LECTURES 2044 B DE COSTER LEUQUET SOLLERS

 

COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"

DE COSTER "ULENSPIEGEL" 44 07 08

Que veut dire "Ulenspiegel" ? Assurément pas "le miroir à la chouette", comme semblent l'indiquer les illustrations traditionnelles, mais la déformation de deux mots flamands signifiant "votre miroir", à en croire De Coster, qui a réutilisé le personnage. Notre bouffon belgo-international présentait en effet un miroir à chacun de ses interlocuteurs, tel un nordique Socrate, et prétendait révéler les gens aux gens.

L'ouvrage qui vous est présenté remonte au milieu du XIXe siècle, et fut écrit par De Coster donc, Belge bilingue, en mémoire d'un héros remontant au début du XVIe. Nous tous qui avons fait des études germaniques conservons en mémoire ce facétieux personnage, ne répugnant pas aux plaisanteries scato, mais plein de rires, de grivoiserie et de bon sens.

Bernant toutes autorités, médicales, religieuses, juridiques, recevant au besoin maints coups de bâton, mais avec les rieurs de son côté, toujours prêt à s'en tirer, même parfois vaincu, par une pirouette. Il n'est que de se rappeler le pari qu'il fit d'apprendre à un âne l'art de la lecture, puis menant sa bête


devant un livre et lui montrant alternativement deux lettres, lui faisant braire "I-A, I-A". La farce peu fine où il fait goûter à des juifs (en toute innocence du XIX
e siècle) des crottes qu'il prétend être des truffes conférant à ceux qui les mangent des pouvoirs divinatoires se retrouve dans l'ouvrage de notre Belge amoureux du passé. Mais c'est à peu près la seule de ce tonneau, et les nostalgiques de l'exactitude textuelle doivent se reporter aux illustrations de la collection "Récits" parue en 1956 (2003), introuvable, est-il besoin de le préciser.

Les premiers chapitres sur l'enfance (on dit en matière de légendes "les enfances") d'Ulen- spiegel nous réjouissent et nous agacent à la fois par la fraîcheur faussement retrouvée des légendes du quinzième siècle, si proches par leur ton du Roman de Renart. De Coster a su merveilleusement retrouver le parfum de cette langue, juste ce qu'il en faut pour que cela demeure compréhensible tout en restant dépaysant. L'agaçant consiste en ce parfum de déjà vu de toutes ces farces issues de fabliaux, en tous lieux et à toutes époques. Nous reconnaissons bien là les occasions de gros rires, qui ne nous arrachent plus que quelques sourires de commisération nostalgique. Mais très vite le ton devient plus grave. De Coster en effet s'est servi de ce héros représentatif, commun à la Belgique, aux Pays-Bas et à l'Allemagne du Nord-Ouest, pour évoquer le difficile et cruel accouchement de la nation belge, de la nation belge. Il met aux prises le héros qu'il a confisqué pour la bonne cause avec la répression qui s'abattit sur ces pays-là sous les règnes finissant de Charles-Quint et commençant de Philippe II. Vers les années 1570 en effet les souverains catholiques d'Espagne, possesseurs également des riches contrées de Flandres, n'entendaient pas que ces provinces fussent affectées par le mal nouveau du protestantisme.

Il s'agissait d'ailleurs bien moins de religion que de soulèvement populaire, contre un prince étranger certes (encore que Charles-Quint fût issu de pays wallon) – bien moins de religion donc que de justice. Les moines étaient en effet les agents de la tyrannie, aidant à prélever les énormes impôts et en retenant plus que leur part, semant aussi bien la terreur par leurs discours stupides concernant l'enfer et autres bondieusetés empoisonnantes. C'était la dictature : chacun pouvait dénoncer son voisin et empocher une partie de son héritage, le roi, d'Espagne s'entend, gobant le reste des biens du banni. les hommes étaient brûlés, les femmes enterrées vives.

Et tous torturés généreusement, au moindre soupçon. De Coster imagine que le père de son héros est dénoncé par un rapace, torturé ; que le fils, traînant déjà derrière soi un passé de joyeux luron fainéant et chapardeur, soit obligé d'accomplir un pélerinage, qu'il ne mènera guère à bien si ma mémoire est exacte. Ce pélerinage lui sera prétexte pour continuer d'errer, et de prendre les armes, finalement, avec bon nombre d'habitants révoltés, contre l'occupant qui saigne le pays à blanc. Il a pour compagnon, tel Don Quichote, un personnage gras et sympathique, Goedzak (mentionné dans le titre complet de l'œuvre du XIXe siècle). Cela veut dire "Bonne Parole", ou peut-être "Bon Sac" ( à nourriture), bon cuisinier, chagrin d'avoir perdu sa femme qui l'a abandonné pour suivre un religieux.

Plus il a de chagrin, plus il mange.

Ulenspiegel vit d'expédients, fauchant saucisses et bonnes femmes consentantes, Goedzak se maintenant en état de chasteté afin de retrouver sa femme infidèle disparue. Mais ils risquent tous deux leur vie, servant d'agents de liaison entre les différents acteurs de cette révolte, où il faut distinguer les nobles, pas toujours sûrs, et les gens du peuple ou de la bourgeoisie, comportant aussi leurs traîtres.

Ulenspiegel possède une fiancée qui l'attend, telle celle de Peer Gynt, jusqu'à ce qu'il revienne de ses aventures, triomphant ou menacé. Je crois bien qu'il est exécuté, mais qu'il se redresse avec sa fiancée dans les bras, proclamant son immortalité dans les âmes et les cœurs belges. Peu importe. La vérité historique est cernée de fort près, l'indignation serre le cœur du lecteur à la vue de toutes ces injustices inévitables : tous les mauvais pressentiments se vérifient, les

religieux de ce temps-là ne sont que des bourreaux plus hypocrites que les autres. Comment ne pas se sentir plein de pitié pour ces femmes que l'on torture pour les avoir vues parler à leurs vaches, ce qui leur vaut d'être accusées de sorcellerie, parlant à des animaux ? Comment ne pas s'exalter à la lutte de ces consommateurs de foire, qui se battent à l'intérieur d'une auberge pullulant de traîtres ? Je pensais au Chevalier des Touches de Barbier d'Aurevilly... Toutes ces luttes se ressemblent.

Et cette littérature de soulèvement populaire comprend ses morceaux de bravoure, que l'on retrouve évidemment. Il n'est pas jusqu'au langage de la Renaissance, avec sa truculence convenue, qui ne finisse par lasser quelque peu. L'intérêt universel pour Till Ulenspiegel, bouffon mystique et de tous temps, tenant de Scapin et de Figaro (pour anticiper), le cède à l'intérêt historique, d'aucuns diront anecdotique et réducteur. Ou amplificateur, selon qu'il est considéré du côté belge ou du côté mondial. Toutes les luttes pour la liberté se ressemblent, assurément...

Notons toutefois que cette langue française du XVIe siècle est censée recouvrir un original flamand, dont certaines expressions sont habilement introduites par l'auteur, qui nous

familiarise ainsi avec le baes et la baesine, "le patron et la patronne", ou le bruinbeer, qui est de la bière brune. Mais de l'avis des meilleurs flamingants, la traduction en flamand qui fut tentée n'est pas terrible, et possède beaucoup moins de verdeur que le français.

C'est simplement du français qu'il faut lire avec l'accent flamand, comme je m'y suis exercé pour les premiers chapitres.

Je fus donc souvent enthousiaste, parfois réservé à la vue de quelques longueurs, lorsque l'auteur se sent obligé (de fait, il l'est) de respecter son cadre historique et de mener le récit jusqu'au bout. Mais l'intérêt l'emporte, et de loin, Belge ou pas. Explorons ce riche volume :

" - Venez tous deux, dit le citoyen.

Ulenspiegel retourna chez le baes et lui dit :

" - Je viens de voir le doyen, il se portera caution pour les aveugles. Pendant que vous veillerez sur eux, que la baesine vienne avec moi chez lui, il lui répètera ce que je viens de vous dire."

Ma fois, je ne me souviens plus du détail de la duperie, mais nous avons affaire ici à un thème bien connu de la fable médiévale, qui est le bernage d'une troupe d'aveugles que l'on fait bâfrer, leur faisant croire à chacun que c'est l'autre qui possède l'argent du paiement. Il n'était pas cruel, en ce temps-là, de se moquer des aveugles. On trouve développées maintes farces de ce type

dans le "Lazarillo", ouvrage picaresque anonyme de l'Espagne du XVIe siècle. C'est dans la première partie, conformément à la tradition, de l'ouvrage de De Coster. Mais nous verrons ensuite comment on en vient à la politique et à la lutte armée d'Ulenspiegel et de son peuple, peu enclins aux spéculations sur les régimes, pourvu qu'ils respectent l'argent et la vie d'autrui :

"Il le fit, et l'hôte garda le chapeau.

"Bientôt il sortit de l'auberge, alla chez le paysan, monta sur son âne et courut le grand

pas sur la roude qui mène à Embden. Les smaledyke broeders, ne le voyant pas revenir, s'entredisaient :

"Est-il parti ?"

Encore une fois donc, il est question de régler la dépense d'un festin, car les légendiers ne répugnent pas, et De Coster s'y conforme, à lire deux ou trois versions différentes d'une même ruse. Dès l'instant que l'on roule l'aubergiste, et les religieux, comme ici ! D'abord se nourrir, et la prime au plus malin : telle est la morale de cette première partie et de l'ensemble de la légende d'origine.

Un autre appétit doit aussi se satisfaire :

"Je n'ai, dit-elle, faim ni soif que de toi.

"Le roi cria encore sept fois terriblement. Et il y eut un grand fracas de tonnerre et d'éclairs, et derrière lui se forma un dais de soleils et d'étoiles."

Surprise ! Notre héros, qui jusqu'alors ne pensait qu'à satisfaire sa soif de boissons et de femmes, se voit investi par une longue vision d'une mission de délivrance. Une espèce d'apocalypse se révèle à lui, en un long rêve allégorique, et le voilà chargé de délivrer la terre de ses pères. Il devra "chercher les Sept" ; la solution de cette énigme importe peu : l'essentiel est qu'elle soit posée, fournissant le fil rouge d'une quête qui occupera désormais le corps du récit.

Ulenspiegel rencontre son premier "contact", comme on dit en matière de résistance : Simon.

"Ulenspiegel dormit au grenier, près des chats ; le lit de Simon était en bas, près de la cave.

"Ulenspiegel, continuant sa feintise ivrognale, monta trébuchant l'escalier, feignant de manquer de tomber et se tenant à la corde. Simon l'y aida avec de tendres soins, comme un frère."

Sans doute s'agit-il de mettre à l'épreuve la véritable fidélité de Simon à la bonne

cause. Ruse de guerre, encore une fois grâce à la boisson et à la mangeaille, lors de noces figurées : les trois appétits du monde au service de la libération :

"Et ceux qui étaient dans les chariots donnèrent tout leur vin aux soudards.

"Et ils furent par eux bien applaudis et fêtés.

"Le vin manquant dans les chariots, les paysans et paysannes se remirent en route au son des tambourins, fifres et cornemuses, sans être inquiétés."

Et c'est ainsi que les faux paysans purent pénétrer dans Maestricht assiégée, ayant traversé généreusement les lignes ennemies.

Autre ruse, dans la taverne où pullulent les traîtres et les traîtresses, comme nous l'avions vu tout à l'heure :

"Un sou par jour, crocodile, dit Ulenspiegel, car tu seras serve de ces quatre belles filles, tu laveras leurs cottes, draps et chemises.

" - Moi, seigneur Dieu ! dit-elle.

" - Tu les as longtemps gouvernées, vivant du profit de leurs corps et les laissant pauvres et affamées."

Et c'est ainsi qu'Ulenspiegel punit la mère maquerelle, toujours prête à livrer les révoltés aux autorités, tout en sauvant de ses griffes les braves filles publiques qu'elle emploie. Ce sont en effet à peu près les seules femmes qu'aujourd'hui encore je puisse supporter. Mais ceci est une autre histoire. Le Christ n'a-t-il pas dit après toout aux filles de Jérusalem (et le curé de nous faire croire qu'il s'agissait des jeunes filles pauvres et déshéritées ! brave curé...) "...vous serez toutes avec moi à la droite du Père" ?

Et toute justice se trouve accomplie à la fin, et même si littérairement le procédé est discutable, de quel soulagement ne sommes-nous pas possédés, nous autres lecteurs enfantins et sans malice, ayant retrouvé notre âme de jeunesse donc, et bien contents que tant de cruautés soient enfin punies – trop tard hélas :

"Katheline, regardant Joos Damman, dit bien amoureusement :

" - C'est l'heure de l'orfraie. J'ai la main d'Hilbert, Hans, mon aimé. Ils disent que tu me rendras les sept cents carolus."

Justice sera enfin rendue à cette pauvre femme rendue folle par la trahison amoureuse et par la torture...

C'est donc une œuvre pleine de bons sentiments que je vous propose de lire cette semaine, et qui vous prouve que la bonté peut fort bien se conjuguer avec la littérature, n'en déplaise "à certains esprits chagrins". C'est un grand livre belge et universel, cela s'appelle "La légende et les aventures d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak", ce fut édité en 1867, et c'est en vente dès que vous le commandez. Bonne lecture.





COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"

LEUQUET (PAUL) "MONSIEUR DUBOIS" 44 07 15



Pénible devoir que de démolir un livre qui vous fut gentiment dédicacé, mais quoi, n'est-il pas indigne de paraître l'apprécier ? Je ne peux pas me taire non plus. Il s'agit de Monsieur Dubois ou les mémoires de mon ombre, de Paul Leuquet, aux éditions Opales. Il existe déjà un précédent, à Opales : "La nuit attelle ses chevaux", où déjà un Monsieur d'un certain âge nous faisait parts de ses fantasmes plus ou moins sexuels.

Ici; récidive : Monsieur Leuquet est sans nul doute un homme fort affable, cultivé, original et que je ne tiens pas à humilier, l'ayant déjà été suffisamment personnellement dimanche dernier. Cependant, malgré la culture du bonhomme (encore que des fautes de grammaire lui échappent parfois : l'expression restrictive "fût-ce" s'écrit en effet avec un accent circonflexe et non pas "f-u- 2s – e", ce qui la fout plutôt mal), malgré son désir de bien faire et son réel talent de poésie, son ouvrage m'a paru un interminable et fastidieux pensum.

Je m'explique : le surréalisme est une noble chose, très stimulante, permettant d'explorer avec délices les territoires de l'absurde, en particulier ; encore faut-il cependant obéir à certaines règles au sein même de la contestation. Commencer son récit par une rafale de références à des animaux est une chosefort sympathique et déroutante, mais les multiplier sous forme d'illustrations de caractères allégoriques en embrayant sans cesse d'un animal sur l'autre ne laisse qu'une pénible impression d'accumulation.

L'histoire (j'invente, mais l'esprit est là) d'une souris racontant l'histoire d'un éléphant qui raconte à son tour celle d'un kangourou faisant allusion à une abeille qui connaissait un crocodile me laisse particulièrement froid, de même que l'enterrement d'un bacille suivi par un lion, un canapé plus une chaise à porteurs garnie d'un anaconda me fait sombrement chier. Je sais, mes exemples sont inexacts : mais nul souvenir précis ne m'est resté ; vaut-il la peine que je replonge dans ces océans de platitudes ? Il me disait, l'auteur, de lire lentement : ce que j'ai fait, dame... Cela me perrmettait, entre autres, de goûter certains poèmes insérés dans une prose filandreuse, poèmes de facture classique de bon aloi, très évocateurs.

Mais cela ne suffit pas à effacer la pénible impression d'atroce patchwork où l'auteur

se tortille en tous sens pour prouver son originalité. Comble de malchance, les animaux recouvrent parfois des hommes politiques ou tel ou tel comportement humain. Nous est alors assenée fort sympathiquement mais très naïvement une leçon de morale ou de bon sens sur la situation, économique ou morale, de notre pays. Un deuxième thème consiste dans les aventures de ce monsieur Dubois, accompagné de l'ombre de l'auteur. Ce Monsieur Dubois rencontre une Madame Ernest, support de tous les fantasmes sado-maso de l'auteur : voilà une femme qui fouette son personnage, qui le pompe cruellement, qui fait des turlutes même à Satan, d'où il sort de l'acide chlorhydrique, même à Apollon, qui en devient dyonisiaque – excellentes idées, mais qui ne suscitent qu'exaspération, car le lecteur a dû, avant de parvenir à ces petites perles, patauger dans des monceaux de fumier préalable. "Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire" : malheureusement nous avons encore une fois - il y a tant de fois ! - affaire à l'un de ces ouvrages où l'auteur, ivre de son beau langage, a considéré qu'il ne fallait rien épargner de son inspiration à son lecteur, sans laisser la moindre chance à l'imagination de ce dernier.

J'ai donc bandouillé de çà de là – chacun ses obsessions et ses coïncidences - mais cela ne suffit pas. Madame Ernest représente une femme aux muscles d'acier, qui ligote, suce, épuise sans pitié, qui punit comme un éditeur, qui met aux fers, accompagnée peut-être – je n'ai pas tout compris – d'un chien nomme Arthur et qui parle – le fatras animalier nous poursuit en effet jusqu'au bout. Bref, Leuquet se prend pour Pauvert, ou plutôt Bataille, mais n'y parvient pas, et de beaucoup. C'est du délire sénile, très cultivé, très moraliste, très sentencieux, "surréaliste comme papa", s'imaginant qu'il suffit pour cela d'accoler n'importe quoi à n'importe quoi d'autre, ne suscitant que fatigue et boule de nerf. "Monsieur Dubois" très vite a fait partie de ces livres que je lis par fragments de deux pages jusqu'à ce que je les aie finis.

Je n'y ai rien compris ? Si. Je dis simplement qu'un tiers en moins, et un meilleur agencement des paragraphes, un certain liant, ou un certain décousu – il faut savoir choisir, or

Leuquet ne choisit pas – s'imposant, une certaine structure, afin que l'on n'aie pas l'impression d'un interminable raclement de fond de tiroir, incohérent. Nous passerons sur l'outrance constante de l'expression, c'est une des lois de ce mauvais genre, illustré par Thieulloy, Jean-Edern Hallier, le faux écrivain Vautrin qui se fait peut-être écrire ses livres, plus hélas Umberto Eco dans son "Île du jour d'avant", et tant d'autres qui entassent, en se prenant pour François Rabelais et André Breton ce qui n'a rien à voir. Voici par exemple Madame Ernest qui attend sa proie : bien évidemment, la référence au monde animal demeure omniprésente :

"Elle pouvait pouvait comprendre ce que ressentent les chiens quand les jarrets du cerf sont à portée de leurs crocs. En elle des meutes se formaient, prêtes à l'hallali. Elle entendait des sonneries de trompes, des hennissements, des abois." Excellentes idées que ces métaphores, Madame Ernest forme un condensé de toutes les forces de la nature, pourquoi pas ; l'auteur s'exprime à son sujet dans un style irréprochable. Mais tout cela se met au service d'une banalité sadomasochiste qui n'appporte rien de neuf. Lisons à présent un chapitre intitulé "Le combat".

"Un jour, exception qui confirma la règle, Madame Ernest fut confrontée à un problème au retour d'une de ses visites à à Monsieur Dubois. Pendant son absence, l'une des jeunes Filles-Serrures avait ramené un garçon rencontré dans un bal, qui lui semblait en mesure de vivre quelque temps au sein de leur communauté, d'en apprécier l'esprit. Le garçon n'était pas ce qu'il paraissait être. "

Evidemment, lue comme ça, l'œuvre de Paul Leuquet n'a pas l'air si méchante. Il faut une ou deux pages pour être rassasié. Notez l'existence de ces "Filles-Serrures", dont vous aurez compris le léger symbole. L'ennui est qu'elles en ont la forme et le comportement. Là où l'image devrait être légère, allusive, Paul Leuquet enfonde le clou, file la métaphore et emmerde son monde. Un parallèle entre chimère et sphinge :

"Nous allons vers cette bouche en quête du Graal.

"Nous voulons sous la chaleur de nos lèvres l'obliger à s'ouvrir, sentir passer le souffle, mais rien ne viendra ;

Sans doute est-ce l'une des grandeurs de l'esprit, de nous pousser à aller vers elle."


Je n'ai pas aimé ce syncrétisme entre la sphinge et le Graal ; ce n'est pas érudit, c'est macédonien. C'est de la macédoine.

Et voici un passage plus marqué de sottise : des sceaux (pour "sceller") qui servent une ombre ; il faudrait peut-être que Monsieur Leuquet se rende compte que le lecteur, quoi qu'on en pense, a encore besoin d'un certain support visuel ou du moins représentatif, pour entrer dans l'univers d'un écrivain...

"Ils allumaient son feu en hiver, coupaient son bois, préparaient les légumes de sa soupe, surveillaient leur cuisson sur le réchaud à gaz.

"Un Lézard m'a dit qu'il les avait vu prendre dans les nids de la Maison au bord de l'eau, un peu de duvet. L'oreiller qu'ils confectionnèrent, un papillon aurait pu le porter."

Voilà un exemple typique de ce qu'il ne faut pas faire quand on n'est pas Henri Michaux : la métaphore incohérente des sceaux, l'ombre qui mange de la soupe, le Llézard qui parle, la Maison qui est une personne, avec recours aux papillons. Non, je ne joue pas l'Aristarque d'un homme puissamment imaginatif : je dis que le lecteur ici s'essoufle à travers un système de transposition excessif, d'un absurde qui ne signifie rien, même pas l'inquiétude, dont on sent qu'il est parfaitement gratuit, qu'on pourrait aussi bien remplacer les sceaux par des gants de toilette, le Lézard, majuscule ou pas, par un escargot (d'ailleurs il y a aussi un escargot), la Maison par la Tour Eiffel et mon ombre par mon cul sur la commode.

A ce moment-là je prends ma plume et j'en fais autant. Le cadavre exquis était composé par des gens d'esprit. Ou bien, si je n'ai rien compris, si je n'ai rien senti, l'auteur véritablement n'a rien fait pour m'y aider. Terminons généreusement par une note d'érudition tant il est vrai que les jeunes analphabètes de nos jours ne savent plus qui est Louis XI, parce que ça prend la tête et qu'on ne l'a jamais vu à la télévision :

"L'homme qu'il éleva à la dignité cardinalice commence à entrevoir les chemins de la foi. Cela, n'en doutez point Monsieur le Cardinal, réjouira son cœur.

"Cette image, cette caricature, inscrite dans la mémoire, ne rend pas compte de la manière dont Louis XI assume le pouvoir."

Vous aviez reconnu le cardinal La Balue enfermé dans sa cage de fer, la "fillette" du roi. Et c'est cela, voyez-vous, qui m'exaspère : tant de culture, tant de tyle parfois, tant de sensibilité – au service d'un immense gâchis de galipettes de vieux, d'esprit de représentant de commerce et de phantasmes de puceau contracté. Jamais je n'aurais imaginé pareille catastrophe en voyant Monsieur Leuquet, si affable, si intéressant, si attachant.

Nous terminerons notre prestation, comme ne dirait pas Laurent Terzieff – par un appel à achat : en septembre et octobre pulluleront les ouvrages sur notre Papon national et international. Mais il existe déjà un ouvrage qui fait le point sur ce triste Monsieur ; il s'agit de Maurice Papon, de la collaboration aux assises, par Philippe Cohen-Grillé, qui vous initiera aux atermoiements de la belle justice française, lesquelles ont failli nous priver, par mort naturelle, d'un magnifique procès. Livre édité au Bord de l'Eau, en vente chez Mollat, Virgin Megastore, à la Fnac mais pas à la Machine à Lire, 856 F, premier de France, indispensable.



COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" 44 07 22

SOLLERS "LA GUERRE DU GOUT"

En vérité je vous l'apprends, mes bien chers frères, par-cette-belle-journée-de-juillet-ensoleillée, nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre et vous ne vous en doutez pas. C'est Philippe Sollers qui vous le dit dans son ouvrage La guerre du goût. Il ne s'agit pas de prendre une fois de plus la mine écœurée des lecteurs de Télérama ou du Canard Enchaîné : "Quoi ! encore ce vieux clown médiatique de Sollers !" Ecoutez : la guerre que nous menons est celle de la civilisation contre la barbarie, celle de Mozart contre le centre Beaubourg, de Piero della Francesca contre Buren et ses colonnes. Il existe un goût, il existe ce qui a un goût de merde. La culture est bourgeoise ? Bien sûr.

Ce n'est que le ventre plein que l'on peut s'élever. Celui qui prétend le contraire ne désire au fond que maintenir le peuple sous la domination de la faim : "Ne vous en faites pas les gars, crevez au boulot, vous avez bien assez de sens artistique pour transfigurer votre condition !" Pas du tout, pas du tout. Mangez, vous dis-je, renversez le patron, et acquérez le raffinement du patron. Ça n'engage que moi. Toujours est-il que Sollers préfèrera toujours Mozart au rap, parce qu'il y a plus de notes, parce que c'est plus compliqué, parce que c'est plus subtil. Le rap, c'est la trottinette ; Mozart, c'est le Concorde. Alors comme ça il faudrait priver les rappeurs de Mozart et de Concorde sous prétexte qu'ils seraient trop pauvres pour se payer l'un, trop cons pour apprécier l'autre ?

Il est vrai qu'on peut se passer de supersonique, et de Wolfgang. Il est vrai qu'on peut se passer de lecture aussi bien, et que si je conseillais aux banlieusards désœuvrés de se plonger dans un livre, on me traiterait peut-être de facho. En tout cas, rassurez-vous, plus personne ne lit. Y compris chez les fils de bourges qui se contentent de plus en plus de digests polycopiés, y compris leurs parents eux-mêmes qui se contentent d'allusions et de bribes ramassées çà et là dans le Figaro.Sollers constate cette situation avec le sourire désabusé qui est le sien, faisant fi des antisnobs plus snobs que lui. "Il a bien épousé tous les courants successifs", m'a dit en substance un ami vendômois. Certes ; mais cette course à la modernité, au train en marche, est peut-être le garant de la survie. Il faudrait savoir si l'on nous reproche de trop suivre la mode, ou bien de croupir en notre tour d'ivoire. Bref de toute façon l'intello a tort. Et Sollers, comme Bernard-Henri Lévy, se revendique intello. Sensuel qui plus est. Et dilettante. Ecrivant des livres qui ne servent à rien, comme la peinture et la musique. Certain de tenir le bon bout du manche culturel. Qui parle encore du ska ? du jerk ? bientôt du rap – j'y tiens ? Effets de mode, désolé, effets de mode. Mais Mozart est éternel et vous passe au-dessus de la tête. Ah, je suis insolent. "C'est claiair", comme vous dites. La guerre du goût nous apprend à ne pas avoir honte de notre bon goût, à ne pas céder aux caprices de l'éphémère journaleux, non plus qu'à la dictature du vulgaire. Ne croyez d'ailleurs pas que tout fout le camp ; en réalité, il y a aussi peu de gens accessibles au goût qu'autrefois. Mais comme la prétendue démocratie est reine, on n'entend plus que les sirènes frelatées de la majorité. Or bien évidemment cette dernière se contrefout des musées, de la musique et de la lecture. Tout particulièrement de la lecture.

Les enfants ne lisent plus ? ils n'ont jamais lu, Monsieur Sollers. Dans les années 50, ils étaient même nettement plus brimés, nettement plus cons qu'à présent, et les filles à marier croyaient souvent encore que les bébés se faisaient par le nombril. Mais de tous ces enfants, de tous ces jeunes gens-là, on ne parlait pas, parce que le grand nombre, le peuple, n'intéressait personne. A présent, nous ne nous intéressons bientôt plus qu'à ces déshérités de la culture, qui proclament d'ailleurs haut et fort qu'ils en sont fiers et qu'il n'y a pas besoin de se prendre la tête (c'est leur expression favorite, avec ça sert à rien) pour vivre honnêtement et valoir tout autant que tout un chacun.

Il est comme ça, le peuple. Dont acte. Mais La guerre du goût, dont j'ai sans doute bien compris l'enjeu, s'adresse à cette catégorie d'hommes qui auraient bien eu envie d'échapper à cette obscure prédestination, au jour le jour de la sottise ; à ceux qui voudraient avoir de la conversation, échapper à la météo, à toutes les performances sportives ; à ceux qui ne se contentent pas de taper dans un ballon (pourquoi pas) ou de se payer des bonnes bouffes pour trouver le bonheur – pourquoi pas – tout est dans le "se contentent". A ceux qui pressentent que l'homme n'est pas seulement ce pauvre être qui geint ou jouit avant de crever, mais aussi le tremplin vers l'élévation, vers la prise de tête, le beau langage, l'émotion esthétique ou musicale, voire l'assomoption métaphysique, toutes choses que maints journalistes ras du sol ne veulent pas voir, vouent aux gémonies, ainsi que tous ceux qui leur emboitent le pas.

Pouvons-nous espérer que tous ceux qui se glorifient d'être incultes n'obéissent qu'à un réflexe de défense, et qu'au fond d'eux-mêmes ils aspirent à l'élévation ? ...ce livre de Sollers, La guerre du goût, agite en moi de troubles tourbillons. Il ne faut pas se pencher sur la masse, ou sur l'idée qu'on s'en fait, pas plus que sur le vide. Sollers, impérial, de sa lippe gourmande nous entretient de ses successives émotions esthétiques ; il réunit ces articles du Monde et tâche à les condenser dans un livre de plusieurs centaines de pages faciles à lire cependant, quelle que soit la page où nous l'ouvrons, bien que l'auteur nous ait avertis d'un ordre, d'une progression subtile par lui respectés. Courage donc à vous, modestes intellectuels aux mines entendues, vous les sérieux, pourchasseurs de néant, qui par la conscience de nos insuffisances avez pensé trouver remède à nos insuffisances ; car tout clochar passant la porte d'un libraire avec ses deux pieds sales et sa gueule mal rasée surpasse de loin ces profs de fac bien propres qui savent tout croient-ils et le font bien savoir.

L'ennui, c'est que je n'en ai jamais vu de tels. De clochards. Et puis, cessons d'en vouloir à Sollers d'être Sollers : il nous avertit qu'il faudrait s'arrêter, en ce qui le concerne, de revenir à Sazinte-Beuve en recherchant toujours un homme derrière l'auteur. En ce qui le concerne, dit-il, nous devrions nous habituer au contraire : chercher, derrière un homme, un auteur. Nous en avons assez de ces gens qui croient avoir tout dit après avoir proclamé que Céline était un salaud antisémite : oui, c'en était un. Ce qui ne l'empêche pas d'être, avec Proust et Genet, le meilleur prosateur français du XXe siècle. Arrangeons-nous avec ça. Et avec Flaubert, qui déclarait que les Versaillais auraient dû fusiller deux fois plus d'ouvriers après le soulèvement de la Commune.

Avec ça aussi, nous devons nous arranger. Ah mais je m'énerve. Et je perds le sujet, ou plutôt je suis en plein dedans. Je dis lourdement, avec la subtilité du pavé de l'ours, ce que Sollers sous-entend avec une finesse aristocratique. Le grand mot est lâché. Il ne manque plus qu' "élite", voilà qui est fait. Le sujet, selon le code des gens de lettres, c'eût été de vanter chaque ligne, chaque paragraphe, chaque chapitre, de disserter sur ce qu'il y a vraiment dans ce livre. Mettons-nous y donc : à propos de Fragonard, peintre "libertin". Sollers à Bordeaux nous raconta comment des féministes américaines lui avaient demandé : "Pourquoi parlez-vous de ces choses dégoûtantes pour le corps de la femme ? Vous nous transformez en esclaves !" Plus quelques lignes sur les Contes de La Fontaine, avec coupures – encore un chaud lapin, ce La Fontaine, ce qui ne nuit pas au raffinement, bien au contraire :

"Quand le mot est bien trouvé,

"Le sexe, en sa faveur, à la chose pardonne :

"Ce n'est plus elle, c'est elle encore pourtant [...]" - ici, coupure ; notez que "le sexe" désigne au XVIIe siècle le beau sexe, qui, donc (j'explique) – consent à baiser pourvu qu'on lui présente sa ... requête avec la galanterie de mise... Et Sollers de poursuivre : "C'est dans La Fontaine qu'on apprend comment un chien de Fragonard est peut-être une fée métalorphosée ("Le petit chien qui secoue de l'argent et des pierreries") :

"Il entend tout, il parle, il danse, il fait cent tours ;

"Madame en fera ses amours [...].

"Comment, aussi, bien entendu, "l'esprit vient aux filles". Les aventures amoureuses sont des esquisses en cartons, des moments de peinture, des avant-tableaux, comme le disent les lavis de bistre, et les Goncourt ont d'ailleurs bien repéré, à propos des sanguines de Fragonard, cette bizarrerie chinoise : "Il semble qu'il ait en main son crayon rouge sans porte crayon : il le frotte à plat pour couvrir ses masses ; il le fait sans cesse tourner entre son pouce et son index en virevoltes hasardées et inspirées." Etc., etc. - voyez comment l'auteur convoque autour de Fragonard aussi bien La Fontaine que les Goncourt, établissant ainsi la règle que les artistes dialoguent entre eux de siècles en siècles, par-dessus les révolutions et les guerres, indiquant par-là que le bon goût, la grandeur de l'apparemment frivole, se donnent la main par-dessus les âges.

Nous sommes aux exacts antipodes de ces dictateurs de l'instant qui sévissent dans les médias, et nous persuadent pour nous abêtir que seule compte la mode et le chewing-gum présents et la soirée en boîte, avec interdiction absolue de "se prendre la tête". Prenons-nous la tête, tas de cons que nous sommes : nous n'avons que ça. Je me rénerve grave. Et je passe à la page 94 : on nous parle du vilain cul, qui paraît-il exite à la violence. Hélas ! pauvres moralistes que nous sommes ! "Jamais personne n'a fait grand mal le cul nu", c'est de Romain Gary. Et vu l 'atmosphère qui règne actuellement, l'on verra bientôt – je prends des paris – des flics à a sortie dérobée des bordels pour appréhender les clients, ces salauds qui viennent de souiller une femme.

Et défense de parler de cul. O.K. ? Or, Sollers nous parle d'une photo porno 1900, au temps où l'on savait – illusion d'optique, hélas – baiser en toute mauvaise conscience, où on le faisait...

"D'abord ils s'aiment beaucoup. Je veux dire qu'ils s'aiment chacun soi-même et qu'ils s'entendent à partir de là. Il faut avouer qu'elle est magnifique."

J'arrête là, car il me semble bien que ce couple auquel il est fait allusion fait l'amour sans se toucher beaucoup... Ce sera peut-être interdit par la loi un jour ? Je ne suis pas très bon en érotisme. Ni en De Kooning. C'est toujours une expérience déconcertante, lorsqu'on rencontre un ouvrage, un auxquels on adhère parfaitement, de buter sur de certains passages qui vous sont tout soudain étrangers : je ne connais pas De Kooning, et le peu que j'ai cru en voir ne m'a inspiré que de l'indifférence. Oh ! Sollers ! Comment se fait-il que tu te permettes, après m'avoir alléché, d'être aussi différent de moi ? Alors je tronque – bien fait :

"Sans doute, mais elle branle de partout. Ce n'est pas zen ? Et pas non plus la terreur ?"

Celle qui branle, c'est la foi : on dit bien "une foi inébranlable". Une fois qui n'est ni zen, ni terroriste (je glose). Je comprends seulement qu'il n'y a pas d'étiquette à cette foi-là. C'était celle de De Kooning. Qui échappe à toutes les catégories. Qui m'échappe.Echappons-nous. Terrain glissant, flagrant délit d'incompétence du commentateur. Ce qui me mène à ces quelques lignes sur Sartre et Genet – j'avais donc bien compris tout de même quelque chose : les critiques d'art, et Sartre qui critiqua Genet, voudraient bien coller des écriteaux sur les créateurs. Ils n'y parviennent pas. Les créateurs sont inclassables, ils ne font partie d'aucune "catégorie". Je cite Sollers donc à propos de Genet :

"Ou bien ceci, dans Miracle de la rose : "A peine ce souvenir des fleurs m'eut-il visité que se précipitèrenr aux yeux de mon esprit les scènes que je vais dire" (c'est moi qui souligne). Sartre souligne toujours l'ambition poétique de Genet plutôt que le romanesque de ses romans ("de faux romans") avec, pour finir, ce propos de taille : "Pourquoi voudrais-je, moi, l'enterrer ? Il ne me gêne pas." Mais bien sûr que si, Sartre, Genet vous gêne ; l'enterrement dans les formes est la grande obsession thérapeutique de votre vie ; la littérature est une névrose grave, elle a éloigné les meilleurs de la réalité historique (les familles pensaient de même, sauf qu'elles n'avaient pas le sens de l'Histoire) : il faut guérir rétrospectivement ces individus doués, comme vous avez su vous guérir vous-même".

Encore cette convocation, cet entremêlement, de Sartre à Genet à Sollers, les littérateurs se tendant la main, engageant le dialogue à travers la mort. Et ce qui se précise : la haine de Sollers pour cette époque qui voudrait que tout le monde fût bien rechigné, bien coupable, bien à plat ventre devant la seule réalité économique et sociale, voire politique, en éliminant tous ces parasites qui empêchent de rêver, de fonctionner, d'être un esprit, justement. Il faut être triste, il faut être sérieux, il faut être vertueux, pédant, chiant, américain, constipé, sartrien communiste – eh bien non : Sollers refuse cet embrigadement qui fleure bon les bonnes mœurs et l'armée du salut. Que s'il fut jadis peut-être embrigadé et embrigadeur, eh bien que voulez-vous il a changé d'avis, les auteurs sont des courants d'air où souffle l'esprit, et il n'existe qu'un seul auteur interchangeable ; enfin peut-être.

Et Sartre – haro sur les idoles ! - n'aura été qu'un de ces vitrificateurs de la vie intellectuelle, au nom d'une fausse idée du peuple, voir plus haut, beaucoup plus haut. Moi aussi je suis le peuple. Et tous ces braves gens, animés des meilleures intentions pour éliminer le mal, pour que tout enfin s'arrange définitivement, scrutent votre désir même afin de vous rendre heureux, normaux, intégrés, souriants, dans la belle société parfaite :

"Tout le monde, désormais, se propose de m'y inciter, " (au désir) "de m'y adapter, de me l'expliquer. Je suis harcelé quotidiennement de conseils, d'injonctions, de slogans, d'images, de bribes médicales ou chimiques, de suggestions surréalistes ou psychanalytiques reprises en publicité. Dans quelle situation suis-je ?"

En bref, la morale de Sollers, c'est "Foutez-vous la paix". Entre autres. Je voudrais terminer cette ébauche par une petite demande de prières à l'intention de Maurice Papon : petit Jésus, faites que le vieux Monsieur ne crève pas, afin que lui soi enfin balancé en pleine face son procès en Cour d'assises. Et je vous prierais aussi, chers auditeurs qui avez eu la patience de me suivre jusqu'ici, de lire aux Editions du Bord de l'Eau Maurice Papon, de la collaboration aux assises", par Philippe Cohen-Grillet, en vente à la Fnac, chez Mollat, chez Vrgin Mégastore, et pas à la Machine à Lire. Bientôt du reste une émission sur ce livre. Et vous, pour vos vacances, précipitez-vous voluptueusement sur La guerre du goût, de Sollers, Philippe, en collection Folio, pour ne pas bronzer idiot. Salut !


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