MA VIE QUI N'INTERESSE PERSONNE
COLLIGNON MA
VIE QUI N'INTERESSE PERSONNE
2061
01 10 CINQ HEURES 1
A
cinq heures hier j'étais dans mon lit, après un laborieux trayage
privé de jouissance, car il faut exercer sa prostate. Ce n'est qu'à
neuf heures que j'ai émergé d'un lit fripé, les baveux en
chetaille. Et puis très vite il a fallu vivre, faire lever mon
indispensable compagne et la laisser retourner à la couche : mais la
relever à onze heures, puis onze heures et demie, puis midi : le
modèle pointant le bout de son nez à 14h 3. Alors ma foi j'ai tout
haché pour elle, puisqu'il est décidé une fois pour toutes qu'elle
me pèse, et que si j'en étais délivré je m'empresserais d'en
retrouver une autre pour jouer le même éternel jeu. Bref, après
débarrassage de l'étagère à pose, brossage du fauteuil Voltaire
incrusté de poils de chat, sans oublier le coussin cale-fesses, nous
nous sommes séparés, moi poussant de mon pied la voiture enrouée
(la patinette à starter), Anne mettant la dernière main à ses
installations.
Mon
but si l'on peut dire (comment avoir ce but en effet) n'était que la
rue et le "domaine" Clérambault, aux confins d'Eysines.
J'y parvins non sans zigzags, et parcourus alors le plus neutre et
terne assemblage de pavillons de banlieue. Des jardiniers
déracinaient à grand bruit de vastes souches qu'ils déposaient
dans le camion-benne avec une grue derrière une grille. Le "domaine"
Clérambault, un peu plus loin, s'appelait désormais rue Magoui,
prononcée "Magouille" par ses habitants. Dès le numéro
7, elle était barrée d'un petit mur. Dans ces parages logeait jadis
un certain Joël, maigre et nerveux, avec sa femme champenoise et
classée sotte automatique, pour avoir un jour proféré devant nous
: "Dès que les enfants sont absents, j'en profite pour faire du
repassage" – aussitôt cataloguée conne.
Nous
n'avons plus revu ce couple, Joël me demanda par grâce de ne plus
envoyer ma revue Singe Vert au siège de son travail, les collègues
n'étant pas de taille à rigoler. Quod
feci. Dans
ce quartier se sont construits de hasardeux ensembles pavillonnaires
dépourvus de tout attrait sauf par leurs proprios, qui hantent
chacun leur Sam'Suffy. Peut-être la rue Maggesi se poursuivait-elle
autre part, dans ce tronçon sans nom, au numéro 13, mais au quinze
un charmant jeune homme depuis son sège jardinier a rappelé son
chien ; si j'étais revenu sous mes pas, j'aurais eu l'air de draguer
l'homme. Ces comédies constituent toute une vie. Voyez Sénèque :
il retranche de l'existence tous les instants que nous en avons
perdus – mais enlève à BB ses seins, son cul, sa bouche et sa
coiffure, et que restera-t-il ?
Ces
occupations vaines, cette baise, ces intrigues, ces carrières
politiques et littéraires, sont la substance même de la vie.
Vais-je renier les moments où je suis allé chier ? Ces nécessités,
ces
comédies
que l'on se joue, sont aussi bien parties constituantes de nos vies.
"Il se la joue", disait mon philosophe de poche ; certes,
Lazare, mais s'il y croit ? S'ils y croient tous ? Lazare ne put
répondre que par un geste d'impuissance, il était parvenu, comme si
souvent, au terme indépassable de son raisonnement... Ma prise de
billet pour la lointaine Angoulême fit également partie de ma vie,
où je me vois en grand voyageur, fuyant le quotidien la main sur le
front pour méditer au sein des vastes métropoles du bout du monde
(une heure de train !), et c'est cela ma vie. Je voulais dire aussi
combien je feins de m'esclaffer en recevant un mot de refus des
Editions Machintralalouère : mon "intérêt littéraire n'est
pas suffisamment affirmé" : ô sublîmes crétins ! ne
voyez-vous pas que Mes Enflures se contrefoutent de votre qualité
"littéraire", quand il voit tant de médiocres à la
Ferrari, à la Jérusalmy, hanter les grandes et petites collections
?
Qu'il
nous suffirait largement de parader sur les estrades avec les autres
médiocres et gonflés du bulbe, sous les projecteurs ? Que j'en suis
viscéralement incapable, tant je les trouve odieux, ridicules,
conviviaux et cooptés ? Les dédaignons-nous, le feignons-nous, ou
feignons-nous de feindre ? À relire lentement. Cela ne servirait de
rien de leur répondre. Mais si je trouve leur adresse
électronique... "Je bouffe à tous les râteliers, y compris à
celui que je me suis accroché au cul". Réponse de Françoise :
"Soupir..." Ainsi passe la vie, de la scène aux coulisses,
sans frontières nettes. Nous sommes des milliers à le dire, mais
j'emmerde les milliers.
COLLIGNON MA
VIE QUI N'INTERESSE PERSONNE
"TELEVISION" 2061
01 29 3
Voilà.
C'était la vie. Une femme américaine, une tenture bleue, un lit
qu'on fait. J'aurais vécu ainsi avec la fille Verlaisne : en papa
gâteau. Je vois une autre femme à son volant, des camions sur une
route à l'aube, une femme encore et qui mange. Moi,
c'est Roger. Et vous ? Êtes-vous mariée ? - Depuis 30
ans.
Jamais pour moi je n'aurais vécu cela. Jamais abordé. Les femmes me
paniquent. Des avances. Nos rapports auraient pu être si simples. Si
je n'avais pas été aussi... aussi... A présent, des gens qui
s'agitent, qui téléphonent en pleine nuit, qui prennent des
initiatives. Les gens : ces humains si exceptionnels. "Aide-moi
!" L'homme est amoureux d'une pute. C'est très cher. Elle
revient.
J'aurais
aimé que ça m'arrive. Avoir la confiance d'une pute. Et un gros
chien. Il la dorlote. Il dorloterait un chen semblable. C'est
émouvant de voir tant de femmes déchirantes, à qui toujours il
arrive quelque chose, derrière les fenêtres, dans des couloirs, à
l'extérieur californien et tiède. Qui sortent la nuit, en blanc, en
chemise, dans un jardin. Si une caméra se posait sur moi, ma vie en
serait exaltée, transformée en intrigue : Tu
me brises le cœur. La
femme se recouche ; moi aussi, j'ai une vie passionnante. Fim
interdit aux moins de 10 ans. On
dirait que tu es fâché contre moi. Calme-toi. Elle
se rassoit. Chaussures jaunes et pieds en dedans. Quelle force, chez
ce sexe, de ne pas se livrer à ses émotions. De tout rentrer.
D'éprouver tout de même, mais de rentrer. Je
suis là.
COLLIGNON MA
VIE QUI N'INTERESSE PERSONNE 3
2061
02 25 SIX HEURES
A
six heures, la gaule et l'envie de pisser, c'est ainsi pour les mecs,
sans compter le chat qui miaule : bouffe, ou pipi-caca ? Le ton est
donné. Le ton est passé : si je me faisais ma séance de voyeurisme
? Sans qu'onb le sache. Aujourd'hui, je tape "gouines",
site 2. Une fille sensationnelle, une autre rasée à cheveux rouges,
lesbienne jusqu'au bout des ongles. Elle se font des tendresses,
j'avance le curseur. Passons aux choses sérieuses : mais je détestes
les grandes ou petites lèvres fixées par des piercings, les langues
transpercée de piercings, comment peut-on jouir avec de telles
entraves ? Elles se lèchent, alternent savamment la langue et la
main, jamais très longtemps à chaque fois.
Les
expressions de ravissement me ravissent, la brune exhibe une grande
variété de contentements, surtout quand on la lui tapote du plat de
la main, mais les culottes ne sont jamais enlevées, juste écartées
de côté, cela bride. Et lorsqu'elles terminent, aucune d'entre
elles n'est parvenue à la jouissance, car leurs mouvements sont
toujours restés modérés. Rien de ces empoignades furieuses et
saccadées dont j'ai pu jouir sur des vidéos de branlettes : il y a
des femmes championnes de vitesse au poing. Je m'en repasse donc,
retournant à mes anciennes amours, mais on frappe à ma vitre, car
mon inévitable épouse m'invite à déjeuner. N'en parlons plus !
Mais
hier, aux contrées lointaines de la veille, que faisais-je ? C'était
un mardi, tout s'estompe. Je suis allé chez Knesset, avec ma petite
bagnole de Mickey. J'espérais de fortes privautés, capotes en poche
; mais le légitime était là, dormant à l'étage supérieur. "Tu
veux le voir ?" Dieu m'en garde. Cet homme m'intimide de
respect. Il était DRH, Directeur des Ressources Humaines. Je le sais
très chic, très complet, très sensible. Mais il ne serait pas
question de l'inviter ici chez moi. Ce serait commettre une grossière
faute de mélange des genres. Il refuserait d'ailleurs, voire
vertement. Alors, Knesset et moi, nous nous sommes justes embrassés,
par-dessus la grippe. Enfin une de ces affections hivernales qu'on
ne sait comment appeler. Sur la table un bataillon rangé de petits
flacons verticaux serrés les uns contre les autres comme des
gratte-ciel miniatures. Une odeur de malade confiné. Un double vrai
café, et mon bavardage commence. Tout y repasse, sans cessre, comme
sur un manège : nos relations, mon ménage, les saloperies du
premier époux qui flanque la vérole à sa femme alors qu'elle vient
d'avorter. "Il s'est pris une abaillée" du médecin : une
aboyade je suppose, en charentais. C'est lui qui ne voulait pas de
gosses. Il me fait croire que c'est elle. Je m'en fous. J'accueille
les confidences avec trente-sept ans de retard, ainsiqu'avec
indifférence – il suffit d'afficher un grand intérêt, et la
partenaire en rajoute, flattée. Puis à force de se concentrer, ou
de s'y consacrer, les confidences les plus rebattues deviennent un
réconfort, car ma nature – et la vôtre ? - est de détruire en
pleurant et rageant tout ce qui passe à ma portée, comme un bébé
de vingt mois. Sans un combat permanent, j'y retomberais à devenir
fou. J'entends vraiment fou, avec des neuroleptiques et des portes
fermées. Nous montons donc elle et moi dans son bureau qui fait
chambre, afin que je transfère sur son disque dur mes cours de
philosophie de Michel Onfray, enregistrés en public en ville de Caen
je suppose.
En
57 paraissait un ouvrage démolissant Freud, taxé absurdement
d'antisémitisme. En 52, année de ses "cours populaires",
Onfray n'avait pas encore été gâté, au sens où l'on dit "dent
gâtée". Mais il avait déjà zappé Platon ; ce qui me
plaisait au-delà de toute espérance...
COLLIGNON MA
VIE QUI N'INTERESSE PERSONNE
2061
06 21 SEPT HEURES 6
Sikonomè,
plinomè, dynomè : je
me réveille, je me lave, je m'habile – voilà le Mané, Thécel,
Pharès de mes journées. Tout y est déjà emballé, pesé, divisé.
C'était un vendredi, de temps beau et lourd. Et plus rien n'en
reste. Il a fallu se justifier de vivre, comme je fais chaque matin.
Flairer les gants de toilette pour témoigner de leur propreté.
Supporter les longs réveils marécageux de ma moitié, que j'aime
plus que je ne crois. Et jusqu'à seize heures, travailler à des
choses qui ne seront plus. Enfin seize heures vinrent, et je dus
m'enfourner dans un bus. 25 minutes planté au soleil à lire, après
avoir passé de mortelles minutes à peindre un grand volet en bleu
grec.
Belle
chose que les trajets en bus. Je ne cède pas ma place aux femmes,
estimant suffisant qu'elles aient de la beauté : l'une d'elle
acusait ses plus de soixante ans, avec une peau dorée comme une
croûte à pain. Blonde platinée, grande bouche et poitrine
discrète. Près d'elle sa fille assurément, noire de cheveux, noire
de lunettes, avec une grande resseblance de bouche. Des liens
afectueux les rassemblait, malgré leurs coquetteries respectives. On
se parlait beaucoup dans ce bus-là : une sexagénaire à dents
proéminentes expliquait à deux Noires qui n'en pouvaient mais ses
goûts culinaires et la répercussion qu'ils avaient sur ses
digestions, comme si c'eût été la chose la plus intéressante du
monde.
Et
le chemin roulant se prolongea, cahin-caha, non sans l'appel de ma
douce et tendre, qui s'informait de l'état de ma progression. Mon
grand plaisir dans ce cas est de jargonner un mélange de auvais
boche et de mauvais hébreu, comme si c'était la chose la plus
intéressente au monde. En descendant, la mère blonde et la fille
brune échangèrent une phrase ou deux en mauvais espagnol, pour bien
montrer qu'elle aussi, ma foi, valaient le détour d'originalité.
Pendant ce temps je lisais. Je lisais si bien Les
gens heureux lisent et boivent du café
que je manquai ma correspondance et descendis "Bourse du
travail" : correspondance pour la ligne 4 ? je l'ai cherchée
sous le cagnard, en aval, en amont, en vain, en trente.
S'ensuivit
une marche bien rude vers le cours d'Albret, soleil, poids du paquet,
arrêt, attente encore, des gens, des gens. Cela prit encore du
temps. Parvenu à l'arrêt Lewis Brown à 17h 43 (départ à 16h),
j'imaginai d'utiliser ce petit laps à sa mémère pour poster mes
atroces Singes Verts, plus un mnuscrit aux éditions de l'Olivier,
qui ne publient absolument pas de recueils de rubriques
radiophoniques : mais il faut bien faire marcher le commerce ! Et
l'émisison commença, sans retour de casque, avec maints
cafouillages : disques annoncés qui ne partent pas, titres remplacés
par d'autres. La décision de rester un enfant se paye par une
éternelle inefficacité, une éternelle incompétence
: "Tu n'as toujours rien appris en plus de vingt ans de radio ?"
Rien, mon ami : m'y connaître "en technique" me semblerait
de la plus parfaite platitude, de nature à ternir mon bel esprit
d'enfant tout neuf. Comment y remédier ? En habillant mes
défaillances de bouffonneries verbales, ainsi que j'ai toujours
fait. Didier Mailleu, disque 6, ne marchait pas : tant mieux !
Indochine s'était pourvu d'un remixage poétique pour Trois
nuits par semaine, un
merveilleux mélange de Philip Glas et de Manset : quelle excellente
surprise ! Et j'ai lu tout mon baratin sur Lourdes,
de
Zola, en articulant bien, en variant les tons mais sans trop, en
diminuant la place de mes propres élucubrations, celles que je signe
de mon nom dans Le singe vert.
Le
retour s'effectua mieux, comme s'ils 'agissait etc. Deux sœurs
affectueuses ou gouines se battaient à coups d'avant-bras sensuels,
effleurant leurs seins et leurs hanches : égarées par le désir,
exhibitionnistes, comme si c'eût été. Je lisais. Changement à
Gambetta. Je lis toujours. Et puis, rue Judaïque, autre sonnerie de
téléphone : David me demande de descendre immédiatement, il vient
me chercher avec ma propre voiture qu'il a enfin et pour la nième
fois réparée. Cela prolongera mon supplice voyageatif. Mais quel
plaisir n'aura-t-il pas de me démontrer que mécaniquement, cette
fois, tout va bien...
COLLIGNON MA
VIE QUI N'INTERESSE PERSONNE
2061
08 07 HUIT HEURES 8
A
huit heures, nous sommes levés depuis longtemps : il arrive que ce
soit avant six heures. On enterre mon beau-père aujurd'hui : c'est
pourquoi ma femme Arielle n'a pu se rendormir comme elle le fait au
petit matin. Nous n'éprouvons pas extérieurement de grande
tristesse : cet homme nous a laissés tomber 22 ans durant, malgré
nos tentatives de réconciliation. Il répétait "Non... Non..."
à l'arrière du téléphone quand nous contactions sa nouvelle
épouse. Je suis allé ler voir avec fes fleurs pour son 89e
anniversaire. Comme j'appelais ma femme au téléphone pour qu'elle
me rejoigne, il vint me trouver sur le balcon pour m'enjoindre de ne
pas le faire, car il n'était "pas encore prêt".
J'ai
donc pris le repas avec sa nouvelle épouse et leur fils de 32 ans.
Arielle m'en a voulu pour cela. Mais il ne sert à rien de rappeler
cela : nous le mettons en terre aujourd'hui. Le fils a rejoint le
père décéde depuis très longtemps. Nous sommes allés chercher
Java notre amie, qui s'était mise en demi-deuil, car elle ne l'avait
vu qu'un petit nombre de fois, et la dernière, de façon quelque peu
mouvementée. Ces circonstances passées doivent entrer en ligne de
compte quand l'assistance entend sans broncher le curé, à voix trop
forte, proclamer sans bien s'y connaître que nous devons penser aux
bonnes actions qu'il a pu accomplir : en tant que médecin,
assurément. Mais en son privé, on cherche encore.
Le
curé, après son sermon en langue de bois ecclésiastique, ôta la
petite lumière à la tête diu cercueil pour aller la poser aux
pieds de la Vierge. Le plus pénible de toute la cérémonie furent
les cantiques dont le refrain devait se reprendre en chœur par
l'assistance, comme nous y invitait une vieille chrétienne sincère
et desséchée de sa voix haut perchée. Nous l'avons fait, par
solidarité. Lorsque le cercueil fut remporté, tout se passa
gymnastiquement : ce sont des gestes répétés, par des
professionnels sans affects, pour ne pas devenir fous. L'un d'eux
reçoit les cent kilos sur le bassin, puis deux se glissent vivement
par-dessous tandis qu'il grimace, et le poids se trouve enfin réparti
sur les quatre épaules.
A
l'aller, nos croquemorts exécutaient un ballet circulaire en
chaloupant du cul, ce qui est peut-être nécessaire pour éviter
tout déséquilibre. Françoise était une petite chose dévastée.
Elle allait de groupe en groupe, et je n'ai pu l'embrasser
personnellement que plus tard, ce dont elle m'a bien remercié, j'ai
senti ses larmes sur mes lèvres. Ses deux fils, alternativement, la
tenaient aux épaules. Nous sommes partis en voiture, vers le
cimetière du Bouscat (et non de Bruges) : c'est Jacques et Muriel,
venus spécialement de Sore, qui sont passés devant nous pour nous
guider. Ils se sont
levés à 5h pour nous rejoindre depuis Sore, dans les Landes. Leur
retour en grâce est depuis longtemps engagé, car ce sont les seuls
à nous être demeurés fidèles en dépit des comportements bizarres
de votre serviteur. Et puis nous avons marché dans l'allée sous un
soleil de plomb, qui est aussi un vrai temps d'enterrement. Les deux
fossoyeurs ouvraient à la bêche et au fossoir, qui est une fourche
à larges dents, utilisée aussi pour fouir entre les rangs de vigne.
Le cercueil fut enfourné tête vers nous, ce qui m'étonna : je
pensais que les morts nous regardaient, or, leurs têtes sont à
l'envers par rapport au visiteur.
Ma
réflexion fut jugée déplacée par Christophe, mais il est très
énervée en ce moment : soucis pneumologiques et sevrage de tabac.
Il nous taraude avec son souci de la famille, bien nouveau puisqu'il
ne voit ma femme qu'une fois par an. Il insista auprès d'elle pour
que nous fussions invités par Stéfan, fils du défunt, mais
celui-ci fit répondre que c'était une "réunion de famille",
entendez celle de la mère. Christophe pestait encore en repartant,
parce que nous n'avions pas "le sens de la famille".
Pourtant, il est bien la preuve, lui-même, qu'il n'y a pas pire sac
de nœuds que cette institution, que nous avons toujours traitée
avec éloignement, et même des pincettes : le mot même fut pourvu
de guillemets sur notre livret de "famille".
Nous
n'avons pas consulté le livre des signataires, que les assisants
avaient signé sur le seuil de l'église. Françoise a dit "Au
revoir mon Nanou", tout doucement, et encore "Au revoir"
en quittant la tombe : alors ses fils l'ont doucement raisonnée,
puis elle est repartie avec eux, chétive et noire. Après cela, nous
avons raccompagné Java qui nous a offert du café et de la
citronnade, andis que nous taquinions le chaton. Et j'ai proposé mes
services de 69 ans et demi afin d'aider le pauvre Max qui s'est fait
vider de son appartement, mais pour en retrouver un plus grand. De
retour ici, repos, repas, diverses occupations dites "littéraires",
et petite expédition vers Cultura : notre occasion de dépense.
Arielle
a reposé un Carpeaux, malgré la beauté de l'album ("Philoctète"),
mais s'est fendue d'illustrés, Charlemagne,
Aliénor d'Aquitaine tome
II. Nous ne savons pas comment nous finirons le mois. Mais je pense
que la suspension de parution sur papier du Singe Vert va dégager le
budget. Le soir, Françoise, désormais veuve, a longuement téléphoné
à mon épouse, car elle était seule chez elle, et se sentait
atrocement désemparée. À noter que David n'a pu venir, car il ne
s'agissait administrativement, n'est-ce pas, que de son
arrière-grand-père...
COLLIGNON MA
VIE QUI N'INTERESSE PERSONNE
61
10 08 (07) NEUF HEURES 10
C'est
à peu près l'heure où je me suis levé hier. Sikonomè,
plinomè, dynomè. Le
temps de lire vingt minutes d'Oracle,
de
Peyrefitte, je me mets en route pour rejoindre Hlène, que
j'appellerai Léa. Elle est devenue très laide. De caractère, mais
très laide. Une photo de ses cinquante ans la montre, bouche fendue
en V excessivement fardée, l'air d'une vieille sorcière vénitienne
à qui ne manque qu'une dent de moins sur le devant. J'aime bien
parler avec elle. Je l'ai croisée dans les petites rues, cherchant
une place pour le parking. Elle m'en indique une, elle paye mon
stationnement, nous gagnons le café des Arts. En nos embrassant, je
vise la bouche qu'elle détourne. Plus tard, elle me parlera de
"l'amitié entre une femme et un homme". Décidément,
elles sont toutes sur le même modèle. Djanem m'a déjà fait le
coup. Elles voudraient supprimer l'érection. Mais quand elles se
font fourrer sur une moquette, elles ont les genoux au niveau des
oreilles et en redemandent. Les femmes sont connes. Les hommes aussi.
Moi aussi. Je parle, je parle, c'est tout ce que je sais dire. Nous
passons d'un sujet à l'autre, multipliant les incises et
construisant une conversation vaille que vaille, cahin-caha, sans
compter Abel. Il est question de bites automatiques, terme officiel
de ces plots qui se redressent sous les voitures et les esquintent :
mille euros de réparation, mieux vaut, pour ces fameux autres qui
ont toujours par quel miracle des sous de côté, en mettre 3 ou 4
000 pour s'en payer une neuve.
Les
sujets de conversations s'entrelacent, mais pas nous. C'est ce que
l'on appelle "les joies du contact", social, s'entend. Nous
nous marrons, autour de nos deux Pepsi. Hier au soir, Léa s'est
bourrée, la voilà un peu rétablie. Le vent est un peu frais en
plein air. Elle tire alors un appareil photo sans bruit de déclic,
et me fait le portrait, ma fois très réussi. "Pourquoi es-tu
triste ?" C'est que je ne sais plus quoi dire. C'est, lui
dis-je, que finalement j'ai envie de pisser. Prenons congé. Je monte
les marches en bois, une jambe raide, marche à marche, et pisse dans
cette petite cabine d'urinoir visitée par des milliers de clients
depuis avant-guerre. Et redescends de même. Parcours un Sud Ouest
où figurent les entrées et sorties de l'Hermione, qui viendra nous
visiter avant de partir pour l'Amérique, fac
simile du
vaisseau de Lafayette.
Le
retour s'accompagne du traditionnel coup de téléphone d'Arielle,
qui "veut savoir où j'en suis" : entre St-Ferdinand et la
rue Ulysse Gaillon. Le feu rouge y est très long. Une fois arrivé,
j'apprends ici une nouvelle excellente : un chèque de 98€ et des
poussières payé sans barguigner par Muriel Guillot, qui reconnaît
sa responsabilité dans la chute d'Arielle à son cabinet le 27 août.
Ce petit mot accompagnateur consttue un aveu, si nous étions
procéduriers en produisant ce texte devant
un tribunal ou même auprès de notre assurance. Mais nous ne sommes
pas de ces eaux-là et préférons toujours un bon arrangement à
tous les mauvais procès. Arielle remerciera la dermatologue sitôt
le café pris ; cette dernière, en consultation, se montre brève et
allusive. Le chèque n'en sera pas moins posté le soir-même dans la
boîte aux lettres de la Société Générale. Et j'aurai acheté 12
timbres verts équivalents aux rouges désormais. La journée vite
passée me laisse le temps d'écrire mon texte sur L'Oracle,
échange
de répliques marivaudées entre une jeune Anglaise, Miss Anny
Teacher, et Jean Guimard, tous deux férus de culture grecque et
reensant les sources de Béotie.
Comme
ils se sont déjà baisés, dans la fougue, il ne s'agit plus que de
continuer à se plaire et à s'estimer. Chacun fait assaut
d'érudition, assommerait le lecteur s'il n'était pas hellénophile
et friand de ces multiples anecdotes mythologiques. Nous apprenons
l'existence d'un Apollon des Mites, avec un i, et d'une nymphe dont
il écrasa la source sous je ne sais quelles ruines ; d'une fontaine
où Narcisse se mira, troublée par un importun troupeau de chèvres.
D'une multitude de lieux divins, plusieurs par kilomètres : j'avais
vu de l'autocar les ruines de Tiryhthe, où naquit Hercule ; mais je
m'étais bien garde de les signaler au passagers de l'autocar, tous
plus mufles et ignares les uns que les autres.
Zeus
me préserve d'accomplir jamais un voyage de plus avec un groupe de
connards, lyonnais ou caennais ou ce que l'on voudra. La guide si
vantée n'avait-elle pas évoqué des "cochonneries" à
propos de l'histoire sacrée d'Eééééédipe ? Quelle culture !
S'embrouiller dans les nombres latins, même remarque ! Enfin,
qu'elle soit payée, c'est le principal. Je ne retournerai plus en
Grèce. Je ne toucherai plus le tablier en tôle de l'Aurige de
Delphes, car Peyrefitte parle de sa découverte : il était nu. Et
l'on venait se frotter sur lui. Les hommes, bien entendu. Préparer
une émission vous plonge pour la journée dans l'œuvre à
commenter. M'étant levé tard de surcroît, je parviens à 17 et 18h
sans avoir vraiment vécu, Léa m'ayant bouffé toute la fin de la
matinée.
Le
plus extraordinaire m'arrive pourtant à la fin de la journée : le
film télévisé ne m'a pas plus, Blanche-Neige
et le chasseur. Alors
je me jette dedans, y participe de toute ma colère. J'applique ce
que j'écrivais à Te-Ana, LA MORT EST MON ENNEMIE PERSONNELLE. Je me
rends compte qu'enfin je suis parvenu à l'âge de septante, celui où
mouraient la plupart des personnages célèbres que je récoltais
dans le petit Larousse de mon enfance. "Chez moi, on meurt à 50
ans", disait Turgot, qui en fit 54. A présent je suis tout
près, tout près de la mort. Ja la regarderai comme Blanche-Neige
fixa le troll. Mais le troll, lui, a reculé. 62
05 27 XXX
COLLIGNON MA
VIE QUI N'INTERESSE PERSONNE
61
11 17 DIX HEURES 13
Hier
à dix heures, qui étais-je, que faisais-je ? Voilà bien de
l'insolence. Arielle était au lit, comme il advient en permanence.
Et je travaillais à Dieu sait quelle sottise, cette Nox
perpetua dont
quinze lignes se perdirent, et que je dus recomposer, mais de façon
très froide, toute différente de ma première version, et peut-être
mieux. Il y était question d'un Noir, supérieur hiérarchique,
entraînant mon épouse dans un tango acrobatique de haute volée. Je
ne sais plus ce qu'il advint ensuite, et j'en déduis que les
publications par blogs et par FaceBook enregistrèrent mon changement
d'humeur : figurez-vous que chez mes deux amis, la peintre et le
philosophe farouche, il me fut conseillé de reprendre de l hauteur
dans mes commentaires.
Ma
fois je me suis marrédu mieux que j'ai pu, au lieu de tonner en
vain contre les abominables exactions du Moyen Orient, auxquelles je
ne peux rien depuis mes pantoufles et mon bon bureau. Ensuite ce fur
l'aller-retour à Pessac, afin de ramener ma fille et son fils ; le
sieur Christophe, compagnon de la première et père du second, me
reçut sur son canapé, d'où il échangea quelques considérations
sur les djihadistes, mais où il distingua la séparation de la bande
de Gaza effectuée par l'Egypte de celle effectuée par Israël.
Cette distinction me semble spécieuse, mais qu'importe à ceux qui
sont là-bas. Ici, ce qui importe, c'est ce lever de mon gendre donc,
et ce raccompagnement à sa porte au moment de partir, ce qui est
signe de considération pour moi, dont je suis bien aise : peut-être
reviendra-t-il sur sa décision de ne plus nous recevoir à Noël, ma
femme et moi, sous prétexte qu'elle fume et que lui, Christophe,
souffre de trop de ponctions d'impôts.
Et
voilà mon épouse bien embarrassée pour savoir en quelle compagnie
nous passerions le réveillon de la Nativité, prête (et je l'en
dissuade) à mendier de famille en famille l'honneur de nosu recevoir
à sa table, alors que notre seule famille, qui nous refusarait,
c'est notre fille, notre petit-fils et notre gendre par la main
gauche. Ces réunions obligatoires me ravagent, et notre ami Max le
philosophe et graphiste se fâche tout rouge à les évoquer
seulement : il hait, avec raison, toutes ces simagrées noëllaires,
et les fuit de toutes ses forces. Nous avons bien du mal avec notre
vie sociale, du moins pour ce qui est de ma petite personne : même
les visites dominicales de nos enfant et petit-enfant m'engendrent du
malaise, tant je suis empêtré de vouloir à la fois faire plaisir
et préserver mon autonomie.
Ce
sont des calculs de minutes, et une méfiance totale de l'abandon au
naturel, car ce dernier mènerait à brouille, du moins aux
fâcheries. David me montre des vidéos de la dernière connerie,
dont je ne comprends qu'il puisse encore s'enticher passé seize ans
comme il l'a fait depuis neuf COLLIGNON MA VIE QUI N'INTERESSE
PERSONNE
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autres.
Il me montre aussi la photo sur écran de sa nouvelle "petite
amie", Anaïs, toute différente de l'ancienne, même si c'est
sa cousine, et qui ne me plaît pas plus physiquement que la
précédente, ce qui ne manquera pas de lui plaire s'il lit un jour
ces lignes. Il n'a jamais eu la moindre rivalité à craindre de ma
part !... Et puis nous avons parlé, partagé l'abondant goûter
bourré de biscuits et de cacahuètes pralinées (à pleines
poignées), ils sont repartis avec de beaux sacs-poubelles gonflés
de vêtements du grand-père et arrière-grand-père mort, je suis
revenu dans la nuit naissante, la radio de bord à fond.
Heureusement
tout se tient et retombe sur ses pieds dans toutes les journées,
même très chargées : l'on est encore vivant, l'on se remet de ses
fatigues (bien-aimées), on lit encore, on télécharge Google Earth
qui permettra d'errer plus ou moins, en images, à la surface de la
terre, on parcourt des articles sur le marquis de Sade ou quelques
paragraphes de préface (Résurrection
de
Tolstoï). On se recroqueville devant ses radiateurs, on écoute les
informations dans mon petit bureau de bois (nous étant figuré que
la télévision tombait en panne), puis la télé se rafistole (il
suffit de tout débrancher, puis de tout rebrancher, ce qui contredit
toutes les lois de la physique). Puis après une ultime rasade
d'informations et de dance
floor, le
sujer pensant rejoint sa femme sous les couvertures, caresse le chat
en le maintenant bien, le laisse s'éhapper vers où il veut. La nuit
passe. Il est plus de huit heures du matin avant qu'on se réveille.
Il ne faudra pas traîner, se laver sans beaucoup de savon devant le
chauffage d'appoint prêté pour trois mois, supporter sa femme au
petit-déjeuner. Alors éclate une crise : il faudrait, n'est-ce pas,
que je demande au médecin, qui est une médecine, l'ordonnance d'un
médicament, à renouveler, pour ma dite épouse. C'en est trop.
Je
flanque une ridicule raclée à notre mobilier de jardin, celui de
plastique, et qui ne fait pas trop de mal quand on le rosse. Voilà
plusieurs fois que la vie conjugale me jette dans des rages folles.
Faut-il que je me sois contraint pour éclater ainsi, contr les
islamistes ou contre ma femme ? À qui je montrais encore hier soir
des Indiens des Andes soufflant dans leurs flûtes de Pan ? C'est le
mariage qui ne me convient pas, la vie commune, l'absence de voyages.
Bientôt je respirerai seul dans les rues de La Rochelle. Pourquoi
faut-il toujours que cette femme-ci me demande un service, même
minime, sans cesse ajouté à un autre service ?
Sont-elles
toutes comme cela ? Assurément non. Mais je suis arrivé à pied
chez la doctoresse (dont le suffixe, Mesdames, n'a jamais été
péjoratif) dans un état de vive agitation, au point de
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n'avoir
pu lire dans la salle d'attente, occupé plutôt à bien régler mon
souffle afin de ne pas "venir faire l'orang-outang" dans le
cabinet médical. D'abord, renouveler la Sertraline, qui m'atténue
mon moi-même, peut-être, mais qui du moins me permet de rester
buvable, même à mes propres yeux. Puis refaire une radio
thyroïdienne, merci Tchernobyl, et consulter le Dr Noguès, qui
m'ordonnera (ou non) une fibroscopie stomacale. Je connais mon
médecin depuis plus de trente ans, ce qui est épouvantable si l'on
y pense trop. Je l'ai vue se déssécher comme elle m'a vu
m'envieillarder. Puis me voici revenu, je dis à mon épouse qu'elle
doit consulter en personne pour obtenir une ordonnance, et je me
replis sur le fameux bureau en rondins, où je lis ou bien relis
quelques Lettres à Sophie Volland, dont j'aimerais tant avoir le
style...
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