loin.
Voici
le noir.
Le
lent dégradé de la lumière sur l'asphalte.
Je
ne dois ni ralentir, ni courir.
La
route tourne. Lune nouvelle. Plus d'autre lueur que les étoiles.
Tu
bouges t'es mort.
J'ai
sursauté. Il croit que je veux l'attaquer. Je mords sa main, il
m'empoigne, je frappe, je frappe, sa mâchoire sonne, il tombe, j'ai
frappé, il perd connaissance, je cogne des mains, des genoux, des
pieds, le sang coule à mes mains.
J'ai
ramassé son revolver et envoyé dans le noir une balle, deux balles,
trois, des volets claquent, les fenêres envoient leurs lumières, du
sang coule vers mes pieds.
Je
me suis mis à courir, parce que personne ne m'aurait cru, je suis
allé dans la prairie obscure afin d'y jeter l'arme. J'entendais :
"
Il est mort ?
-
Un médecin !
-
Il est parti par-là !
J'ai
parcouru un large demi-cercle dans la prairie, je suis rentré chez
moi pour me barricader.
Je
suis resté assis.. Mes mains et le haut de mon corps sont agités de
tremblements.
COLLIGNON LÉGITIME
DÉFENSE
LÉGITIME
DÉFENSE 2010
J'ai
bu. Je me suis passé de l'eau sur le visage, et je crois bien que
j'ai pleuré.
J'entendais
tout un remue-ménage. À soixante mètres de chez moi. Personne ne
m'a vu. Toutes lumières éteintes en parfaite sécurité. J'ai revu
la scène et ses détails. Je me suis aperçu de ma volupté : des
coups d'abord instinctifs, puis une violence, une lucidité de plus
en plus fortes, puis j'avais tiré au hasard sur ce corps déjà
mort, le revolver se cabrait dans ma main. Premier coup sur la temps
déjà mortel.
Qui
était-ce ?
Une
sombre envie à présent qui me ronge. Mais je ne pourrai pas me
renier. Je bois.
Je
ne peux pas m'endormir.
Je
n'aurais pas dû fuir. Si je n'en avais pas dit plus qu'il ne
fallait, j'aurais été acquité. Il
s'esst jeté sur moi, etc.
Un fou que j'avais tué. On m'aurait remercié. Ivresse du boxeur qui
assomme.
Je
m'endormis très tard sur ces pensées.
Le
lendemain j'ai repris la bicyclette, couteau dans la poche. J'ai
préféré le couteau au revolver, parce qu'il est silencieux, mais
aussi parce qu'il ne permet plus au corps de se déchaîner. J'aurais
même préféré les poings – mais le couteau permet des
raffinements. Le soir, toujours pas de lune, le temps est beau, dix
heures ont sonné. Je me suis mis dans un fossé, le vélo caché
sous les herbes, à douze kilomètres de chez moi. Derrière moi se
dressent les ruines inquiétantes d'un lotissement en construction.
J'ai
déjà crevé les ampoules à coups de pierre. L'endroit est bien
choisi : bientôt, c'est la sortie du cinéma. Un groupe qui rit et
parle fort :
"Ah
ah ! qu'il lui dit comme ça...
-
Tiens, il fait noir.
-
...et l'autre y répondait...
-
Alors il me met la main sur...
-
...la mise en scène !...
-
...je lui dis : ne vous gênez pas !..."
COLLIGNON LÉGITIME
DÉFENSE
LÉGITIME
DÉFENSE 2010
Le
groupe s'éloigne et le bruit de leurs pas.
Une
ombre attardée suit à vingt mètres. Mon cœur
bat, l'homme graillonne, se fouille les poches, je serre mon couteau,
vais-je
faiblir au dernier instant, je suis un lâche – non, si ?
Ma
gorge est sèche. La sueur pique mes poignets. Il m'a dépassé, je
me sens mou comme une chiffe, je sanglote presque, je suis soulagé,
comme si j'avais laissé un homme se noyer.
J'ai
envie de pisser.
Le
lendemain soir j'y suis retourné, après avoir bu un demi-litre de
vin. Je me suis tapi dans le fossé, les ampoules n'ont pas encore
été remplacées. Le vin diffuse en moi. Bandé à bloc et sur le
point de me briser d'un coup.
Et
je vis, comme la veille, une ombre qui marchait, d'un pas hésitant.
Le :même homme que la veille. Je l'ai frappé la première fois sur
la tempe gauche, et j'ai retourné le couteau dans la plaie, pour
sortir les esquilles. Puis desserrant les lèvres avec la lame, je
l'ai enfoncée dans la gorge, la main dans la bave. J'ai
retiré la lame. D'un coup circulaire, j'ai arraché un œil,
puis l'autre, que j'ai mis dans ma poche.
J'ai
enfin frappé la poitrine, ouvrant le corsage maculé pour voir à
quoi ressemblait un sein de vieille femme. Et j'ai plongé ma lame
dans ce sein. J'eus envie d'ouvrir le ventre, mais l'odeur m'aurait
incommodé. Je me contentai, à grandes secousses, de lui ouvrir les
bras dans le sens de la longueur, et pour finir, j'ai pris le corps
exsangue à bout de bras au-dessus de ma tête, pour le projeter sur
un tas de parpaings.
J'étais
ivre de vin et de sang. Je ruisselais de sueur, et de sang. Dans ma
bouche stagnait un goût (de sang). J'ai enfourché mon vélo, j'ai
filé.
L'air
me fouetta, me grisa. La dynamo ronronnait sur le pneumatique. Je
supportais une fatigue légère. Je vis une forme blanche, sur le
bas-côté. J'ai
frappé la jeune femme à la volée, dans le dos. J'ai ressenti à
l'avance, dans le bras, la secousse du coup.
Je
freine. Qu'elle est belle. Ses lèvres sont entrouvertes. Je descends
l'allonger sur l'herbe. Le sang poisse mes doigts. La lumière des
étoiles dessine son nez finemant arqué, ses joues creuses. Je pose
ma main sur sa poitrine, son cœur
bat.
COLLIGNON LÉGITIME
DÉFENSE
LÉGITIME
DÉFENSE 2010
Je
l'ai prise à bras le corps, j'ai serré très fort, je l'ai
embrassée longuement. La police m'a retrouvé au matin, profondément
endormi.
Je
suis en prison. J'aime cette femme, qui n'a pas compris. Personne n'a
compris. Les psychiatres m'estiment pleinement responsable au moment
des faits. Tous croient que je suis un monstre :j'étais simplement
en
légitime défense.
COLLIGNON LÉGITIME
DÉFENSE
LE
PEDIGREE 2118 08 02
Maman
achète moi un petit chien !
un
petit chien pour faire joujou
un petit chien pour le promener
au bord de l’autoroute derrière la rambarde je ferai bien
attention
Un petit chien qui trotte la queue en l’air, qui marche dans les
assiettes et qui fouille les poubelles.
Oh
ça va tu vois pas que je fais la lessive ?
Maman
un tout petit chien, tout noir,
avec des papattes mouillées une queue en trompette qui fait diling
diling je lui attacherai une clochette
Et puis je lui apprendrai à jouer de l’accordéon.
Soit. On l’a acheté, le chien. Minuscule. Anthracite.
Le
chien ! il a filé dans le couloir, coincé la queue dans la
porte, il dégringole tout l’escalier qui m’a poussé ?
oh, ces pattes flasques !
Le chien ! sur la cheminée, sur le haut de l’armoire
« Dans le lustre ? Nicolas, ce n’est pas toi qui l’a
accroché dans le lustre, par hasard ? - et les traces de pipi
sur le rideau ? »
Nicolas est heureux. Il s’amuse avec son chien. Il essaye de le
gonfler à la pompe à vélo, il le fait tourner dans la machine à
laver, il le traîne attaché derrière sa bicyclette.
Vrai, il n’aurait jamais pensé qu’on pouvait autant s’amuser
avec un simple petit chien.
Mais voilà :
chaque porte qu’on pousse laisse une trace brune sur le parquet
ciré
les bibelots se raréfient
la
table arbore une triomphale et gigantesque tache d’encre noire,
très
géographiquement découpée – et
ces pattes qui cèdent mollement sous la semelle – si au moins
cette bête se laissait écraser en silence ! où peut-on donc
poser ses pieds, ses larges pieds de père Nom de Dieu ! dans
cette baraque ?
COLLIGNON LÉGITIME
DÉFENSE
LE PEDIGREE 2118 08 02
Et un jour : les vacances !
Le ciel verse toute sa chaleur par les fenêtres ouvertes. L’air
valse dans les poumons. On va voir les cousins de Nantes !
Et le chien ?
« Maman, je le prends dans les bras !
- ...Pour qu’il s’échappe ! et la fois où il voulait
lécher papa au volant, qu’on a failli renverser une petite fille !
...Tu n’aimes pas les petites filles ?
Nicolas, boudeur :
« J’pré-fère-le-chien... »
- Dans un panier, maman !
- Non ! il ne va pas arrêter de piailler. Il faut que papa
entende bien quand on le double. Il étouffera, dans ton panier !
Le chien, pas ton père, imbécile…
- Et dans le coffre, maman, dans le coffre ?
- C’est toi qui va le nettoyer, le coffre ?
Alors, le petit chien, on va le perdre en forêt.
On n’en veut plus, c’est décidé.
« D’ailleurs, pour la façon dont tu t’amuses avec...
Et puis, à la rentrée, on achètera un petit chat.
- Ouais, mais faudra le faire tailler, grogne le père. Et le petit
garçon s’imagine déjà avec son chat.
- Cet après-midi, ton père ira le perdre dans les bois.
- Ouais, dit le père.
Le petit chien reçoit un coup de pied dans le derrière, il tourne
de grands yeux étonnés.
- Bonjour, monsieur Pouldu.
- Je suis venu vous rendre le cric… Alors, on part en vacances ?
COLLIGNON LÉGITIME
DÉFENSE
LE PEDIGREE 2118 08 02
- En Bretagne !
- ...Et votre chien ?
- On ne le prend pas, il se démerdera !
- Mais je peux vous le garder, moi ! Je ne prends pas de congés
cette année.
- Ma foi vous pouvez même le garder définitivement !
Nicolas est content. Il pense à son petit chat, à la rentrée :
« Je lui apprendrai à sauter dans une cuvette.
Monsieur Pouldu rentre chez lui avec sa nouvelle acquisition. On ne
peut pas dire que madame Pouldu soit enchantée mais enfin. Elle lui
prépare une petite caisse capîtonnée.
Soudain, des coups de sonnette. C’est Nicolas, hors d’haleine.
- Qu’est-ce qu’il y a, Nicolas ? tu viens reprendre ton
petit chien ?
- C’est pas pour ça… C’est mon papa… Il dit comme ça que le
chien, il avait un pied-degré… et alors, qu’il valait mille
euros.
COLLIGNON LÉGITIME
DÉFENSE
POMPÉE
ET LA BROUETTE
Pompée,
le Grand Pompée, Sextus Imperator, est mort.
Interiit,
apéthané
Que les nations se le redisent,
chacune en son langage.
Rome, lion vautré sur les
sables de Lybie, urus au sein des selves germaniques. Et déjà en
son flanc le poison des empires.
Mais toi la brute, le butor,
t’en contrefous. Crâne pelé, rasé, bossu où ondulent les
vaguelettes roses, grassouillettes et répugnantes, comme autant
d’asticots obscènes – qu’est-ce que tu fabriques, Bête
Brute ?
- Justement
je fabrique. J’effectue. Je con-fec-tionne : une brouette,
en éclats d’allumettes.
Ses doigts boudinés triturent
avec dextérité.
« Je
vois le sang sous la lame. J’entends le choc sourd, le souffle
court du sicaire. Sur les bords de l’esquif sa tête enfin penchée…
indignement sciée… Le tronc ballant a chu dans la flaque saumâtre
qui toujours gît au creux ds
chaloupes. La sentine.
« À
chaque roulis le cou dégorge son sang.
« Jean-Thomas, à
lui-même :
« Avec un peu de colle…
ça va s’arranger. Regarde : je découpe le poussoir de
biais » (crissement du canif) Ce qui est difficile, c’est le
fendillement, la dérobade. Je biseaute, je colle » -
préciosité de ses mains rouges : « Par-dessus, un autre
demi-tiroir taillé de même – et
caetera – c’est
la roue. Avec des aubes de moulin à eau. Mais ça roule. Dès que ça
sèche ».
Il prend du recul, bridant
de plaisir ses petits yeux de langouste.
« On donne à ce héros la
mer pour sépulture
et le tronc sous les flots roule
dorénavant
Au gré de la fortune, et de
l’onde et du vent ».
Corneille
- Regarde, au fond j’ai
découpé le tablier, en forme de trapèze. Pour les mancherons
d’abord j’avais collé deux allumettes par-dessous pour épaissir.
Pour que les points de colle ne se superposent pas, j’ai coupé une
allumette en deux : une et demie, une, une et demie.
COLLIGNON LÉGITIME
DÉFENSE
POMPÉE
ET LA BROUETTE
- Cornélie son épouse a tout
bu des yeux, hurlant : Pompée ! Puis elle est tombée ;
« sans connaissance, ou morte.
« La perte irréparable
que j’ai faite…
- Je colle, je glisse,
j’instille la colle en longs filets de miel ;
Scintillements dorés. L’Aîné,
debout, porte à bout de bras, ébloui, la tête de Pompée.
COLLIGNON LÉGITIME
DÉFENSE
PROLOGUE À
JEHAN
DE TOURS
Puis vient l’indifférence
Le Sentir-Bien
Le temps qui passe
Sur les carcasses
Coulées
Ensablées
Aux fonds de Loire…
Loire
C’est sur tes bords que j’ai
coulé
J’avais vingt ans
et je prévoyais bien qu’un
jour je les larmoierais
Souviens-toi, souviens-toi des
douces et lentes soirées
Avec
mes anges, mes Jean
multipliés,
Sur la langue de Loire étirée
Grand Fleuve aux ombres immobiles
Qui aux lueurs du feu
De bois
Chantaient scoutement,
paroissialement,
L’Internationale
- pleurez, doux alcyons,
et rigolez aussi quoi merde,
Faut bien vivre.
Tours, Tours, ma grand-ville
ô gué
COLLIGNON LÉGITIME
DÉFENSE
PROLOGUE À
JEHAN
DE TOURS
Île Simon,
Paradis d’enfant
Cathédrale, énorme et sombre,
la nuit en revenant des images mouvantes,
lorsque s’éteint la lumière,
la nuit des pierres fondues dans le noir…
Jardins de Préfecture
Massifs découpés, décembre et
brouillard
et crépuscule
il fait toujours décembre
et nuit tombée
sur les Jardins de Préfecture
Chinon, tours de lumière, matin
de bruine,
et toi mon Jean, et ce banal
bistrot
les points de suspension se
joignent et s’additionnent
comme les grains d’ivraie des
souvenirs
d’ivrogne
Jean ce n’est plus toi
Je reviens à toi
et te lèche et te lape avec
complaisance
loup attardé
La lance d’Achille guérit ses
blessures
Tout s’apaise
Mon Jean mes anges
COLLIGNON LÉGITIME
DÉFENSE
PROLOGUE À
JEHAN
DE TOURS
« La première fois que je
te vis tu passais j’ai pensé
« Jamais je ne le
reverrai »
Il est de ces visions qui passent
et qui s’en vont
Ô neige de ton cou, plumetis du
col roulé,
La glace de tes yeux céruléens
Mais voilà que je ronsardise
voilà que je pétrarquise
Et je garde tout
précieusement
précieusement
reciselé sans fin
mon souvenir qui se déroule au
ralenti dans cette rue qui descendait
vers moi
où je ne suis pas repassé
qui n’était pas de mes
itinéraires
de ceux qu’à ma propre quête
je traçais
à Tours dans la neige
Savez-vous – la première fois
que je vis Tours -
les toits plaquaient des lueurs
de plomb
dans les yeux des passants
Tours la froide, Tours enfin
Liberté
quand je je peux pressentir entre
les paupières
quand je peux toucher du pied
le quai succédané de
Saint-Pierre-des-Corps
- du train de Paris je descends,
je respire, un pru,
quand je vois les gens de la
navette
aussi indifférents que d’autres,
mais qui voient Tours -
COLLIGNON LÉGITIME
DÉFENSE
PROLOGUE À
JEHAN
DE TOURS 2123
entre mes cils, de ma pupille
distendue dans l’aube de juin
je questionne l’horizon
juste derrière
Saint-Pierre-des-Corps se trouve Tours
qu’es-tu devenue depuis que la
main me maintient
à Bordeaux la noire – nocive
encore
ici lentement s’infiltre
et m’ensevelit de suie
à grande vitesse des longs
cargos
par la bouche les oreilles
Tours… ! Tours… !
COLLIGNON LÉGITIME DÉFENSE
LA PREMIÈRE FOIS QUE JE VIS LA
CATHÉDRALE DE CHARTRES 2119 01 26
Auto-stop sur le Pont de
Saint-Cloud
Une heure de bruit de pétrole
À Chartres ?
Montez !
Dès
le tunnel Je ne prends que les beaux
dit l’homme et comme vous semblez sympathique
J’étais de son avis.
L’homme ressemble à Francis
Blanche (casquette, lippe et bajoues).
- ...et c’est votre femme qui
vous décolore ?
Il conduit d’une seule main.
Quel est donc ce crustacé gras
qui rampe sur le siège à deux doigts de ma cuisse – escalade –
mon pantalon – je croise les jambes – le crabe se replace sur le
volant.
Me voilà frais.
Le temps aussi.
- Tiens, une goutte !
- Sale temps.
- D’habitude il fait chaud en
juin.
- Il peut plus que demain.
La main est sur le volant, à
côté de l’autre tout aussi grasse, rose.
Nous doublons un poids lourd.
Avec remorque. En haut d’une côte en troisième position. Quand je
rouvre les yeux le camion est doublé, la main est revenue.
Un cahot sans doute.
Si je suis étudiant.
Oui.
Si ça me plaît. Si j’en ai
encore pour longtemps. Comment je gagne mon argent. Si j’ai une
bourse. Ce qui se passerait si j’échouais une fois, deux fois, à
l’oral seulement, ce que je veux devenir.
Je réponds que mes études
me plaisent, qu’elles me prendront cinq ans si papa continue à
cracher, mais que je dois réussir tous les ans, que je déteste le
steak et les Tartares et que de toute façon je préfère la purée
- Je dois faire de l’essence.
COLLIGNON LÉGITIME DÉFENSE
LA PREMIÈRE FOIS QUE JE VIS LA
CATHÉDRALE DE CHARTRES 2119 01 26
Et il fait chier par la même
occasion.
Devant le pompiste il se
contient. À peine reparti tout reprend.
La main rampe, s’immisce, mes
jambes se chevauchent, la main reprend son chemin, je croise et
recroise les cuisses sans trêve, j’ai des fourmis, le cafard, la
nausée – la main ne s’est pas reposée sur le volant
Commentaires