La docte assemblée

 

COLLIGNON LA DOCTE ASSEMBLÉE


AU BORD DU FLEUVE APOCALYPIQUE, ANNE JALEVSKI

- Ta gueule !

- La porte !

New O' reste interdit. Dans la pénombre il aperçoit douze formes enveloppées autour d’une table.

- Fais chier !

-...Courant d’air !

New O' passe, la porte se ferme, deux fous à l’attache au ras du sol (chauves, hargneux, blêmes) s’aplatissent en bavant).

Lutti désigne un siège vide ; elle-même, tout en rouge, s’installe vis-à-vis, de biais, les projos rouges montent d’un ton, les formes humaines s’émurent progressivement : une épaule, une main qui sort de l’étoffe, une tête qui pousse un voile. Des bribes de mots, des bâillements des deux sexes. Tous pour finir se débarrassent d’une lente torsion des épaules. À présent tous les personnages, ordinairement vêtus, se lèvent précipitamment pour disparaître par les fentes des murs, côtés cour et jardin. Lutti, New O', se regardent par-dessus la table, et reçoivent dans les oreilles le concert simultané, obscène et solennel des chasses d’eau.

Puis tous revinrent s’assoir, très naturellement, et se parlèrent. Mais chacun parlait devant soi, mêlant soupirs, silences et mélopées, sans paraître s’adresser à tel ou tel en particulier ; les mots indistincts se perdaient tous pour finir dans un étang noir, cette longue table transparente allongée là entre eux tous.

Dans le dos du témoin se trouvent trois baies basculantes donnant sur une cour cimentée ; face à lui se tient l’assemblée, alignée, têtes basses et parlantes à la fois. Entre les bustes avachis se dressent sur le mur douze plaques de marbre vissées formant rectangles en hauteur ornés de demi-cercles : dessus et dessous. Enfin tout le long du plafond règne une cimaise gris argent. C’est une chaude après-midi d’octobre.

New O' reconnut face à lui Douce et Biff, dont Lutti la Rouge lui avait parlé. Douce présente un visage plâtré rose au fond de teint, où font saillie les forteresses écarlates des lèvres et le bourrelet mauve des lèvres. Ses larges dents sont mouillées de fards, des yeux cernés de cils trop noirs vrillent l’espace sans expression. Sur sa tête trône une perruque de Méduse : boucles au petit fer, d’un blond d’abcès.

À son côté rampe tout assis un petit homme à gros crâne déjeté, crépu et nez crochu, toutes choses qu’il ne convient pas de dire ; il forme avec Douce un couple inséparable.

Ces deux personnages donnèrent au nouveau venu l’idée de sa propre supériorité ; Lutti, de biais face à lui, faisait signe à New O' de n’en rien croire. Elle désigne, du menton, sa voisine.

« Celle-là ?

- Oui. »

Tronche antipathique. Une GÉANTE aux cheveux roux qui retombent, tout raides, nez puissant arête fine, bouche au rasoir et des yeux de serpent d’eau. New O' n’aime personne ici. Lutti lui fait parvenir, par le travers de table, noire, vitrée (rappel) - un message plié sous le nez de l’assistance indifférente. La lettre dit de se méfier, de tendre son esprit, et, en cas de doute, choisis la colère. « Tu dois » poursuit Lutti « te rappeler point par point ce que nous avons découvert ensemble.

« Des insurgés se sont présentés par la porte à double battant, aujourd’hui condamnée. À leur tête marchait Djiwom la Géante, en perruque rousse. C’est en leur nom qu’elle a gueulé, présidé aux dégradations.

« Les Insurgés réclament un droit de regard sur Nos Activités ; droit d’appel sur Nos Verdicts, renvoi immédiat de Biff et Douce, et la suppression de l’Instance – comme si on pouvait supprimer l’Instance !

« Nous avons supporté leurs vociférations plus d’une heure. Dès que nous avons tenté de répondre, Djiwom a crié, interrompu tant et plus. Tu la vois près de toi silencieuse et remplie de fiel. Ses sentences comptaient parmi les plus sévères – il est bien question d’insurgés !

« Elle fait à tous de sobres ouvertures d’amitié, elle t’en fera aussi. Tu peux en tirer profit si tu sais garder la mesure, et manœuvrer ».

N’importe qui pouvait intercepter ce long message visiblement rédigé de la veille.

À côté de Lutti tout en rouge, et presque en face en biais, deux autres femmes en contraste :

Fida, âgée, minuscule, bleu cru, fourrage d’une main ses boucles en tignasse. De l’autre elle cure ses dents que ses doigts masquent. Ses traits tirés vers le nez figurent une physionomie de rongeur, où deux yeux minuscules et myopes fixent le vide au-dessus de deux mandibules grignotantes.

L’autre femme au contraire est quadragénaire blonde aux langueurs de fausse fauve, portant beau sur un cou à trois rangs, où rutile un collier d’or. Mézoï s’est opposée aux Insurgés. Elle a discouru sans jamais s’interrompre. Même sous le tumulte le plus forcené. Ses phrases refaisaient surface comme autant de résurgences et le silence restaurait de longues périodes où revenaient les tournures soignées, que l’on écoutait sans comprendre avant que le vacarme ne reprenne, sans qu’elle eût daigné y prendre garde.

Mais Fida, dite Naine Bleue, a obtenu, par ses cris de souris, ses chicotements, l’admission de Djiwom au sein de la Docte Assemblée, ainsi que ! ...ainsi que le renvoi des Insurgés, sans réponse. La reconnaissance publique auréole visiblement ce Couple disparate, Fida et Mézoï, couple féminin, uni par la lettre N.

Enfin, fermant la longue table, à l’opposé, en biais, un Trio : le Maître des lieux, flanqué de ses deux jumeaux bouffons ou chiens de garde : Maître Luhać [lou-hatch].

Froid.

Hiératique.

Les mains posées à plat sur la vitre noire et transparente, le regard fixe devant soi. À sa droite un Paysan Vosgien puissamment taillé tête étroite et longue dolichocéphale cheveux ras, il est travaillé de tics ses longues mains et ses avant-bras tremblent et sa bouche est fendue d’un sourire et face à lui sanglée dans un tailleur gris souris une femme aux yeux pétillants visiblement brûlant d’entendre de bons mots. La tête minuscule de Chaffa encadrée de longues anglaises vire sans cesse de Luhać à l’Assistance On la dit dit Lutti très liée au Grand Lorrain. Des mains ces deux-là se font des niches sous la table sombre et translucide et pour cela on devait passer juste au-dessus des genoux du grand maître – méfie-toi méfie-toi de Luhać avait dit Lutti. Il n’a pas son pareil pour désarçonner les flatteurs -

- Il dézingue les lèche-culs.

- Exactement. Il ne croit pas à l’amitié, mais tous recherchent la sienne. Il est en relation avec l’Instance.

New O’ demande ce que c’est que l’Instance. « Nous dépendons tous dit Lutti d’une Autorité qui règle nos départs et nons entrées.

- Nos intronisations et nos évictions.

- Non moins exactement. Qui vient dans l’Assemblée ne peut plus se retirer, sauf invitation expresse de l’Instance.

- Personne ne sort d’ici ?

- Chambres, toilettes, réfectoires : un vrai conclave. »

New O’ évoque par plaisanterie la possibilité d’intrigues en vase clos : « ...conclave mixte », dit-il. Lutti n’en disconvient pas. New O’ demande à Lutti si ce n’est pas elle, l’Instance. Il se demande si dans le cas contraire, il aurait pu s’introduire ainsi dans la Docte Assemblée. Lutti répond qu’ « il se trouve des voies parallèles » - entretien préalable dans un salon attenant, tout en cuir, dont une sortie donne directement sur la Maison Centrale. « C’est une prison » dit-elle.

New O’ ne se souvient plus de l’existence ou non d’un monde extérieur, à supposer qu’il y ait vu le jour. Il comprit qu’on l’introduisait dans un monde plus clos, où il devrait observer, manœuvrer. Quelle improbable intervention extérieur aurait-elle pu ébranler ces murailles… Les œuvres qu’il a projetées s’insèrent toutes à ce schéma :

- le héros libéré d’asile

- intronisé par une femme

- ...doit détrôner le monarque en champ clos (mais y échoue) (d’où l’effondrement du monde et le retour aux Folies Originelles. Il sort de ses réflexions.

Échec au monde dit-il.

« Luhać met à profit tous les détournements de sens, dit Lutti. Garde-toi des paroles à double portée.

Noujaud dit New O’ promet de se taire mais ajoute :

« J’aimerais gagner, cette fois.

Il repasse dans sa mémoire les péripéties de l’entretien : Lutti se tenait bras écartés jambes croisées, livrant sa poitrine et fermant le sexe. Son ensemble rouge se détachait sur le canapé de vrai cuir. « Un jour je lui ferai fermer les bras et ouvrir les cuisses » ». Mais des yeux, il ne quitta plus Luhać, qui le fixait, mais sans que le comparaissant montre le moindre trouble : les yeux morts de Luhać traversaient sans les voir les objets et les hommes. Luhać fit ainsi le tour de la table, et de chaque côté de son trône lorsqu’il se fut assis, Chaffe et Souvy, tassés chacun en pyramide, se houspillaient en faisant semblant de rire. Le Maître les secoua de lui, ils regagnèrent alors leur place, froids, raides.

Luhać prit la parole, et tous les regards se tournèrent vers lui :

Que veulent les insurgés ? nous renverser. Que proposent-ils ? Rien.

Sa vois est mesurée, nasale mais très claire pour un homme. « Notre pouvoir, nos connaissances, l’étendue de nos attributions – ne sauraient se partager ni se transmettre ; ni aux Moyens-Courriers, ni à leur protégé le Peuple » - à ce mot l’Assemblée retient une exclamation de dégoût. « Nous avons su adapter nos énergies à des notions nouvelles, par un système bien compris de cooptation. Nous remercions Bràthair New O’ de s’être joint à nous. »

Les têtes pivotèrent dans sa direction. Il pensa pourquoi ne fait-il pas mention de Lutti  puis les têtes repivotèrent en fixation conforme. Luhać rappela que le peuple aspirait au savoir. Que ces gens appelaient cela « démocratie ». « Or  les forces Barbares» poursuivait-il « triomphent toujours, comme la mort. Notre gloire est de repousser le plus souvent, le plus loin possible, afin que par la suite ils s’inspirent de nous. 400 ans séparent Marc-Aurèle des Burgondes ». Dans le lointain (L’Impossible Extérieur) New O’ distingue les vois d’une multitude déterminée. Les autres l’entendent-il ?

« Nous avons un jour enfreint nos lois. Une seule fois. »

Il se passe la main sur sa barbe crissante. « C’est pour elle » - son doigt se pointe sur Djiwom « que nous avons ouvert la première brèche.

- Elle nous est dévouée plus que toute autre au monde ! s’exclame Douce en pinçant les lèvres. Choffa l’invite à « ravaler sa connerie » : Djiwom est le ver dans le fruit. Choffa est un clown femelle. Luhać poursuit son discours monocorde. Sans élever la voix il énumère les griefs : Djiwom ne présente aucune des garanties attachées aux représentants les plus anciens ; il est à prévoir qu’ensuite bien d’autres viennent inconsidérément altérer la composition de l’Assemblée ; il est pour le moins étrange soit dit en passant que certains se soient crus autorisés à investir un inconnu de privilèges mal justifiés..

Tous regardent Noujaud, puis Lutti, puis Noujaud.

« Djiwom s’est infiltrée à la faveur d’un climat insurrectionnel instauré peut-être par celles-là mêmes qui l’ont installée sur ce siège. Sa conversion aux vues de l’Assemblée doit d’autant plus inciter à la défiance. Elle a berné la loyauté des siens et n’hésitera pas à duper son propre camp.

« Fida et Mézoï, dit-il un peu plus haut en se tournant vers les jumelles disparates, vous avez disputé devant moi pour introduire cette géante rousse qui n’est pas de notre race. »

Noujaud dit New O’ interroge Lutti du regard ; celle-ci détourne la tête. Fida redresse son profil de rongeur.

« Fida, c’est à vous seule que devrait s’adresser ce reproche.

- Elle avait repoussé son siège, avait raconté Lutti dans l’ancien salon de cuir. Elle s’appuyait d’un bra sur la table, en secouant l’autre comme une possédée. Elle braillait, la Fida : « Le peuple a besoin d’instruction ! Il doit savoir où on le mène ! qu’on leur donne des livres !

- Et Luhać ? avait demandé New O’ .

- Il ne pouvait plus ouvrir la bouche ! avait poursuivi Lutti. Les vitres volaient sous les pierres ! » (« c’était un vacarme à ne plus s’entendre »). Et New O’, la veille donc, avait demandé : « Avez-vous résisté ? »

- Nos gardes se seraient fait tuer !...Fida ajoutait : »Notre système est pourri ! Luhać tient tous les pouvoirs ! Au nom de quoi ? » - et les autres autour d’elle de crier l’Instance ! l’Instance ! Fida s’emportait : « Qu’est-ce qui le prouve ? - Pas besoin de preuves ! » Elle hurlait à l’ingratitude : Vous êtes plus nuls que les Extérieurs ! » Lutti achevait alors son enseignement : il fallait « voter, destituer Luhać, « régénérer nos institutions »…

...Pour l’instant, là, tout de suite, Luhać poursuivait :

- ...et vous aussi, Mézoï, vous êtes désormais indésirable au regard de l’Instance…

- Des preuves ? dit Biff.

Les jumeaux bouffons, Mâle et Femelle, s’abstinrent d’aboyer.

- Vous nous avez soutenus, Mézoï. Vous avez préservé Notre Savoir de l’invasion des masses ; mais sur un ton, monDieu ! si mesuré, qu’on y décelait de l’ironie, ne protestez pas ! De l’ironie. C’est vous qui avez suggéré cette prétendue solution prétendument démocratique et véritablement détestable d’admettre Djiwom au conseil «  - encore ! soupira New O’ - « Prendre la tête, jeter le corps », tel était votre Mot. À présent, c’est votre tête à vous, à vous tous, que réclame l’Instance ».

….Lorsque Luhać eut fini de parler, pour ne rien dire, sans avoir beaucoup levé la voix, il se fit un instant de silence.

- Me sera-t-il permis de m’exprimer ? » C’était Mézoï, d’une voix sifflante. Sans attendre de réponse, elle se lança dans une longue et sincère dissertation, portant fréquemment la main à son collier-gorgerin. Mézoï conservait l’intime conviction que les Masses tireraient le plus grand profit de l’Instruction.

Cette dernière cependant ne devait leur parvenir que très progressivement, eu égard à leur naturelle turbulence, dont on pouvait encore percevoir, à l’instant même disait-elle, les échos extérieurs.

Il lui avait paru judicieux que les plus libéraux de l’Assemblée, ainsi que les plus ouverts du peuple, joignissent, « parfaitement, joignissent » leur savoir-faire afin de promouvoir une distillation homéopathique de la culture dans l’organisme populaire. Rien ou presque n’avait été jusqu’ici amorcé, mais elle ne désespérait pas que la « collusion » souhaitée n’entraînât une « évolution positive de la conjoncture ».

Ce langage excite dans l’assemblée une hilarité nerveuse. L’inexpressivité de Luhać vire à la performance. Lutti cligne de l’œil et Noujaud sourit à l’unissons. Les deux bouffons à l‘attache demeurent impassibles.

Djiwom prend la parole.

Noujaud trouve le temps long, les autres pensent de même. Ils se grattent le corps ou bien jouent avec leurs mains. Et tandis que Djiwom présente sa défense (larges épaules, regard bleu pâle sans un cillement, mâchoire agitée, voix rauque ; buste droit, bras sans expression) – Noujaud dessine une carte géographique de son invention, avec fleuves, rivières, capitales et grandes routes.

Lutti lui fait parvenir à travers table un papier plié, en mauvaise élève : « À la prochaine récré je me mets à côté de toi ». Noujaud répond de même : « Djiwom a un dentier, elle croit que ça ne se voit pas ». Lutti : « Elle s’en sort bien, la vache ». Noujaud : « Malgré tes 50 ans, tu gardes des yeux de braise et ton sourire en coin ». Les passeurs de papiers se font des passes à ras de table.

Abaissement sensible de l’âge mental.

Quand Fida à son tour, du haut de sa petite taille, se met à pérorer, tout le monde se tasse au fond de son siège. Djiwom elle-même lance à Noujaud un papier plié : « Le verdict est couru d’avance ». Luhać regarde la petite Fida dans les yeux. Elle a des sourcils touffus. Lutti : « Tu n’es pas là pour lorgner les femmes ». Plus tard, la même : « Prépare ton intervention ».

Noujaud regarde à droite, à gauche, effaré : personne n’a intercepté cette boulettes expédiée d’une phalange. Des têtes s’inclinent, des signes s’échangent. Fida continue de se défendre avec la dernière énergie, son petit museau de tire-bouton se plisse et se déplisse. Elle invoque les Droits de l’homme et personne ne proteste. Noujaut : « Crois-tu qu’il faille donner l’instruction à tous ? » Lutti acquiesce en haussant les épaules (« évidemment »). « Mais ce sont des Barbares ! » crie-t-il à voix basse. Le Grand Biff a tout entendu, il répond que « les Barbares sont toujours vainqueurs ». NOUJAUD finit par se lever, tout accroupi, et rejoint Lutti au niveau de la cuisse : « Ils ne veulent pas du Savoir, mais le Pouvoir ». Une pause : « ...pourquoi supportez-vous Luhać ? » Fida pérore : « C’est pourquouah nous devons leur accorder les moyens d’une vigoureuse et définitive Réorganisation » puis se rassoit.

Noujaud, hors de sa place, tient devant lui une grande feuille vide prise au hasard devant lui. Tout le monde rit, c’est bien la première fois. Le décor est le même : carreaux de marbre noir veiné blanc plaqués au mur, etc. Noujaud défendra Luhać, par amour instinctif des chefs : les chefs savent ce qu’ils font. Biff et Douce se parlent à voix basse : Douce-la-Repeinte descend en flèche la binette à Noujaud : gueule, maintien, voix présumée. Son rouge à lèvre violet se tord de dégoût comme un sale anus. Biff -le - Jaune renchérit, prononce « fachiste » et « niais » assez fort pour être entendu. Douce dit « débat dépassé » (même jeu). Les yeux de Noujaud se plissent, se déplissent, vers le haut, vers le bas : « Luhać, di-il, tu es le meilleur. Tu racontes des balivernes. Tu profères des méchancetés. Car tu connais chacun de nous ».

Biff s’écrie Ma parole ! il l’a appris par cœur ! Il n’y a rien sur sa feuille !

Fida : « Et la politique extérieure ? »

Nouhaut poursuit l’agitation de l’encensoir (Luhać ne manifeste rien ; Nieto-Gonzalez, au-dessus de ses rangs de colliers, le considère avec angoisse) – Noujaud conclut vite, très vite : « C’est pourquoi, nous nous en remettons à toi, Chef, quelles que puissent être tes imperfections. Nous affronteront l’éternité, si c’est toi qui nous guides. »

Murmures désapprobateurs.


Luhać se relève. Il porte sa cravate gris perle. Ses deux bouffons à l’attache se lèvent, portant sur le visage la pleine mesure de la stupidité : à droite Souvy, Vosgien, bûcheron. À sa gauche, Chaffa, brune, frisée, de Montauban. Noujaud froisse à grand bruit sa feuille vide. Chaffa, suraiguë :

« Ne touchez pas aux livres ! » (les mains en grappin sur les seins).

Souvy, menaçant :

- Le savoir ! Au peuple ! (fait le geste de brandir une hache)

Luhać, glacial :

« Ändere die Geschichte ein wenig – change de disque ».

Souvy change :

« Le pouvoir à ceux qui en sont digns !

Chaffa secoue les boucles :

- Brûlez tout, brûlez tous les documents, les responsables, pouvoir au peuple !

- Vous êtes grotesques, dit Luhać en resserrant sa cravate. Voyez combien les Révoltés vous trompent. Leur vrai but est de défoncer les vitrines. Ils ne sont pas si malheureux. Mettons un coup de frein à la démocratie. Tout peuple maudit le savoir. Ou il ne serait pas le peuple.

- Tout de même, ose interrompre Nieto-Gonzalez, le niveau général de culture…

- Ta gueule, dit Chaffa .

- Tout vaut mieux que…

- Ta gueule, dit Souvy.

- Je ne comprends pas, reprend Lutti qui se lève enfin, pourquoi les grossièretés de ces deux bouffons

à l’attache prennent soudain autant de poids ». Elle se rassied dans l’indifférence générale. Luhać secoue la tête :

«C’est afin de déséquilibrer le ton, entre l’exposé d’une thèse et la dérision……...Bientôt le débat se réduira, se desséchera… s’épurera…

- Que pensez-vous de l’épuration ethnique en Bosnie-Herzégovine? demande Biff-le-Jaune.

Luhać répond qu’il s’en contrefout.

La conversation prend un tour nouveau.

Douce et Biff se sont consultés. La première ouvre sa bouche rouge en respirant avec difficulté : « Si je vous comprends bien, le style hésite entre satire et psychologie, les deux en réduction.

- Tout à fait, dit Lutti. Les personnages manquent, nous manquons d’épaisseur, et tout ce qu’on peut retenir en dernière analyse est un raisonnement désastreux en faveur du Chef.

- Mon discours, précise Nouhaut en se rengorgeant, ce qui lui creuse au cou un triple collier de rides, comme telle femme plus haut mentionnée. Pendant ce temps les protestataires criaient toujours, pour la liberté d’expression. Nieto-Gonzalez, par dessus ses propres colliers de chair, qualifia cette agitation de « décor sonore ».

Un élément du décor vitré vola sous un pavé.

« C’est un trucage », dit Fida. « L’Instance exagère ».

Djiwom la Géante voulut intervenir, Les deux bouffons, mâle et femelle, lui firent fermer [s]a gueule. Nieto-Gonzalez exprima soudain l’extrême lassitude de sa propre laideur. Luhać agita sles bras de haut en bas :

- Ne baissez pas les bras ! l’essentiel, je vous le dis : nous sommes ici enfermés tous à clé. J’ignore pourquoi ». Douce et Biff expriment le doute le plus véhément (ah si ! ma foi si!). Luhać se rassoit, penaud comme jamais. Nieto-Gonzalez se perd dans les prolongements de lamentations. Soue le pavé, le vernis conclut Nouhaut.

- Pourquoi nous sommes là, nous le saurons bien assez tôt, dit Luhać. Vous devrez pour cela me juger, m’éliminer.

Le Mâle et la Femelle des bouffons : Ta gueule.

- Il est fâcheux tout de même, intervient Lutti, qu’on ne puisse pas ouvrir la…

- Ta gueule.

- ...pas à elle, interrompt Luhać sans réplique.

Il invite Lutti à poursuivre, mais elle a terminé. Très affable, il ouvre les bras :

« C’est à vous, chers collègues…

- Collègues ?…

- ...de déterminer, en votre âme et conscience…

L’assemblée reste atterrée.

On frappe à la porte. Nouhaut fut pris d’un rire nerveux : il n’y avait pas de porte.

Chacun se tourne plein d’espérance vers ce choc timide, qui se répète comme un grignotement de ver dans le bois.

- Vous voyez bien qu’on peut entrer dit Biff.

- On ne peut pas sortir, dit Luhać.

- Cette nouvelle intrusion… commence Nieto-Gonzalez.

Les bouffons se dressent comme des chiens, Nieto-Gonzalez se rengorge et se tait.

- Mais c’est Ngwadja !

Le balayeur.

On n’avait pas si souvent l’occasion de rire. De se fendre la gueule.

Il est entré, noir de peau, tenue verte et balai de même en fanes de plastique. Il a posé l’outil contre le mur et tient par la main une femme « pure pulpe d’Espagne ». Elle ne quitte pas Luhać des yeux. Féroce. Ngwadja la désignait de la main ouverte, comme unr marchandise. Il parla posément, sans sourire, avec l’accent français parfait dit-on des bords de Loire. Ngwadja est venu de la prison guinéenne de Sarreguemines (Lutti, sur son papier, fournit ainsi à Nouhaut, d’un coup, trois sujets d’étonnement : qu’il puisse ainsi exister, en des pays si lointains, des lieux d’enfermement si semblables à ceux qu’il a connus, d’où l’on pouvait sortir ou s’évader, selon le cas.

Que Sarreguemines, cité faïencière, excentrée, fortifiée, se trouve promue Centre du monde. Enfin, et surtout, qu’un Guinéen s’exprime si bien en langue française.

Marika, l’Espagnole, au nom délibérément estonien (mais rien de balte ne paraît dans ses traits andalous, silhouette curviligne et ramassée) n’est pas inconnue à Nouhaut. Ainsi donc ils ont libéré la femme qu’il aimait ou qu’il avait aimée. Aurait aimée. Lutti lui avait tant parlé de « tous ceux qu’il verrait » que Nouhaut a fait le plein, s’est rassasié déjà des assistants d’ici. S’est reconstitué d’eux-mêmes, d’eux seuls. À présent, voici qu’ils ont libéré cette femme, Marika, tant et tant de fois représentée, puis reléguée.

Tout à côté, ici même, à Sarreguemines, dans cette salle aux murs plaqués de marbre, se tenait la session permanente de réadmission. Vraisemblablement, tous les participants de cette mascarade figuraient des fous, assassins, ou assassins devenus fous.

Pour ne pas contrarier Nouhaut, maigre, pâle ; au visage creusé latéralement des tempes aux mâchoires, Lutti lui fit passer un message encore : « Ne t’étonne pas si nos participants présentent des contours indéfinis, des personnalités floues ou rudimentaires, des noms qu’on retient mal, rien en fait qui puisse suffisamment les identifier.

- Tant pis, dit Nouhaut à haute vois, ce qui attira sur lui l’attention de tous. Mais l’homme de peine en combinaison verte avait à nouveau capté l’attention :

« Luhać vous le dit, vous devez le croire. Il faut le renverser pour qu’il s’accomplisse. Et d’autres tomberont avec lui. Nouhaut pensa : Pourquoi ne me regarde-t-il pas ? « Voici le récit d’une tromperie, d’une séduction, d’un viol. Cette femme qui m’accompagne (désignant Marika) ne connaîtra jamais le père de l’enfant qu’elle porte. Le père, c’est lui (le Guinéen désigna Luhać) ou bien celui-ci (son index se tendit vers Nouhaut).

- Je n’ai jamais touché cette femme ! s’écrie Nouhaut.

- Mais tu l’aurais bien voulu, intervient Marika.

Les regards de l’assistance vont de l’un à l’autre, puis à Marika, dont ce sont les premières paroles. Les plus proches pivotent vers elle sur leur chaise. Marika montre un profil busqué, aquilin même. Ses yeux sont enfoncés, et sombres.

- Comment s’appelle ton enfant ? demande l’homme de peine.

- Niklas.

Nouhaut confirme de la tête.

« Il sait son nom ! s’écrie le Noir. (Et moi, murmure Luhać ? -Ta gueule dit Souvy le bouffon – d’un ton métallique, source d’une hilarité mécanique.

Nieto-Gonzalez et ses colliers reprennent : « Vous avez parlé d’un viol ». C’est la première fois qu’elle vouvoie un Noir.

- Séduite et abandonnée, ajoute Nazdö, dont le nom commence aussi par un N.

- C’est bien le moment, observe fielleusement Douce, d’avoir l’accent espagnol ». Dans sa tartine de fards.

Nazdö rectifie : « Catalan. C’est loui (elle pique Luhać du doigt) le coupable ». Ce dernier se montre ravi, une excellente raison s’offrant à son éviction. Le Noir (Gwadjan) se tourne en coulisse, derrière Luhać, et déclame :

« Les demoiselles de Luhać ! »

Une demi-douzaine, de 20 à 30 ans, s’échelonnent autour de la table, chacune derrière un membre de la Docte Assemblée. Nouhaut le Héros fut ébloui, et souhaita vivement que chacune d’entre elles n’eût pas été engrossée par Luhać. Vérification faite à la lorgnette (il la tira de sa poche), aucune ne présentait la moindre courbe extérieure de grossesse. Tous, réactifs jusqu’à l’extrême, applaudirent leur coordination de mouvements. Lutti seule, la Psychologue, se tortilla tout assise dans son polo de couleur rouge :

« Cela ne vaut rien. Du tout. Depuis notre relation, nos hésitons entre la mystique, le document, le pamphlet, sans jamais nous départir d’une superficialité qui prend à la gorge. Nous frôlerions volontiers le vaudeville. Pour l’humour juif, il attendra. »

- Je ne suis pas juif », coupe Nouhaut le Héros. Qu’eût-il pu d’autre.

- ...ou l’humour tantouze…

- ...non plus ! »

Un débat s’éleva sur les capacités de s’y retrouver.

- ...de qui parlez-vous ? ...qui devrait selon vous « s’y retrouver » ?

- Mais l’Instance ! Voyons! l’Instance ! » Lutti levait au ciel ses bras maigres.

S’abattit un silence consterné. La Docte Assemblée sentit passer sur elle un souffle de faiblesse ou de vieillardise, puis tous se sont repris, en temps que Jury de Concours. Et tandis que Nieto-Gonzalez, dans ses colliers de peau ; que Fida, du bout de son museau, renchérissant sur l’Instance qui disait-elle avait pourtant toléré « bien des choses », Nouhaut se tournait en tous sens autour d’une subite démangeaison culière, découvrant soudain que son siège était pivotant. Il admira, seul silencieux, celles qui gravitaient mathématiquement autour de la table longue. Chacune portait en badge leur nom sur la poitrine : Ogaden, Béréni, etc. En y regardant plus précisément, Nouhaut le Héros pensait détecter sur chacune des indices de gravidité.

Toutes les sept sans exception. Durant toute la semaine suivante, Nouhaut le Héros, muni de son exclusif laisser-passer, tint rancune à Lutti la Psy, l’Introductrice, l’Initiatrice, ce qu’il appelait son revirement. Elle devait absolument, c’était son statut, soutenir son Initié, sans faille ni condition – et voici que, tout inopinément, elle emboîtait le pas à l’Instance !

Chacun parlait au nom de l’Instance.

Et dans sa facile cellule, Nouhaut se choisissait une compagne, Béréni, Goledda, et se confiait à elle au moment du sommeil, du grand double salto arrière. Dans son établissement psychopénitentiairee - « j’ai niqué l’Instance, j’ai niqué l’Instance » - il avait épinglé (pinned up) les sept portraite en pied (Ogaden, Pirini) toutes les jeunes femmes aussitôt recueillies sur posters à gauche en sortant, il les entretenait, elles écoutaient


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