NOX PERPETUA DEVELOPPEMENTS 3

 

54 02 11

Jamais je n’aurai tant voyagé qu’entre deux linceuls en tapis volant. Les compagnies se succèdent, alternent autour de moi. Nous voici au moins trois : Pascal d’Orléans, son ami anonyme, et moi plus anonyme à moi-même. Nos explorations ne traversent pas les jungles. Ce sont plutôt des curiosités à la Cortázar, que j’ai lues chez Pascal d’Orléans : il parcourait l’autoroute Paris-Marseille, à une nuit le refuge (après accord de l’administration). Notre mission consiste à explorer des autoroutes très particulières, ce celles qui, nulle part, épousent de profil des flancs montagnes en suivant les courbes de relief.

Ainsi observons-nous de haut de riches métro-nécropoles, au fond d’un val de fleuve, où justement devrait passer l’autoroute. Mais les splendeurs des villes antiques ont empêché de suivre la vallée. Le Romain l’emporte sur le Dauphinois, Vienne de France est pourtant bien desservie. En tête roulent Pascal et son ami, encastrés sur leur selle de moto, puis ma personne : deux motos bien grimpeuses. Les femmes, la légitime, et la plus jeune, mère en herbe, suivent. Inégalement répartie dans les fontes, un chat recueilli chez nous, un batracien ou deux, un insecte indéterminé. L’altitude aiguisera l’appétit du chat pour les métamorphoses : les animaux dévorés deviendraient chats, au moins trois.

Parfois le ruban routier remonte, contre un torrent très fort, au fond d’un ravin. Jamais une route ne doit ainsi affronter la pente ; elle doit sinuer. Des chats aquatiques nagent vigoureusement à contre-courant, fendent l’eau de leur museau. Trois lignes serpentent et montent : telle autoroute, telle nationale, et le torrent. Tout s’est rapproché. Nous apercevons de notre véhicule une action à faire dresser les cheveux sur la tête : de la rambarde minérale de l’autoroute, un individu à pied saute en contrebas sur la nationale, qui traverse alors une agglomération. Il traîne après lui un cabas vide qui flotte et bas dans l’air : il effectue ses achats, du moins nous le supposons, et par une incroyable détente reprend pied sur la clôture blanche de l’autoroute.

Le sac s’est rempli de victuailles, et nous le perdons de vue dans le rétroviseur latéral. Notre pente ne faiblit pas, le moteur ronfle courageusement, les rambardes se sont tordues sous les effondrements partiels, et n’ont jamais été remises en état, comme en témoignent les plages de rouille. La radio de bord se livre à une revue de presse régionale. Dans cette région sévissent trois revues, concurrentes et à peu près semblables. Il nous est rappelé par voie auditive que les conférences archéologiques, en ces contrées frontalières naguère encore disputées, sont réservées aux germanophones, et même (le présentateur plaisante) aux « Boches ». Mais il ne plaisantait pas : il développait un sarcasme.

Les informations se ressemblent, mais les quotidiens les relatent ici sous un angle différents, selon les nationalismes. Nos deux voitures se suivent de près. La première, tout à l’heure, a vu sauter le forcené, faisant sous notre nez une embardée en pleine montée. C’est bel et bien Tarche qui ouvrant la porte arrière s’est précipité dans cette périlleuse acrobatie. Lorsqu’il est remonté d’un coup de jarret, le véhicule avait poursuivi sa montée. Il était resté seul en bordure d’autoroute, avec son cabas plein. Depuis, l’automobile d’où il a sauté, juste devant la nôtre, monte moins vaillamment, se déporte de droite et de gauche, comme si le conducteur sanglotait nerveusement au volant.

Une déportation de trop, et le voici tombant à son tour sur la nationale. Son pare-brise éclaté couvre toute la voie devant nous : le compagnon restant s’était pris une belle pierre dans la vitre, et le transfert latéral de l’autoroute à la nationale s’était effectué dans la brutalité la plus prévisible. Nous autres du véhicule arrière, nous concentrons sur le talus de droite, seul point de repère qui ne donne pas le vertige : une pente ultraraide sur le flanc droit, couvert d’anémones et de centaurées, bleu foncé, en abondance. Même en boitant très fort, comme un dahu, il serait impossible de pratiquer un tel talus routier. Et puis, surprise : un virage sec, et notre autoroute, déjà peu à peu délabrée, débouche sur un large plancher de carlingue : un corps d’avion écrasé là, depuis si longtemps qu’il en a rouillé, sur toute sa hauteur et toute sa longueur, en équilibre sur un ressaut : nos roues ralenties l’ébranlent de nouveau dans un bruit ferrailleux, au risque de glisser sur le côté dans le profond ravin de gauche.

Nous mettons pied à terre précautionneusement, je me risque à lancer dans le vide tel ou tel débris rongé de rouille, puis tel ou tel galet. Mon compagnon de toute me demande en râlant si j’ai bien conscience de redevenir un fieffé morpion. Ma sottise subite, mon coutre-coup nerveux, risque de nous coûter la vie, ce qui est en général irrémédiable. Arielle, Julia et les trois chats, que nous n’avons jamais entendu pendant cette interminable montée, sont restés sagement sur la banquette arrière, sans la moindre perte de confiance. Ils attendent.

54 02 28

Nous dévorons l’espace. Tout un pays gît désormais dévoré sous nos roues. La frontière a filé sans encombre sous nos arrières, et nous voici enfin à Bruxelles, où nous accueille la communauté chinoise, tant la Terre est ronde et plate. Un bel immeuble, très haut, remis à neuf, peuplé du haut en bas de fils de Han. Et c’est là que nous habitions jadis, et cette pièce était la nôtre, et ces étagères à demi effondrées dans la réfection laissent encore tomber les derniers livres sans plus aucun ordre. Voyons : où peut bien se trouver Poupet au pays des navounes, livre si délicieux ! Si ordurier, que je dévorais enfant, une main sur le ventre ? L’une de mes femmes a bien dû le déposer dans les parages.

Mais comme un jeune chien, truffe au vent et pattes brassant, je ne trouve rien. Absolument. Rien. Kloum. Bordel de gastéropodes ! Comment des livres peuvent-ils fondre ? ...Ce qui n’a pas disparu, c’est la photo de Papa en short, en train de foutre le feu, de nuit sur une plage corse, à des paillotes style Bonnet : honte, honte ! d’avoir conservé un tel téméoignage, on te reconnais bien, tu sais, bien détaché sur un fond de flamme – non, pas en Corse… plutôt dans une île entre deux océans, au beau milieu du canal de Panama… Je ne te trahirais pas, bien sûr – il faut bien foutre une trouille bleue à ces cornillards d’indigènes, qui allument des pétards de l’extérieur au pied de nos palissades en bambou.

Dans un prochain voyage, il faudrait que nous visitassions les Îles aux Princes, où se baladaient à tâtons tous les héritiers indésirables du sultan. La mer de Marmara… C’est la merde, Marmara… Fâcheuses cartographies françaises… Je voudrais, je voudrais… me savonner de tout ça, près d’un lavabo, au beau milieu d’un salon vide, ou dans un petit coin bien propre. Un couple hétérosexuel me verrait, mais sans velléités d’intervention : les couples seraient trop préoccupés par leurs baises respectives.

Exemple : une Indochinoise, corpulente, agitant sur son ventre un minuscule mari, difforme et analphabète. Sur une autoroute surchauffée, dessous par son asphalte, par le soleil dessus, un dingue ferait du stop à reculons, entre les files lancées à cent à l’heure, les coups de klaxon se prolongent à la quinte inférieure, il insulte à qui mieux mieux, ça ne se dit pas, qui sait comment je me retrouve à quatre pattes sur l’asphalte brûlant, sans avoir heurté quoi que ce soit que je sache, « le rêve », on dit « le rêve », mais c’est un rabattant, un écrase-rêve cette constatation con, je gêne, j’encombre, j’obstrue, l’intrus suis-je, docteur dites-moi si fait vraiment si mal que ça un nez de camion dans le cul.

Juste une brosse à dents en poils de hhhérisson salut Gotlib t’étais un humain super malgré ton nom de laveur de vitres tu riais salement. Un journaliste me frôle m’arrache ma cepilla me la tourne sur la tempe j’entends non, non pas l’autre arme pitié « et si je te fais ça tu seras soulagé ? » ta gueule, va balancer mon débris sur une autre ou je te montrerai ce que c’est, un homme. Tu me chatouilles et rien ne me fait peur, ce sont des comparaisons : « C’était mieux avant » mais figurez-vous bien que l’accablement gagne, l’envie d’éclater en sanglots : dois-je y céder ou non ? « Comment mourir dignement ».

La compagne du journaliste para los dientes me guide alors sur la courbe du bas-côté, parmi les machines agricoles incomplètes et rouillées. Les accessoires jouent un rôle primordial et concordant, tu seras dentiste, mon fils. Sur mon piédestal jouent des doigts sculpteur, des symboles , clairs pour des Gens Célèbres, obscurs pour les Gens de peu qi se creusent la tête en vain. J’ai été victime dit-elle – d’une estocade venue de l’auto-stoppeur fou DONC je suis (etc.) devenu (faire part de mes doutes sur ces hasards elle dit « J’ai peur la Circulation est vraiment intense » nombreux sont les blaireaux qui hic et nunc sont allés semer tant de débris ferreux sur le bas-côté Nous sortons de l'autoroute au rond-point qui mène de la route à quatre voies vers Andernos.

Les lieux changent Dieu soit loué

54 03 01

Mon camarade et moi, de notre vivant, avions monté un numéro de clowns. Il était bulgare, mais je n’avais pas eu la curiosité d’apprendre sa langue. Son nom m’échappe. Gorotchev ? Il avait un ami dont le nom m’échappe aussi. Nous suivions des autoroutes à flanc de montagnes. Nous en sortions par des bretelles numérotées, pour nous produire dans les villes. Je me souviens de Vienne, en France : riche passé historique. La municipalité tolérait nos singeries savantes à proximité des colonnes romaines, à condition que nous n’empiéTASSIONS pas sur l’espace préservé où régnaient les touristes en short. Nous dressons nos motos sur béquilles. Puis nous nous en servons, tantôt limites du terrain, tantôt décors aux choix de l’imaginaire.

J’ai une femme, et une fille. Parfois nous les tolérons, sur des motocyclettes annexes, de cubages plus modestes : elles nous suivent, moins vite, et nous rejoignent sur la place, plus tard. Nous avons alors commencé notre numéro, et leur arrivée, imprévue du public, relève le spectacle : elles ôtent leur casque et secouent leurs cheveux blonds : cliché toujours apprécié, bien appuyé, bien parodié. Le ravissement du public s’accroît lorsqu’un chat sort du casque, hérissé, raplati jusqu’aux oreilles ; les bons jours, c’est un scarabée ou un bourdon qui sort en zigzaguant de l’une ou l’autre chevelure. Elles ont préparé cela. Nous avions deux autres chats : mais ils s’étaient enfuis dans les campagnes.

Puis nous avions gagné les villages du Vercors, qui ne ressemblaient pas à ceux d’aujourd’hui, riches en exploits de maquisards. Les routes montaient, les torrents s’enfonçaient, à notre gauche, à notre droite. Nos chats fendaient l’eau à contre-courant, c’étaient de vrais colosses venus du lac de Van. Nous admirions de haut leurs exploits, sans nous dispenser de regarder la route. C’est alors que nous avons rejoint à le frôler un tuyau d’échappement ; le conducteur de cette vaste voiture, au lieu de nous laisser doubler par un puissant décrochage, se déporta soudain, franchit la rambarde et retomba plus bas, en véritable cascadeur : une route en effet, sinueuse, tortillait sa noirceur archaïque entre les pâturages soigneusement clos.

Puis notre téméraire prédécesseur pénétra das un Casino poussé là au détour d’un virage pour dézinguer les commerces locaux. Il s’est fondu dans le parking, et nous l’avons perdu de vue. Plus tard, sur la route d’en bas, il nous avait rejoints à quelques talus près ; il s’appuyait sur les virages pour mieux régler sa trajectoire, ce qui, aérodynamiquement parlant, ne tient pas la route. Laquelle poursuit sa montée, de plus en plus ardue. Les rambardes de plus en plus délabrées, témoignent d’un entretien défectueux, ou de chutes… Il me revient en esprit ces articles d’archéologies, annonçant des conférences, sur des villes ruinées. C’était réservé aux « Boches » : ils ont perdu la première place. Depuis longtemps maintenant c’est aux États-Unis que l’on trouve les meilleurs spécialistes en antiquités, grecques, latines, et autres. Tout le monde dénigre les États-Unis. Tout le monde dénigrait les Allemands. Nos places sont à prendre, et par nous-mêmes. Nous n’aurions qu’à prendre. Et par un raide chemin de traverse, nous rejoignons, le conducteur et moi, la route de contrebas. Ce connard de copain de copain a pété un pneu. Nous nous trouvons soudain nez à nez avec un immense pare-brise qui gît au travers de la voie. C’est gigantesque, parcouru de failles.

On ne trouve de telles dimensions que dans les « installations » d’ « œuvres d’art ». Ne restent pour passer que les deux pentes de déblai : nous venons de droite par le premier, la crête acéré du remblai de gauche nous sépare seule d’un abîme invisible. Ces deux pentes défilant des deux côtés sont si épaissement garnies de larges fleurs bleus que même à pied, à supposer de descendre et de poursuivre à pied, nous ne pourrions y progresser sans nous prendre aux racines, au boutures, aux rhyzomes… Nous poussons doucement avec le pare-chocs le pare-brise qui s’écarte en raclant pour nous laisser passage, et les talus s’abaissent, le goulet d’étranglement passe dans notre dos, l’improbable autoroute commence à ressembler au plancher d’un avion de ligne, à osciller sous nos roues comme dans un trou d’air – c’est un avion, un véritable avion sans toit qui s’est écrasé là voici des années, dont il ne reste plus que le plancher – les restes humains bouffés par les vautours car tout est bien propre, impeccable.

Juste ces gravats mi-rocailles mi-matières synthétiques de revêtements. L’équilibre est précaire. Les roulis s’accentuent, le précipice est deviné juste après ce rebord de gauche effiloché, il n’est que de trois cents mètres : « Petite montagne » murmure le chauffeur mal rassuré – petite assurément, mais grande chute. Le grand ravin est là. Nous n’avançons plus qu’au pas. Je m’amuse avant de mourir, lançant vers le bas des débris de métal, puis des fragments, dans l’espoir de trouer quelques crânes de ces maudits montagnards qui se croiraient déshonorés de dépêcher une bonne expédition à notre secours. Le conduteur m’arrête, mes soubresauts risqueraient de faire glisser de côté toute l’inerlinable carlingue, jusqu’au fond.

Alors j’ai tourné la tête : une hallucination sans doute me montrait mon épouse, ma fille et mon chat sagement figés sur la banquette arrière, bien sages, immobiles et tutélaires comme trois fantômes...

540307

Enfin revenu, seul, dans mon taudis vital. Ce ne sont pas les cachettes qui manquant aux environs de Montpellier. Mon seul voisin de masure est le propriétaire, Languedocien jusqu’au bout des ongles. Des ongles noirs, de viticulteur. L’hygiène semble peu honorée, ni pratiquée, dans ce sombre lieu. La seule eau de lavage est untonneau, un grand baquet ancien d’eau sale, au milieu d’une salle de répétition : « Ballet Hollow », « Creux », où viennent s’exercer aussi les chorales parmi les glouglous savonneux ; la veille, c’étaient encore des rustauds de village ; il est peu regardant sur ses recrutements. Je suis chez moi enfin.

Passant la main sous mon blouson, je nettoie non sans mal mon corps dénudé. Il faut faire attention : je suis épié du dehors, les ouvertures me livrent aux regards indiscrets, qui ne se gênent pas. Ainsi ces trois vieilles, ou quatre, outrageusement fardées, qui discutent, animées, ironiques – de moi ? Nullement : d’un autre locataire, jugé maniaque. Ce mot revient sans cesse dans leurs bouches de macaques. Je m’en fous donc totalement. Il fait l’original, je l’apprends des vieilles. Il serait « misérable » - j’échappe à leurs regards mais j’entends tout - « mais il n’est pas le seul » (à être misérale) « qu’est-ce qu’il croit » - cette expression fait horreur au bon sens. Le certain est que le confort est ici rudimentaire.

Cela me remet en mémoire mes pires chambres d’étudiant – on louait tout de même de véritables saloperies (shampoings à la cuvette au-dessus de l’évier…) (j’ai même un tonneau rempli d’eau de pluie croupie, sous le tuyau cassé de la gouttière – c’est là qu’elles se sont regroupées, les vieilles crochues… qu’elles m’oublient, jusqu’à leur fin à toutes). Mes intentions sont d’explorer les transformations que mes absences ont provoquées : ainsi ces étagères aux bocaux transparents, qui tressaillent – remplis de petits animaux dont certains sont toujours vivants ! Qui a pu commettre de telles horreurs ? Se sont-ils agités pour signaler leur présence ? Pour manifester leur gratitude anticipée, car je vais les délivrer.

Ouvrons tout. Les bestioles se réjouissent. Un poussin canard sort son bec de l’eau, puis replonge la tête – mais, mais… il est en bois ! d’autres oisillons s’agitent, bien vivants ceux-là je l’espère. Je ne sais pas trop ce que j’ai pu toucher, ni quels produits étranges ont pu baigner ces bestioles. Il faut me laver, les pieds (nus), les couilles (à même sous la blouse blanche – si le produit les corrode… tant pis ! hors de question de ne pas se désinfecter… Dans mon dos se rapproche le bruit d’une fanfare en marche. Ils répètent, répètent toujours : c’est une répétition, fine remarque. Tout se passe dans mon dos tandis que je me les savonne. Mon propriétaire affirme aux vieilles qui veulent l’entendre qu’il « ne relouera plus le premier au vieil original » ou « au vieux fou » (variante…). C’est ainsi qu’il me traite, ce fou, ce tortureur de bêtes…

Tous s’éloigne derrière mes pavillons d’oreilles : les fanfares en sens inverse, les vieilles pouffantes, et quand je me retourne, je ne vois plus que le propriétaire : « J’ai voulu les amuser » - ma foi, c’est un bon bougre au clin d’œil propice. « Ces dames » (autre clin d’œil) « étaient des amies de ma mère. Je les ai toujours connues aussi vieilles, aussi serviles. Elles s’imaginent m’honorer comme fils de leur défunte amie. Ne me demandez pas mon âge. - Nous n’aurions garde ». En devisant, nous sommes ressortis dans la cour, où flottent encore entre les façades des soupçons d’échos de tubas et trompettes. Les bâtiments exhibent leur mauvais état. « Sauf les miens », dit-il, « chez vous, au premier ». « Écoutez, conclut-il, Monsieur Serpillière...  - Comment avez-vous connu mon véritable nom ? Cela veut dire « le linguiste » ! - en quelle langue, je ne saurais le dire.

Nous nous taquinons en sortant de la cour, bien boueuse, et poursuivons notre conversation sur des trottoirs fraîchement nettoyés par la municipalité.


54 03 31

La gare de Marseille se trouve en hauteur. Dans cette ville balnéaire allemande, aussi. Mais il faut bien que la cure s’achêêêêvre. « Un retour s’il vous plaît. Non, pas pour Lille ». Les employés s’épuisent, leur allemand serait compréhensible s’il n’y avait pas ces hygiaphones aux micros embourbés. Comme des sources, mais pour l’oreille. Ils ne me comprennent pas non plus, quelle que soit la langue que j’emploie : leurs écouteurs ne valent pas mieux que leurs émetteurs. Et puis les voilà qui s’énervent, qui m’engueulent derrière moi : c’est Arielle, qui fait des signaux. Moi je comprends : j’oublie sa place de train à elle. Mais ses gestes véhéments sont mal interprétés derrière les vitres, épaisses ma parole comme des pare-balles : le casquetteux administratif a l’impression qu’on se fout de sa gueule, qu’on lui envoie des gestes obscènes.


Mais non. Il faut tout recommencer. C’est moi, alors, qui l’engueule, comme y donne droit notre statut marital : « Tu te démerdes ! Du demerdierst ! » Et en français : « C’est un affront ! » À son tour d’affronter le, les dragon(s) du guichet. Mon billet obtenu de haute lutte, je le remporte en basse ville, perdu sans retard dans la foule touristique au pied de la pente. Et, tiens, faisons les boutiques. Un grand pédé germanique passe de l’une à l’autre, à poil et la plume dans le cul, histoire de déconner. D’autres plumes dans le chignon ce qui fait 2m 20 bien comptés en tout. Allez, premier train, Arielle n’y est pas, destination la France, Paris, le tortillard de la Dordogne et à la nuit tombée, un petit sentier intermittent dans le sable, mal tracé entre les pieds de jeunes pins : un bon lit dans le gîte prévu. Plus tard elle me rejoint.

C’est là que nous ferons étape. Une belle, grande, longue étape.


54 04 07

...Puis, au travail. La vie adulte, elle aussi, comprend des examens. Ceux auxquels on se raccroche, desquels on espère des promotion. Avec les administrations, heureuse coïncidence. Voici une vaste salle, de celles d’Arcueil, aux innombrables tables tout unies. On se sent là-dedans comme dans une usine à traire, avec tous ses trayons. Elle vendait des cartes postales, Et puis aussi des trayons. Je reconnais là-dedans maintes vaches : la cousine Cotonnec, d’anciens étudiants de la zone, d’anciens collègues toujours d’enseignement comme on est de corvée, et tous planchent comme des savates sur des sujets divers, thème grec, mécanique quantique. Et moi, historien ou théologue, le Protestantisme.

Ma méthode est celle-ci : le brouillon, le recopiage en seconde couche. Est-ce une méthode ? Le surveillant, brave homme en blouse grise, m’octroie une récréation au milieu de la cour : est-ce légal ? S’agit-il d’examens légaux ? N’aurais-je pas dû faire intervenir l’autre clampin qui errait entre les tables, individuelles et si mesquines, auprès de cette blonde bouclée qui se trompait d’épreuve, en plein thème latin mais plongée dans l’hellénisme du Bailly, par erreur ? Une année gâchée pour elle, par nos deux manques d’audace ? ...le surveillant clampin, qui s’était parfaitement rendu compte de ce naufrage, et moi-même, fumant au milieu de ma cour de caserne scolaire ? J’en revenais, la bouche pleine de sandwich et de fumée, tandis qu’à l’estrade centrale Hamerkazitt, vue de trois quart dos, Corinne, volubile, s’entretenait en la draguant avec une maîtresse surveillante : on venait (c’était le grand sujet de leur conversation, qui dérangeait sur six rangs) d’exclure de la salle (procédure sévère!) un certain Bastien, bien connu des services administratifs pour son épouvantable caractère : il se vexait d’un rien, « même à le regarder seulement ».

Et candidats de courber la tête sur six rangs, tâchant de se concentrer malgré la leçon de morale indignée, à voix basse suffisamment haute pour que nul n’en ignorât, et ce qu’il en coûtait de faire de grincheux dans une salle solennelle d’examen. Au-dessus de l’estrade trônait un dais. Et cette estrade, suis-je étourdi ! occupait le milieu de la salle, comme une scène élisabéthaine. Je lui tournais le dos. Une bonne paire de jumelles aurait suffi pour lire par-dessus notre épaule à nous tous. Et tandis que je gagne ma place, une bouffée interne m’envahit : protestantisme… protestantisme… cela n’existait pas, au XVe siècle ! que de temps perdu avec Jan Hus et les réformateurs, précurseurs des Réformés ! Mon document joint ne concerne que le XVe siècle, et je leur dois encore une version latine – de bas latin, du même siècle…

Au lieu de rectifier le tir, de mettre les bouchées doubles,je me suis persuadé que tout était fini ; mon cerveau si l’on peut dire s’est reporté aux premières heures de cette douloureuse épreuve. Tout le quartier de salle devait savor que j’étais là, un candidat vachement intéressant, qui faisait du bruit, qui regardait partout pour vérifier qu’on le regardait, qui se grattait en méditant des petites mines et des marmonnements de commentaires, j’en ai marre de ce truc, qu’est-ce que je fous là, je m’en tamponne et autres trucs qui font libéré, cool, révolté. Tout en rédigeant de mémoire sur les hussites et autres fariboles, je savais que l’armée anglaise (de quel siècle?) fonçait droit devant dans mon cerveau, comme le Prince Noir en Normandie : « Houlme », lisaient-ils sur un panneau, « Honfleur 94km par Yvetot ».

Ils chantaient à l’idée que les Français seraient coupés de leurs bases. À Houlme, figurez-vous, c’était jour de marché. Qu’es-ce qu’ils étaient contents, les marchands ! On les hélait de loin : « Achetez ! Nous vendons ! » - ça, c’était de l’accueil d’autrui ! Les braves chargeurs à cheval s’encourageaient l’un l’autre à saccager le marché de ces cons, et à prendre la ville. Prendre Houlme. Mon absence de mission étant accomplie à l’insatisfaction générale, je remontais dans ma salle d’examen. Beaucoup d’autres revenaient s’assoir, pour composer, pour traduire : english-french, français-anglais… Miroir, miroir, suis-je la plus belle ?


57 04 18

Rien de plus joyeux qu’un petit voyage d’un jour. Juste l’étape, et revenir. Tout dans le petit. Le plus dur, ce sont les adieux. Il faut détacher les glus de la fusion, s’imaginer que l’autre en est atteint, même au sein d’un bel appartement très grand, très clair, très vide après les départs, mais lumineux à tout en effacer. Le lit de même, blanc, immense et froissé, à y loger trois maîtresses et sa mère. La joie du partant répond aux faux soucis de celles qui demeurent, et la valise se fait en direct et sans anesthésie. Tout est blanc. Même au dehors. La neige aura tombé toute la nuit, en telle abondance (pyrénéenne) que toute issue s’en trouve entravée, qu’il faut renoncer à pousser la porte. Par la fenêtre il fait un temps radieux.

L’avion ! Voici l’avion de mon père. Un tout petit, qu’il pilote lui-même. Juste le temps de rejoindre une route restée praticable, tant la distance est longue pour un piéton chargé d’une valise, même à roulettes. De quoi entrevoir, en vérité, une imaginaire mitoyenneté avec la Sibérie. Et lorsque je suis descendu, que l’avion vers sa base amorce sa courbe, mais pas avant, le froid glaciaire de mes pieds enneigés m’avertit que oui, ma foi oui, je n’ai que des sandales d’été, de quoi se faire couper le gros orteil pour gelure incurable. C’est amusant. D’ailleurs, je suis à deux pas de ma destination ; même dans la neige, c’est bien peu. Je rejoins donc mon éminent collègue Morré, auprès duquel je corrigerai des épreuves de concours.

Il n’est pas habituel de concourir en période neigeuse. Mais il s’agit d’une dictée d’embauche. Ejh oui, la science des imbéciles, l’orthographe, remonte dans la cote. Je suis resté là-dessus inflexible : ma dernière composition s’est vu affublée de la note 19 3/4, au grand écœurement de ma section… Alors je saque… je saque… comme un malade… au grand dam de Morré, qui repasse dans mon dos, monte ma note, accordant la moyenne à son élève, très sympathique, sous prétexte que sur 100 mots il n’a fait que 50 fautes… ai-je vraiment rêvé cela ?… D’un autre côté, je ne néglige rien pour hausser les bons candidats, ceux dont l’encre rouge ne défigure pas les marges. À présent une pause. Un peu d’air, dans la cour bordée de neige.

Voici l’élève du collège. Il nous était facile de découvrir l’identité de nos candidats : les rabattants autocollants étaient si mal imbibés que nous parvenions à soulever le coin des caches. Et comme celui-ci exhibait une grosse touffe blonde comme sortie d’un soleil d’hiver, toute ébouriffée, « en pétard », j’avais éprouvé pour lui une immédiate sympathie. Je lui dis : « Ce n’est pas fameux ». Il n’en parut pas affecté. Juste derrière lui, deux jeunes filles qui n’avaient pas assez de leurs quatre mains et de leurs vingt doigts pour se tripoter en classe, m’inspirant de ce fait un désir sans bornes. D’autres que nous les corrigeaient. Je m’informe, elles n’en savent pas plus que moi. L’une d’elles est ma sœur, de beaucoup plus jeune que moi : pensez si je les connais ! « Plus personne n’aime l’orthographe », déclare le blond en « chien fou ». « Mais », ajoute-t-il, ces deux filles-là se sont révélées d’excellentes musicologues ».

Il me prie instamment de les interroger sur la carrière de Buxte-Hude, compositeur désopilant mort à Lübeck en 1707. Aussi je m’en garde bien, n’ayant pas fait profession de ridicule.

54 05 03

Il existait au bas de mon immeuble une famille de garçons avec leur mère. Les Ben Aziz. Remuants et arabes. Et je suis l’un d’eux. Je dois partir en train, elle me retient, c’est Arielle, épouse et mère. Et puisqu’en m’arrachant à son étreinte je descends l’escalier de la rue D-J, c’est aussi la génitrice de ma propre femme. Cette fusion des rôles est-elle confirmation des concepts freudiens, ou bien Freud nous a-t-il modelés jusqu’en rêves ? D’où vient la pente qui descend de mon ex-domicile ? D’où vient que je la remonte pour chercher un sac oublié, qu’elle me raccompagne en la redescendant ? Suis-je monté dans une voiture, pour parvenir à une route, hors agglomération déjà, encombrée ? C’est un accident, celui d’un jeune à fine moustache, qui crie haut et fort quand on le détache du sol, mais il importe pour moi seul de ne pas être celui qui manque son train.

Que souffrent tous les trentenaires du monde, que je ne quitte plus jamais personne, je dois revenir, le cœur gros, mon lit me réveille et les ronflements qui s’en sont échappés lorsque le renversé criait. Couch mare. Jument de la couche. Cauchemar.


54 05 10

Salut petite vie. Si j’avais osé mûrir. Si javais gagné 150 000€ grâce à Croquete d’Or Friskies, je serais parti à Stockholm, avec possibilité de croisière dans les îles. Sans me traîner de l’hôtel à la Cathédrale de Valence (Drôme) et de la Cathédrale aux rues piétonnes, ce qui m’attend un jour. Et ce serait avec une collègue lesbienne amatrice de sodomie (certaines le sont) que j’irais main dans la main jusqu’à Drottningholm. « le château de la Reine » - Christine aussi était gouine. Ce que c’est que la science… Et le tramway, qui relie ou qui ne relie pas Stockholm au chastiauks cesse de funktsionnieren à partir d’un horaire à pantoufles. Christine reste. Je reviens par taxi jusqu’à la capitale. Ma conductrice, déjà séduite, me suggère de coucher en ville.

Hélas, brave bissexuelle, une charmante fille d’hôtel m’attend, car je l’ai caressée sous les jupes tandis qu’elle bordait ma couche vide. Bien sûr c’est une suédoise. Un plein visage de lune polaire, proche et blême. Oui, j’apprendrai le suédois satanée langue. Oui je me fixerai là-bas,nous circulerons en bateau sur les canaux interîliens. Ma famille aura de mes nouvelles, je ne me laisserai pas faire. Et je baise en langues entremêlées, Mon Dieu comme elle ressemble à mes stagiaires de théâtre, en contrée Sud… Comme la ville est petite, si noyautée autour de son exigu centre, les voies d’eau recouvertes d’asphalte, une mairie en contrebas côté nord (jamais de dictature en Suède), un cimetière de campagne.

C’est une petite ville en Suède (« Sverige » prononcer « sferche » - et je vais commencer à vivre – je me réjouis - jag gläder mig - yôgglède mi...

Né pour voyager vivant au piquet, bientôt soufflant à chaque pas. La route, le rail, la nuit, mes hurlements sur Ariane, sans pouvoir m’arrêter. Des livres de vertu m’enseigne le saint besoin de s’amender. Mais il faut se guérir de L’école des femmes. Celle de Gide. Ariane devient victime des convois de la mort. Dévasté nous suivrons son cercueil. Il faudrait me soutenir.Ou bien je serais mort. Déjà. Elle gueule, nous gueulons. Passé un certain émoi, rien ne nous retient plus de frapper sur un chat, d’achever une strangulation. On sent ce qu’on fait mais la volonté se confirme. Il est étrange d’évoquer la volonté. La haine devient folle. La haine est folie. Suis-je le reflet de ma personnalité ? Aucun employé ne survient dans la nuit pour mettre un frein à la Mort de ma Femme. Un vampire en casquette. Bienveillant, conseilleurs : « Veuillez lâcher le cou de Madame ».

La Compagnie vient d’acquérir d’étranges couchettes supérieures, au premier étage dans un raffinement de paquebot, et je sentais Ariane, sous mes coups, s’enveloppant et descendant de plus en plus minuscule sous les draps et me suppliant de plus en plus désespérée la bouche en sang. De telles souillures laissent pantelant sur les bords de trottoirs ou de routes. Puis les presque morts se retendent de toute leur peau, reviennent se placer auprès de vous, longeant une falaise par un de ces sentiers de biais, où s’ouvrent des cavernes plus ou moins aménagées en casemates : À nos héros, s’est-on battu ici pour l’Istrie – Fiume et Pola ? Certains panneaux plus précis mentionnent le plan intestinal de ces ramifications – stocks de munitions ?

Nous examinons des photographies sépia, figurant des sortes d’enfeux, les soldats dormaient là, s’ensevelissaient là, suffit-il de voir ces creux vides sur le papier ? Ces terriers subsistent dans le mystère, de Rijeka jusqu’à Laon, d’où je suis plus familier. Capitulation en rase campagne. Du haut de sa butte. Du haut du labyrinthe administratif, des sacs et des bidons. Qui viendrait ici recueillir les reliques ? Au-dessus de leurs catacombes se pose une ville à rue centrale unique, chaussure, poissons et fruits de mer. « Ici on vend des huîtres » : entrons ! Traversons, faisons du scandale, engueulons le personnel de vente, soyons acerbes ! (Beograd) – Monsieur désire ? » Peut-être vous madame, les huîtres sont belles et fraîches, le sourire accueillant et poissonnier : « Puisque c’est vous tout va  bien» - Tu ne la connais même pas ! s’écrie Ariane.

Le tout est d’impressionner, de ressortir dans l’autre rue par d’autres portes, où les marchands d’huîtres ont ouvert, à disposition du passant, des tables à commander tous coquillages, blanc sec, au sommet de la butte en plein vent, avec toilettes à l’intérieur. La commerçante nous vend la douzaine et l’apporte comme Ariane sort soulagée des chiottes : « Elles sont propres ! - Mes huîtres-z-aussi ! dit la serveuse en faisant la liaison. La serveuse et moi commencions la nôtre en échangeant des considérations professionnelles réciproques. Dieu merci, répétais-je, me voici en retraite. Et je lui décrivais des fautes d’orthographe, dont je m’indignais, dont elle se fendait l’huître. Et j’avais vu, je le jure, « ils sont » écrit « e-s-t », ravage de l’apprentissage global.

Je faisais mon numéro devant une femme. Rien qui amuse tant les hommes, rien qui les ridiculise autant. Ma mère achetait des chaussures. Les vendeuses voient arriver mon père, derrière elle. Ces demoiselles ignorent, naturellement, que ce dernier est marié avec ma mère… Elles pouffent de rire : « Tiens, v’là le petit vieux avec ses conneries ». Il venait parfois plaisanter avec elle, tout rouge, et lorsqu’elles riaient, mon père ne se rendait pas compte que c’était non pas de ses plaisanteries de collégien, mais de lui-même, qu’elle ricanaient. Ma mère s’en offusqua, mais chez elle. Mon père se vit reprocher d’avoir été ridicule. Je ne fus pas témoin de cette scène de ménage. L’ennui, c’est que ma mère a rapporté à son fils, à moi-même, à sa sauce, l’incident du magasin de chaussures.

Je ne l’ai jamais pardonné à ma mère.

Une collègue vient acheter des huîtres, écoute la fin de notre conversation, et tempère mes amertumes. Arielle et moi quittons la ravissante marchande d’huîtres.

Je l’ai échappée belle.


54 06 08

Le personnage important, c’est le « je », parfois mal dissimulé sous le j apostrophe. Cela peut agacer les militants d’Amnesty International. « Je passe quelques jours dans un bourg de Corrèze »: comment le dire autrement ? En plus, c’est un alexandrin. Nous sommes entre six et sept cents mètres d’altitude. Les bâtiments passent lentement. Voici un porche médiéval, de ce qu’on a coutume d’appeler ainsi. Nous en trouvons de tels à Nouvion-le-Vineux. Quel nid grouillant. La place d’Armes à Metz : bel espace vide. La ville d’ici, sans nom précis, montre dans un fourré les restes d’un château. De vagues mouvements de volets indiquent la présence d’habitants.

Mon chien marche à ma rencontre, flanqué d’autres membres de son espèce. Ils font demi-tour pour m’accompagner, sans un aboiement. Je sens leurs souffles sur mes mains. Devant le mur d’entrée, d’autres touristes stationnent là. Je suis devenu touriste de mon propre château, touriste de mon chien. C’est tout mon être qui se déploie, vertèbre après vertèbre. Wirbel nach Wirbel. Un mouvement dans la file d’attente : le propriétaire vient à son devant : « On ne visite pas. Même vous, Monsieur. De quel droit revenez-vous ici. Nous n’avons plus que les quelques meubles épargnés par votre faillite, par votre fuite. Regardez par les fenêtres. » Il a d’un geste entraîné la suite, et contourne le bâtiment. Des baies s’ouvrent vers l’extérieur, laissant entrevoir de vastes espaces péniblement meublés. « C’est à peu près tout, mesdames et messieurs, ce qu’il vous sera possible de contrôler. Rendez-vous donc plutôt sur la grand-place, afin de contempler un spectacle plus digne de vos centres d’intérêt : pour la Saint-Médard, notre village de cent habitants quintuple sa population, et le bistrot fait ses affaires : cinquante filles de tout âge, rayées bleu et blanc » - « C’est ignoble » - je le coupe - « et d’une laideur redoutable ». Il ne tressaille pas d’un muscle, mais vante la joie qui règne au village à cette occasion, la qualité des flonflons sous-préfectoraux, et ne mentionne pas la surprise que nos touristes ne manqueront pas d’éprouver : pour le néophyte qui assiste au défilé, grande est la stupéfaction de s’apercevoir que ces toutes jeunes filles boudinées dans leurs tabliers bleu atteignent les âges canoniques de 45 à 55 ans.

Au moment de rebrousser chemin, nous entendons un chien, resté enfermé, qui se jette en aboyant sur une vitre depuis l’intérieur : il disparaît, reparaît dehors, par une issue connue de lui-même, et se jette, trempé d’eau sale, sur un touriste mécontent d’être ainsi reconnu. Voilà un chien qui sait faire fête. Le mien était pudique, celui du Marquis de Sterres dont j’étais serviteur ne cache pas son exubérance. Jouons les détachés : le marquis ne m’a pas reconnu, dira-t-il, pourquoi esquisser le moindre sourire. En attendant le défilé de majorettes blettes, un camion-poubelle effectue de maladroites marches arrière en direction d’une vitre, car les vitres descendent bas dans ce pays… Un éboueur gueule Arrête! Arrête ! et le camion s’arrête à ras de verre, la gueule béante.

À l’hôtel où je suis condamné, ils ont adopté mon chat femelle : Isa, que je croyais perdue. Elle vient miauler contre ma vitre, au ras du talus. Il n’y aura donc pas de mauvaise nouvelle à téléphoner à mon épouse depuis la table de chevet : les animaux vont bien, les végétaux se sont étalés sans sécateur ni discipline, et Monsieur le Marquis est un con.


54 06 09

Aussi invraisemblable que cela paraisse, j’ai bien paru aux éditions Lazare, comme la gare. Et traînant un beau jour, quelque temps après, dans les locaux éditoriaux, je tâchais de transmettre aux autres une vieille et méchante senteur de suicide qui m’encombrait jusqu’au dernier repli de sacoche. Les secrétaires mâles et femelles n’attendaient que ce moment, car nous somme une grande famille, pour entonner sur un air d’Église une antienne a capella : la psalmodie à gauche, la mélodie à droite. Beau numéro en vérité, destiné aux cafardeux. Il fallait bien leur remontrer qu’ils ne s’intéressaient qu’à eux-mêmes, à leurs œuvres et à leurs pompes : tic fréquent chez les auteurs : d’ « auteurs » à « autres » n’existe qu’une mutation de lettres, mais la réalité place ces mots en opposition diamétrale… Ce numéro doit être mis au point sans la moindre faille, surtout à la tierce, et monter aux cieux par la cage d’escalier.

D’autres écrivains ou secrétaires écopent de couplets grivois, ils n’ont pas de  chance, mais se laisser surprendre sur un bord de bureau ne témoigne pas d’une clairvoyance extraordinaire. D’emblée leurs chants s’accordent, ainsi que les polyphonies corses. Ils ont répété toute la préhistoire au fond des cavernes. Tandis que certains chantent, d’autres glissent sous mon nez d’anciennes éditions ornées d’un beau portrait ovale, sous mes doigts de vieilles pièces, numéraire ancien de 20 et 10 centimes. Aux envolées de voix par-dessus nous je tripote avec plus d’énergie s’il se peut de vieux rouleaux garnis de fretinailles, serrés comme barquettes de roquefort momifiées dans leurs collants d’aluminium Roquefort, c’est écrit dessus.

Pourquoi n’exigerais-je pas, au lieu de ces plaisirs imposés, réparation de cette insolence, programmée pour démontrer ma raideur ? ...ils refuseraient tous… continueraient de chanter ces abrutis… me donneraient trois mille euros pour m’élever à leur niveau, m’agréger à leurs rangs. Je les dénoncerais près de Dieu sait quelle direction, qui le refuserait avec hauteur, et je jouirais comme un poteau dans un trou de balle. Voyez-vous, l’intérêt, ça ne se commande pas. Nul ne peut se passionner à la commande. Et dans la mélodie descendante des fins de chants, je perçois une exaspérante compassion condescendante. J’enrage, mais les chants restent, comme une strate. Tentons d’autres accès : voici sur mon chemin, en pleine ville, un American bar. Il est comble. Un vrai Hitchcock – a-t-il filmé des bars ?

Un pasteur me cède sa place : il doit assister ma meilleure amie à son agonie. Et je m’en fous totalement. Mon intention est de boire ici jusqu’au bout. Que le pasteur fasse son office. Trois picons-bières ou bitters et je passe aux sodas c’est dégueulasse oh oui c’est dégueulasse je veux me punir me front brûle entre les deux yeux. Mes voisins de soûlerie s’esclaffent car le Pasteur est parti dans le même état grâce au même alcool, you are interchangeables arn’t you ? Non. Les hommes sont vulgaires. Au deuxième plans je reconnais deux femmes qui se cuitent : Ella et Samantha. Anglo-saxonnes mais Européennes, de couleur et lucides. Comme les natifs d’Europe ont coutume de discuter avant de s’envoyer l’un l’autre si tant est que l’on s’envoie, nous poursuivons les commentaires à trois sur le pasteur et l’influence de toute Église sur le pécheur. ‘En Europe, très mince ! » - but in America… La conduite des familles dépend souvent du bon vouloir des clergés de toute espèce.

Et nulle part il n’est démontré que tel ou tel interprète ait jamais pu nuire aux destinées d’une communauté. Le mal, lorsqu’il arrive, la perversion, le crime, ne sont le fait que de personnes dévoyées. Le plus souvent des hommes hélas. Et comme on étouffe dans ce bistrot, que les deux femmes commencent à me regarder de travers, j’ouvre la porte et sors respirer le plus loin possible. Ce qu’il y a de bien dans les villages, c’est qu’il est immédiat de se trouver en pleine cambrousse : on trouve une route en pente, on la descend, et l’on s’accote plus ou moins, au gré de son ivresse, au mur râpeux d’une prairie… Des corbeaux me coassent dessus. J’agite les bras, ils s’enfuient vers leurs nids pierreux : jamais les corbeaux ne se réfugient à même la roche. Ils se lancent contre les pierres en chicanes, les heurtent, cognent fort de leurs crânes d’oiseaux, je les entends frapper le fond avecc un choc sourd. De quelle espèce s’agit-il donc ? Le monde extérieur est bien hostile.Je dois me replier sur les abris de mon espèce : les bistrots de la Mancha. Le pasteur est toujours là, en robe sombre, tâchant de maintenir la quantité de ses bières juste au-dessous de celle de ses sermons.

Il ressemble à Mongomery Clift, qui n’a jamais joué, que je sache, le rôle d’un pasteur. Il me raconte l’histoire suivante, arrivée de nuit : André Gide, sournois, distant, venait le voir dans les derniers mois de sa vie. Son caractère s’était considérablement détérioré. Il ricanait, au lieu de conserver sa légendaire impassibilité, voire son apathie. Le pasteur possédait un château, un parc, des pièces d’eau où croisaient des carpes sans valeur comestible. Il s’y promenait, prenant garde à ne pas s’emmêler dans la laisse de sonchien, qui furetait en éternuant sous les longues herbes des berges. Et puismarquait l’arrêt, cette brave bête, devant le cadavre à demi-immergé d’une poupée. Voyez-vous, nous étions cinq enfants dans la famille Wisley.

Nos parents nous régalaient d’histoires absurdes, quifaisaient gamberger les garçons. Et un beau jour, pouf ! Une petite fille dans la pièce d’eau bordée d’un parapet arrondi. À présent que j’étais adulte, et que le conte se réalisait, je restais là comme un comte, figé, sans réflexe, pendant que la poupée vivante absorbait toute l’eau. Profonde, sale, non débarrassée de ses lentisques. Drôle de panique dans mes muscles. Et le chien du pasteur, disait le pasteur, plongeait en déroulant sa laisse et ressortait aussitôt, jaillissant, victorieux, un rat dans les babines. La poupée vivante s’en était tirée comme elle avait pu, battant des bras, retrouvant pied, sans l’intervention d’un chien sauveteur. Et tandis qu’elle reprenait souffle à grands coups de soufflets, le Chien Éco lui déposait le trésor de son rat sur les lèvres !

La poupée n’était qu’une vieille femme, noire, détrempée, hystérique et dégageant une vive odeur de marécage : Un rat ! hurlait-elle, un rhâââ ! comme une héroïne de Paul Guth. Le pasteur me disait qu’il assistait à tout cela comme un archevêque somnambule. C’était une extase donnant sur la mort. Laissant le chien et la vieille infecte s’affronter sur la rive artificielle, il s’était mis au lit en proie aux fièvres : la simple vue du rat sans doute. « Je m’enfonçais dans le cadre du lit », disait-il, et chacun se moquait de moi. Qui les avait conviés autour de ma mort ? Ma mère elle-même me caressait avec douceur,le front, les épaules et les yeux, en un tâtonnement de croque-mort, puis sans que je l’eusse véritablement aperçue dans mon délire, elle m’obstrua la bouche et m’enfonça sous les draps pour me noyer. Lorsque enfin son étreinte se fut desserrée, j’avais franchi le voile, et je voyageais en train vers la région parisienne ; de là je prendrais la correspondance pour la Somme. Entre les mains je tenais un dépliant qui vantait les châteaux de Nietzsche, qui ne mit jamais les pieds en France, ou de Gide, qui ne posséda pas de châteaux. En ces temps-là ils n’étaient pas mutés en centres de loisirs, avec toboggans pour enfants. Gide, ou Nietzsche, avaient mis à profit leur fortune pour bâtir ces monuments vantés, à l ressemblance et imitation de maisons de maître nommés « châteaux », au sommet de collines venteuses.

Il n’y avait pas de petit train garni de cuisses en grappes pour gagner les murailles tapissées de marchands de frites, et nous marchions, visiteurs, en groupes taciturnes. Nous admirions sans le dire, d’un pas sur l’autre, tant de démesure aux détails innombrables, tant de styles entremêlés, propres aux possesseurs parvenus. Mais nous gardions le silence ; il eût été inconvenant de manifester l’enthousiasme face aux outrances à présent convenues. Après ma mort, dans les vapeurs de la survie, je hanterais enfin tous ces vastes domaines en secouant la boue de mes pieds alourdis. Nous partagions la survie d’une petite fille qui nous tenait la main. Nous l’avions confiée à Dieu sait quelle souillon d’Angleterre venue par Calais. « Menez-là en haut de la tour » « C’est là que nous habiterons, nous dit la miséreuse, elle et moi. Nous vivrons dans ma chambre à tout vent » - this is where, and so on.

54 07 10

C’était une trentenaire sale, négligée, telle qu’on imagine une ouvrière de Dickens, aux temps où la misère ne comptait pas aux yeux des durs. On en revit du temps de la Thatcher, qui révolutionna, écrasa l’industrie. Une seule robe, trouée, mal rapiécée. Les jupes longues et victoriennes ajoutaient aux dégoulinades sordides. Il gisait là entre ces plus toute la saleté malade des Midlands. Le sommet de la tour, que nous atteignîmes en branlant plus qu’elle, formait un ovale lézardé, ceint de meneaux et restes muraux passablement effondrés, sans rien qui pût garantir l’ombre d’une sécurité. Juste dans les fissures quelques végétations malades, impropres à retenir quiconque dans sa chute. Nous avons éprouvé du vertige, et souhaité en redescendant (les murs bougeaient) que l’indigne gardienne mourût.

Ce qui arriva par grand vent. Nous nous sommes empressés de reprendre Julia, en bonne santé pourtant, et bien aimée par cette morte au menton en galoche. D‘autres évènements nous attendaient plus tard, immenses et tout aussi vains. Nous nous reposions dans un vaste bar autour de limonades lorsque surgirent, descendues toutes d’un autocar, une tripotée de lycéennes allemandes, blondes, souriantes, épuisées par quelque voyage instructif et scolaire. Les accompagnait une grande Suissesse alémanique flanquée d’un mintor de Münster. Et voici Mesdames et Messieurs que nous laissons ces affables pucelles s’attabler devant leurs boissons fraîches, et que poussant un caddie vide nous admirons sur le côté ce magnifique porche ecclésiastique : mon Dieu que nous aimerions le voir admirer par ces yeux germaniques et primesautiers ! Mais c’est la limonade ou le tourisme, le caddie vide ne contiendrait au maximum qu’une seule de ces demoiselles recroquevillée, noisu la ramènerions au lycée mixte et catholique jouxtant ladite putain d’église, verdammte Kirche ! Rendons cet obsédant caddie bredouille aux employés et – e – stagnant devant la porte du réfectoire : elles avaient soif, nous avons faim. Les femmes de cuisine restent sobres ; un homme de cuisine a trop bu. Il est ganz besoffen, en russe, « zapott ».

Poursuivons notre marche urbaine : brasserie, Ste-Marie la Catholique, lycée mixte et cantine pleine, et,juste après, notre petit chez nous : home, sweet home ! Et nous n’arrivons pas seuls ! Une grande Suissesse alémanique, évadée du bistrot des vierges, échappant à ses corvées d’encadrement, apprécie notre compagnie, surtout celle de ma légitime épouse ! « Foulez-fous Matame que nous ficitions cette éklisse ? - Folondier, répond meine Frau,

« qui déborde d’humour à ses moments perdus »

et les voilà parties, non sans que ma conjointe m’ait fourré dans les mains une fine brosse à rincer l’intérieur des bouteilles, « pour brosser tes vêtements », outil on ne peut plus inadéquats, les habits se traitant à la brosse large. « Tu ne restes pas seul, me dit Arielle ma femme ; voici trois ou quatre cigarettes, que tu ne pourrais pas fumer dans une église. » Évidemment. Comment n’y ai-je pas pensé. Le temps d’agiter mon maigre écouvillon de rince-bouteilles au-dessus de mes vêtements noirs ou marron foncé, je m’aperçois en relevant ma tête que c’est ma foi le collègue de la Suissesse, un grand Allemand, qui s’est glissé là pour fuir lui aussi l’autocar caquetant de gonzesses déversées. « J’ai suivi » me dit-il « un camion puant, dont je vous présente » (il me montre deux gaillards germanophones) « l’équipage » : un blond, et un brun lusitano-boche au long nez séducteur. Mon Dieu que la vie est triste soudain.




54 09 09

Et puis ce poste en haute montagne. Un rêve de haute jeunesse : la pureté de l’air, le fioul des autoroutes, et l’atmosphère infecte. Les sixièmes étaient tous bronzés par la race ou les pots d’échappement. De tels propos valent la prison. Des inspecteurs nous rappellent à nos devoirs. La demi-classe est incomplète. Ces groupes de « rattrapage » ne rattrapent rien du tout. Ne pas savoir lire à 12 ans est irrattrapable. Quoi qu’en pensent les petits dans leurs bureaux. Pourquoi ne pas remettre un devoir. C’est le sketch favori des abrutis qui n’ont plus mis les pieds en classe depuis des pourritures d’années. Non, humoristes au Q.I. bas, l’essentiel de l’enseignement ne consiste pas à humilier publiquement les auteurs de conneries. Je ne suis qu’un lanceur de pollen, fertilise qui peut. Drôle. Décontracté. Puisqu’on vous le dit. Savantes improvisations, à une salacité par fille. Ce qu’il ne faut pas faire, c’est proposer son propre corrigé. Vous vous apercevez alors que la tâche proposée surpasse de loin le petit intellectuel en herbe que vous êtes. Pis encore : l’inspecteur inspecte en ce demiègroupe précis. «Les moineaux dans les arbres pépient : t’as vu l’inspecteur / -pecteur / -pecteur. Il ne reste que 20mn de cours. Comment m’inspecter, comment décider de ma carrière (ainsi nous le fait-on croire) en si peu de temps ? elle dit que je fais mal l’amour : comment peut-elle se rendre compte en une minute trente ? ...L’inspecteur peut. En 20mn. Voir si la sauce prend. Je ferai dans ce groupe la même chose que dans le premier : la remise d’un devoir.

...Le pont aux ânes. L’épreuve, ou le piège à cons. Il faut que ce soit drôle. Mais décontracté. Mais improvisé. Puis je tire sur la bobine.Le fil se déroule, et impatiemment, je déshabille, je déshabille la bobine. La vie. Entre les mains, neutre et indiscutable. Sous une belle couverture de distribution des prix, le Rapport. Le Rapport assassin que l’on ne peut voir sans frémir. Où le gros feignant, là, au fond de la classe, le Supérieur Hiérarchique, vous juge et vous soupèse, en mâchant son chewing-gum de vide. Le comte rendu de l’homme ne me concerne pas Mais je m’y reconnais. L’inspecteur parle de moi comme d’un « Père Noël » flottant dans les airs, qui de face reluit dans sa houppelande écarlate, mais dont le dos laisse échapper, de sa doublure décousue, des rouleaux trop longs : des documents en vrac, de petites excroissances, des hernies de savoir en pense-bête.

Devrais-je tirer tout cela de mon dos entrouvert au lieu d’une hotte, pour consulter mes anti-sèches aux yeux de tous ? ...et mon accent… mon satané accent de l’est qui ressourd ici en pleine Aquitaine !… il paraît que je siffle les « s » comme un vrai venimeux, que je m arque les « o » fermés - (« la bière Kro-o-o-ne », puissé-je ne jamais dire « Kronnnne » comme ici, au pays des nègres d’outre-Loire!) « Allonge les syllabes, devrait aussi bien réfréner sa propension à la légèreté, voire la superficialité ! » - vous vous avancez beaucoup, Monsieur l’Inspecteur. Vingt minutes, Monsieur l’Inspecteur v. plus haut. Ce ton de morigénation replonge dans l’enfance, où tout s’accompagnait, s’assaisonnait, se pourrissait d’incessantes râleries. L’enfant de septante ans trimballe encore aux flancs la merde que sa mère s’en serait voulu d’évacuer. N’importe quel cours, n’importe quelle Mère Térésa, ne saurait se tirer les braies nettes du museau fouisseur des blaireaux assoiffés de justice, dont ils n’ont retenu qu’une seule mission : instruire à charge.

Beaucoup de choses ignobles s’ébattent encore au fond de notre fosse. Un film appelé Ma loute exhibe une famille de dingue en automobile dernier cri, imprimant ses pneus sur le sable dunkerquois. Sur le chemin de ladite plage en contrebas régnait un ours contrefait, dangereux, plus long que large, barrant la route de son va-et-vient. Armelle, aiguillonnée de téméraire curiosité, s’aventure à pied à sa rencontre. Il l’entraîne dans les bois comme un gorille de Brassens, et les voilà batifolant tous deux sous nos yeux à travers les brindilles. Un coup de patte suffirait à la décomposer, détruirait son visage et sa tête.

L’ourse (c’est une femelle) indique par ses gestes qu’elle rejoindrait volontiers sa tanière, à moins d’un kilomètre : là se trouvent ses petits, qu’un ours défend jusqu’au dernier. Tout se passe bien. Mon épouse revient ravie, elle s’est abstenue de toucher le moindre poil juvénile Notre hôtel est plus haut sur le bordel amer. Une petite ville pelote sa plage de toute la façade de ses contreforts. De l’autre côté c’est Paris, je m’y réfugierait pour travailler : mon métier consiste à tricoter des contes, à les proposer aux radios culturelles. Mon gain est de zéro. « C’est promis, je reviens me baigner. Mais il est près de 19h quand j’y repense.

La pleine luminosité en juillet. Un aller, p as de bain, le retour, ma résistance est immense à ces âges où l’on ne compte pas les kilomètres. Ma famille sent la plage et la crème solaire. J’aurai habité si longtemps cet appartement urbain. Les âges s’y seront si souvent confondus. Ma fille y navigue d’un âge à l’autre. Elle est innocente et frisée. « Comment s’appelaient la ville et sa plage ? » Des préoccupations bien au-dessus de ses huit ans. Ma foi, je ne m’en souviens plus, de ce nom. Est-ce qu’on remarque ces choses-là… Le nom d’une plage… vous demande un peu… Ce qui importe, c’est le nombre de pattes et de jambes nues qui s’y agitent. Plus il y en a, plus la populace et les petites filles s’en réjouissent.

Et le plouc paternel passe à l’as pour les engueulades et les tronches. Tiens, une accorte livreuse ; elles sont tous accortes. Avec une bonne pizza qui brûle tout l’estomac. Elle annonce le prix, comme s’il s’agissait d’elle-même. Cent francs ? c’est la pipe, maximum. « Vous avez des bibelots, là, sur votre serviette à même le sable. Je vois à votre air morne que vous n’en aurez nul usage. On vous en a extorqué l’argent ; ne pourriez-vous pas m’en faire profiter ? Quel beau coquillage ! » J’ai cédé. GCD.


54 09 17

Préparons-nous joyeux pour des courses lointaines : un jour, juste un jour arraché pour flâner. Nous savions nous émerveiller pour une église Napoléon III. Une femme mère, une femme-épouse gît dans un halo olfactif. Nous n’aurions jamais habité d’appartement si clair, si chaud les matins d’hiver. Il fallait commander du charbon, à l’ancienne. Faire sa valise. Ëtre sot et plein d’entrain. Il a neigé. Suis-je en France ? Un rien désorganise ici. Renonciation à mon travail en cet éclatant matin ? Humation d’un air prometteur. Je ris de ce j’écris, puis de mon rire. Neve, neve. Mon père m’attend. Qui était cette femme au lit ? Ma valise des mains, petit biplace qu’il pilote, comment se fait-il que tu sois en sandales?Je suis juste déposé là, vol brévissime, au bord d’une route en campagne.

Son biplace décolle en courbe et montre son derrière, que nous avons bien fait de commencer le jour ! Froid aux pieds. Mareux, collègue, me prend à bord d’une voiture terrestre. Lui et moi monterons

à l’assaut d’un monceau de dictées. Question : y a-t-il un pilote dans le texte ? Question : zéro pointé ou non ? « L‘élève est sympathique » me dit Mareux. Question : comment peut-il le savoir ? Moi aussi, je le sais : la transparence est de mise, n’est-ce pas, jusque dans l’anonymat. Monsieur le Candidat Sympa l’aura dans le baba. Oui, j’ai compté des fautes en trop. Oui encore, d’autres fautes se sont révélées. Qui prendra un jour les épreuves au sérieux ? Le voilà, notre élève. Justement. Dans la cour. Faisant les cent pas, anxieux. De quoi ont-ils donc peur, tous ? Blond, tifs en pétard. « Alors ?... » Alors… Pas le droit de di-vul-guer. Tiens, deux grandes gouines. Dont ma sœur – ça va, j’étais au courant… L’autre ? ...qui est l’autre ? Le candidat Sympa doit bien les connaître : deux camarades de classe – mais sans répondre, il défend mes deux filles avec enthousiasme, elles ont un haut degré de connaissances musicales – en solos de mandoline, je n’en doute pas, face à face les filles ont bien de la chance. Dites-moi si je me trompe. L’après-midi, plus de concours. J’erre seul dans l’établissement désert, bac oblige, et me perds. Dans d’immenses salles de travaux pratiques, avec évier carré, deux robinets, petite paillasse carrelée blanc.

Désert blanc, vaste. Un ou deux élèves y passent. Signe de la main, en toute hâte. Trois élèves passent. Ne me connaissent pas. Font semblant ? Moi non plus. D’anciens collègues, en blouse blanche ou non, sans signes particuliers. Voire un ou deux proviseurs. Les Coulisses du Pouvoir. Sourire à tout hasard. Je ne suis plus rien. Je n’évoque plus rien. Ordinateurs, espace, métal, et lumière, tout est neuf, j'erre ici-bas, je suis la faute d’orthographe.


En retrait de tout ce sable, à quelques kilomètres rectilignes, gît en général une grande ville gris claire et bruyante, dominée d’une cathédrale à peu près décrépite et plus ou moins désaffectée, mais solide encore au-dessus du bruissement des peuples, ta-daaaa… C’est quelque clocher trapu, quelque porche rougeaud où s’agite parfois un jazz-band de swing – admirable culture des festivaliers… Mais ce jour-là, abruti de soleil sous le jour déclinant, j’observe à trois mètres au dessus cette haute et mince ouverture d’où sourd une lueur précoce ; et dans cet ocre se discerne le maladroit cheminement d’une ou deux mains sur l’orgue : ce doit être un enfant, qui joue là pour se fortifier les doigts. Si je me hissais à cette meurtrière, dilaté par l’orgue et la blondeur de l’enfant vu de haut, je me coincerais, assurément, je resterais coincé54 09 20… Mon père ou mon oncle ou les deux seraient instructeurs de l’U.S. Army, de l’armée américaine. Ainsi seraient brimés les penchants ambigus de mes deux oreilles…

Ils nous feraient mettre en rangs, homme et femmes, filles et garçons, ma sœur et moi. Nous reculerions tous en carrés parfaits jusqu’au fond d’une prairie. Nous aurions trempé nos talons dans ces larges flaques ou nappes marécageuses détrempant la terre de Fagne, plus haut, vers la pénitence. Et redescendant des lisières boisées nous serions amenés à ramper dans les eaux croupies, à nous y étendre. Les plages seraient loin et le danger partout. Un barbare blanc jailli du passé brandirait sa sagaie sur ma tête. J’aplatirais ce zouave sur le mur du fond et le piétinerais sans plus le regarder. Pourtant il se relèverait, nous tendrait, nous exhiberait une main déformée et noircie, non pas la sienne, mais qu’il aurait découverte dans son angle : « Nous avons retrouvé ce débris non humain. »

De telles luttes, tribales, intertemporelles, interviennent dans l’espace de nos salons. Par-dessous l’espace velouté de poussière. Parfois j’augmente, parfois je diminue. Ce sont de ces pouvoirs que nous lèguent les songes. Les coffres à faux bijoux flottent sur les torrents, abandonnés comme autant d’immeubles en bois flotté, les petits esclaves formés par nos soins agitent leurs tissus détrempés, hélas, les bâtisses sans entretien sombrent corps et biens et fondent entre les lourdes tresses aquatiques. Et le dernier de ces frotteurs manqués ressemble trait pour trait à cette sœur que je n’ai pas aimée. Laquelle ne m’a pas quittée. Laquelle reste à mon côté. Jusqu’à la fin des jours nous serons côte à côte, prenant et reprenant sans cesse l’entraînement.

Lorsque ma sœur à son tour disparut, je me tournai vers le prétendu chef, le père, et l’ensevelis sous les reproches et les insultes : « C’est toi qui a détérioré nos intérieurs, incapable salaud, sadistique bouffon ». Dans ses yeux mi-clos où j’entrais s’étendait une vaste demeure ouverte à tous vents que j’avais vue jadis et ne reconnaissais qu’à peine, suivie sur ses arrières par de vastes potagers. Au fond des cultures soignées, s’entraînaient mollement d’autres ancêtres, que j’étais revenu visiter, sous le soleil d’après la pluie : les jardins se vautraient dans la terre amollie, les jardiniers en cottes courtes souriaient de loin dans l’indifférence…

54 09 23

LE MOI EST TOUJOURS le protagoniste du rêve. Car l’infini gît au fond denous. Fier-Cloporte attend son tour, pour passer devant une commission de psychiatres. Il ne pense rien. Il s’est laissé pincer entre cuiller et fourchette à salade. Les saladiers lui trouveront SOIT une solution, SOIT un traitement. Il appert donc ceci : un traitement n’est PAS une solution. Keine Erlösung. Les postulants (à quoi?) se présentent par groupes de trois dans une vaste salle appelée « champêtre » : cela ressemble à Soukkoth, ces abris de fortune où les Juifs célèbrent leurs errances en galoute. Des cuorants d’air devraient agiter des feuillages. Devraient. Le trio grelotte. Pourtant des bureaux sont là. Plus ou moins. Une psychiatre à gauche a reconnu Fier-Cloporte. Plus froides à l’occasion que des hommes. Une fente en bas du ventre procure-t-elle cet effet. « Ce n’est pas vous », demande-t-elle, glacée, « qui m’avez entourloupée ? » - traînant sur la fin pour bien marquer le « e » muet ; ce ne sont pas les séries policières médiocres qui manquent. Cette femme présente un physique analogue à la fille Renard, dans ce feuilleton très faible sur le Palais des Papes. Qui comprend les histoires policières ? Qui comprend les psychiatres ? Se comprennent-ils ? Ou elles ? « Ce n ‘est pas moi » répond Fier-Cloporte, « vos vous trompez ! » Il grelotte. Putains de souccoth. Sur les murs tremblent des miroirs, à hauteur de visages.

Combien de fois les miroirs n’ont-ils pas sauvé Fier-Cloporte ! ...en lui révélant ses mimiques, ses trismes involontaires, ce sourire par exemple, qui semble aimable, mais reproduit dans la glace le dessin d’un fer à cheval, ce « sourire inversé » où paraît le mépris, soit le contraire de ce qu’il serait bon d‘exprimer ! Sous de grosses lèvres cordées, qui soudain ne sont plus les vôtres ! Devant ce jury, les cas se traitent par groupes de trois. Comme cela vient, absurdement. Vous bénéficierez à trois d’un diagnostique unique, d’une solution ou d’un traitement semblables. Les gens de science parfois s’amusent à jongler avec les notions aléatoires ; on les appelle alors « savants fous ». .Et comme Fier-Cloporte est le dernier, il se trouve peu à peu déporté vers la droite., à mesure que ses deux compagnes sortent, au bras d’un infirmier ou mière, ce qui est absurde.

Fier-Cloporte se trouve donc sur la chaise de paille bien chauffée par les culs précédents. Elles ont demandé s’il serait prévu pour elles des cours de rattrapage en orthographe ; le Bescherelle ne traite que des conjugaisons ; Fier-Cloporte n’avait pu s’empêcher de faire sa bouche en fer-à-cheval. Sourire condescendant. Il avait murmuré « non » de biais à la plus proche. Mais la précaution était vaine : le jury, la commission ou comme il convient de l’appeler, loin sur la gauche, avait déjà répondu par la négative. Je m’ennuie, serré entre les jeunes filles, et me tortille sur mon siège de paille. Un faux mouvement met en contact ma jambe avec celle de la voisine.

L’inévitable se produit : « Quand on ne sait pas maîtriser son érection... » commence ma voisine serrée du cul (« ...on ne se tortilles pas »?) - « Pas du tout mademoiselle : j’ai soixante-trois ans bien sonnés. - Je n’y crois pas. » J’exhibe alors aussi ma carte d’identité : « Je n’en reviens pas ! » dit-elle intriguée. Enfin j’ai la paix.

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Dans cette longue station touristique au sein des Pyrénées espagnoles un couple français chemine formé de Fier-Cloporte et de Dulcinée, flânant d’étal en boutique. La féminine s’extasie devant ces biscornuteries artisanales que l’on brandit partout sur les auvents d’exposition. Le vieux Catalan tenancier soutient le marchandage de la femme qui pinaude, pinaille et n’achète rien, ou si peu. Fier-Cloporte in petto s’exaspère : on achète, ou pas. Il abandonne son chéquier à son épouse et va jouer à l‘écart l’époux contrarié. Ici je touche la magie du verbe et Cloporte s’assoit sur un banc, le dos au mur, les pieds dans les touristes. L’énervement le gagne puis le quitte, chacun se détournant de ses longues chaussures ; en vérité c’est un miracle.

Mais revoici Arielle. Sans miracle elle porte un sac Numéro Cinquante et maints achats débordants. Nous avons poursuivi notre marche, bourrant tout dans le véhicule à l’arrêt, gagnant ensuite à pied le moment où la route emprunte la voie supérieure d’un aqueduc aux arcs vertigineux. Que nous avons suivie bien en son centre. Cet aqueduc s’interrompait devant le vide, au-delà duquel, sur un ressaut inaccessible, se dressait un pilier, vestige sans doute d’une église. De là où nous étions arêtés, nous pouvions distinguer des témoins de plomb coulés dans le ciment, destinés à mesurer l’écartement progressif des lézardes. Le vieux Catalan sur son siège ne parvenait plus à se faire comprendre, ni en castillan, ni en catalan. Ma petite personne avait également oublié, elle aussi, jusqu’aux moindres éléments de la langue espagnole. Nous nous faisions tous la gueule, dans une atmosphère pénible. Il a fallu repartir, en marche arrière, en ligne droite, puis nous séparer tous. Le soulagement de nous retrouver chez nous, l’un et l’autre, fut de courte durée : au pied d’une étagère, tombés là, s’étalaient des souvenirs sans valeur, des photos sans légendes. Et la mélancolie régna sur nous.

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Fier-Cloporte n’aura jamais quitté le milieu scolaire, l’ Alma Mater universitaire. Il n’aura jamais su séparer l’appartenance magistrale de la condition d’élève. Il s’est retrouvé très loin, très près, à Libourne par exemple, 40km par la route. Il y retrouvait une ancienne collègue, gloussante et ménagère, dont il pelotait longtemps les épaules vieillies. Sans doute était-il vieux lui aussi. Un vieux lycéen. Puis il passait aux porte-manteaux ; pourquoi ne pas caresser des pelures, après l’animal : un vieil homme se tenait là, tournant le dos parmi les vêtements, lui-même de grande taille. « Il y a des mythes ! » répétait Fier-Cloporte, jouant sur le nom de l’insecte ! Et l’homme ne répondait pas, et il demeurait immobile !

Alors il se détachait, trouvait dans un couloir une salle où devait se tenir un cours. Était-il là pour le suivre, ou pour le donner ? Une petite prof replète tenait sur son estrade un cours de chinois. Fier-Cloporte en apprenait des rudiments, mais comme il était fier et vaniteux, il se mit à déclamer, en pur hébreu, avec son voisin, le Shema Israël, qui est la prière des juifs. La petite boulotte métisse les félicite : les deux nouveaux complices avaient demandé pourquoi il auraient dû apprendre les rudiments du chinois, si c’était pour abandonner ; pourquoi s’exercer à tracer « l’eau » ou « la pluie », si c’était pour ne jamais franchir la simple initiation. Ces deux-là réagissaient, en vérité, comme des lycéens irréfléchis et indociles.

Mais la sinologue les avait félicités : de toute l’assistance, il avaient été les premiers à effectuer, correctement, les exercices de création spirituelle et littéraire. C’étaient les premiers mots de l’enseignante : ses nouveaux disciples témoignaient d’un instinct sûr, déjà, de la langue chinoise. Mais nos deux hébraïsants se demandaient bien pourquoi elle nommait ces « exercices » de haut niveau des « chalibim », des « orchidées », du nom des fleurs les plus délicates. C’était bien la première fois, pour Fier-Cloporte, qu’une autorité pédagogique de sexe féminin l’autorisait à sortir des chiottes de femmes pour être enfin , à un si haut degré, initié…

Fier-Cloporte en effet se documenta fort peu sur le Bouddha, dont la démarche lui semblait insipide. « Guimauve pour guimauve », se dit-il, « allons à la messe de minuit avec ma femme ». Le temps passe si vite, et voici déjà Noël… et la foule de chrétiens se presse à la porte de l’église, il faut y faire la queue, si l’on ose dire ; car le cul-te n’est pas si éteint qu’il y paraît dans les journaux. Et comme l’autorité maritale est parvenue à son point zéro, la tendre épouse du Cloporte éclate de rire et le plante là, parmi les fidèles entassés : l’époux se sent brusquement laisser choir, et gagne des lieux plus profanes ; en cette veillée de Noël, la musique et la danse ne manqueront pas. Ainsi, ce studio d’enregistrement tout proche : le héros le connaît, il tient à ses diffusions personnelles, car en cet endroit-là, il est sûr et certain de trôner. Il possède des émissions, toutes préparées, à foison. Pourquoi est-on timide ? pourquoi ne peut-on s’opposer à certains individus qui s’introduisent dans votre propre studio, vous enjoignent de bien vouloir interrompre votre émission afin de propager la sienne, en direct ? Les pires contraignants sont vos amis, vos invités, surtout les hommes, aux charmes desquels vous ne résister pas.Vos amis masculins sont beaux, rictus diabolique et mèche ondulée ; vous fondez de timidité et sentez le tabouret vous entrer dans le cul. Et même si l’amie en question porte des chaussures de type « Richelieu » formelles mais avachies, même s’il s’assoit sur un petit meuble à disques, vous restez subjugué.

Il vous attendra, dit-il ; vous lui passez un disque de danse, vous dansez devant lui sur ce disque. On y trouvait alors une « Face A », une « Face B ». Au recto se tenait le « tube », au verso la chanson qui ne marcherait pas. Moins de sillons. Moins de danse à fournir. Le studio s’est empli. Fier-Cloporte aurait dû le fermer. Maintenant, même Poivre d’Arvor se trouve là. Discret, mais sachant bien que tout le monde l’a repéré, comme vous devriez lui être reconnaissant puisqu’il danse avec vous, sur vos pas ! Mais à la place, ingrat, imbu de votre timidité ! vous ne faites attention qu’à une couille, toute rouge et vagabonde, qui révèle à tous la chute et la disparition de votre pantalon : pourvu qu’on ne vous la vole pas !

Poivre d’Arvor, bon prince, n’y prend pas garde, votre ami non plus, tandis qu’un autre homme, plus petit, inconnu, très léger, vous piétine à terre. À ce moment, un miraculeux mot d’esprit vous vient en aide et vous sauve : « Je sens », dotes-vous, « je sens que l’on m’encule ». Voyez-vous, dénigrez-vous : cela fait toujours rire. Juste un peu. Vous auriez pu vous laisser piétiner encore, le studio n’est plus qu’un vaste capharnaüm. Adieu vos disques et votre émission, adieu l’ami aux belles chaussures. Vous ouvrez la porte capitonnée qui donne à l’extérieur, votre petit-fils vous rejoint, hanté par l’ennui : « Qu’est-ce qu’on se fait chier à cette putain de messe », et en sa compagnie, vous revenez chez vous. D’innombrables occupations vous y attendent : coller sur des cahiers des illustrations découpées dans le Magazine de Mickey, occupation numéro 1, ou râler parce qu’Arielle, à deux heures du matin, n’est toujours pas revenue, occupation numéro 2 ; sur quoi votre petit-fils, jamais à court d’invention, vous demande si elle ne se serait pas « branché le curé ».

Troisième activité, l’écoute d’un disque dit « 45T » : un Kyrie chanté en grec par des Arabes ; mais il n’y a pas de Maoris dans le chœur. Et jetant par la fenêtre un regard absent, Fier-Cloporte qui vous parle aperçoit tout un immeuble illuminé de fêteurs qui s’effondre sur le côté. On n’entend rien. On ne vous entends pas crier, une passerelle où passe un train de nuit s’effondre aussi dans le silence. Dans ces circonstances, une chose vous reste à faire : arracher ce qui passe, lunettes, baguette de pain et lunettes, et fuir, fuir au dehors dans la nuit – essayant en vain de crier « Au secours ! 54 10 26 – secours de vous, car voici un tremblement de terre ! » et ma voix ne porte pas, et nul mur de maison ne se dresse, les hérissons se blottiront, seule détale sur ma droite une famille ridicule et nue, des sacs à vivres congelés sur la tête, pensent-ils ainsi se protéger ?

...Même Bordeaux, sur ses terrains quaternaires, se fait secouer : ce doit être un séisme terrible, des Pyrénées ou de Charente. Ni cris, ni panique, alors que Fier-Cloporte est seul. Quand il s’éveille, il essaye toujours de crier, car il arrive toujours quelque chose,dans les rêves.

Les chaînes tombent.

54 11 07

A

Fier-Cloporte en pèlerinage temporel retrouve sans vraiment le reconnaître le pignon d’une école.Bâtiment fondateur du peuple aux temps d’alors, point culminant du village. Tandis qu’il s’avance vers le seuil, une haie d’honneur sortie de ses propres brumes s’est formée, de ses disciples, de ses éphémères et distants camarades, car il n’était qu’un parmi eux. L’envers du seuil donne sur l’amphithéâtre des lieux : descendant, irrégulier même biscornu, décor et couleur de plastique :tout est décor, tout est bidon, l’allocution dont il serre le texte au fond de sa poche sera son seul rempart, seul rocher, auquel se cramponner en dépit des puristes il faut improviser improviser sans trêve.

Et le raisonnement, le texte lui-même se décousent dans des successions de poncifs. Rappel d’une longue carrière, longs regards sur Inès et tant d’autres qui sous mes rames ont galéré de secondes en premières en terminales avec redoublements. Ils ont vingt ans, ils sont encore là, revivent dans leur temps mais dans cet espace, parfois F.C. se souvient des noms, parfois moins bien, mais les visages ont bien changé, devenus anonymes, comme il est temps que tout cela finisse et que les mains se battent l’une contre l‘autre en un bienveillant tumulte.


54 11 07

B

Mais trêve de modestie et ...d’impréparations… Il est temps , il est digne de s’élever dans la hiérarchie. Fier-Cloporte sur les traces de Maître Alcofribas prend la queue des impétrants à la glorieuse faculté de Montpellier. Autre perron, autre gloire : ces grands miroirs latéraux permettent de se voir et de rectifier ses revers de veston, ses mèches et sa parure. Fier-Cloporte apprécie son profil, se trouve digne soit d’y apprendre soit d’y enseigner. Voici sur un haut tribunal un double aréopage de femelles. The first one is busty, plantureuse, et la seconde, en retrait, affiche une expression de religieuse peu amène. Toutes deux font entendre à F.C. qu’il n’est pas question de franchir ce seuil glorieux, consacré le 26 octobre 1289 par bulle papale, sans s’acquitter d’une somme considérable : de quoi s’insurger en vérité, quod facio. « Tous les autres l’ont fait avant vous, y compris ce grand blond, celui qui s’en va, là... » - il est beau quand il se retourne. - Il ne me reste plus qu’à instaurer chez moi des péages surprise, devant ma salle de bain, devant la salle de bain de mes ancêtres ». Ce qui s’appelle de la repartie. Mais ces dames restent sur leurs positions et sur la ventouse de leur cul.

55 01 23

Fier-Cloporte obtient parfois du destin une grande satisfaction, un triomphe de vanité. Maigre butin. Des admirateurs, des admiratrices, venus d’on ne sait où. Comme des buveurs dans une venta de la Mancha. Tout le monde se récrie, se montre du doigt le divin tracé de votre encre rouge sur le vélin. La matière de l’encre passionne autant et plus que la matière du récit, car elle n’est ni de sang, ni de jus de fruit, mais d’un délicat mélange de framboise (on en voit les grains) et de caillots de tampons. Marmelade qui leur fait passer la langue sur les lèvres. Le texte est en anglais d’États-Unis – Henry Miller ? Just stop telling the door-keeper she's learning to speak a mixture of English and Italian, because what you want becomes true."

Bientôt il se dirigera vers ces bancs de pique-nique en pierre où grignote un camarade vrai portrait de Robespierre jeune, mort à 36 ans 2 mois. Ce confident n’éprouve aucune crainte à l’approche de la quarantaine : il doute qu’il existe une crise à cet âge, car la vie n’est qu’une crise, ou bien n’est pas. Fier-Cloporte ou Jojdh ou comme on veut l’appeler entoure souvent du bras le cou de son ami, lui glissant à l’oreille assez fort pour qu’on puisse l’entendre ces confidences obscènes sur sa quarantaine à lui : « J’étais déstabilisé. Je marchais aux calmants, Ma Femme avait détruit mon être en ayant exigé notre retour en France » - il répétait « franfrance », modo puerile. Arielle à proximité tordait les bras, jouant son propre rôle de lamentatrice : « Le voilà qui recommence ».

Mais au moins – en silence. Moi : “J'allais au bordel” - puis je rectifie : non, c'était trop cher.

Et nous voici tous là comme des tout un chacun, ce que nous sommes tous. Nos écrits jonchent le chemin devant nous. Chacun de nous s’imagine voir au-dessus de ses propres cacas merdeux (cacata c’harta) vibrer tout un essaim de mouches minuscules et noires, exaspérantes au toucher. Nos amis marchent dans la merde et vont s’inquiétant : quid de tel ou tel, où sont les fils de tel ou tel perdu de vue avec leurs descendances – mon ami, ces enfants ont grandis, ont pris de l’âge et du poids, 18 ans pour un fils un frère, et leurs papiers merdeux parfois leur collent aux basques comme à nous, sans qu’ils osent encore les détacher, les déposer, les fouler aux pieds. Non tous toutefois. Ils montent devant nous, en pleine jeunesse, ou bien nous poussent, vaniteux épigones (les épigones, mes enfants, sont une race de cigognes du Banat) – ce qui nous place tous entre deux mâchoires d’étau.

C’est un toit de verdure sans soldat gisant, qui bute en bout d’allée sur une grille coulissante. La gardienne intérieure aussi jeune qu’eux tous nous ouvrirait bien volontiers, si ses bras le lui permettait : elle s’arc-boute et tire à toute force, mais le héros, qui s’imagine en tête, s’est vu signifier de ne jamais franchir ce portail. Il l’a solennellement promis. Mais les autres, sitôt que la porte aura coulissé, pourront traverser la vaste esplanade qu’elle barre, et contempler le vase panorama de Paris, comme depuis le vaste parc de St-Germain où naissaient les rois. Les gardiennes ne s’étonnent plus de rien : elles sont nées ici, sans une goutte de sang royal, quoique certaines s’en soient vantées. Mais dans mon dos, la pente est libre désormais.

Il n’est si belle vue qu’elle ne lasse : je redescends en zigzags, deux bonds à droite, deux bonds gauche, en fredonnant un air sautillant. Sur ma droite survient puis s’efface un laboratoire désaffecté ; peut-être me suis-je écarté du chemin de montée… À ma rencontre court en remontant un grand garçon bien mis, bien fait de sa personne, venu me rechercher. Il faudrait que je remonte à son bras. J’accepte s’il accepte de ralentir. « Peu importe » dit-il. « Ce qui est abandonné ne peut se reprendre. Poursuit ta voie basse, emporte pour t’accélérer le poids de ma reconnaissance : car tu as tenu ta promesse » - du diable si j’en ai prononcé la moindre ; le nombre de personnes croisées dans une vie est d’une élévation vertigineuse, anglaises, italiennes ou françaises.

Il faut avec agilité rebondir d’une pierre à l’autre en évitant de se tordre sur l’herbe rouillée. Surtout n’asphaltez pas ce territoire, qui jamais ne doit devenir une piste de planche - dire que pendant ce temps les admirateurs tout en haut se sont répartis autour des nappes de pique-nique, ils ont oublié la beauté des framboises, et celui qui descend au galop de son risque aura vécu un tel moment de reconnaissance enamourée qu’il compte bien parvenir un jour, en terrain plat, à l’Âge d’Or.




























55 11 07

Peu importe. Rien ne vaut la compagnie de mon double inapproprié, Arielle. Rien ne vaut un hôtel de Bruxelles. Certaines églises comportent une entrée latérale pour les descendants de lépreux : « les cagots ». Ici, un hôtel de haut rang nous en représente une, et pour l’ouvrir, nous disposons d’un vaste anneau de clés plates, j’entends de serrurerie. Mais ce trousseau comprend beaucoup de doubles emplois. « Comment peux-tu le savoir ? » dit-elle. « Aucune clé n’ouvre cette porte ». Quoi ? me remettre en question, encore et toujours ? Exaspéré, j’en envoie en l’air, qui retombent sur le sol. « Tu te trompes d’hôtel ! » - ma foi, elle a raison. Ce que c’est tout de même de s’énerver. Autre porte, vite ouverte, grâce aux clés ramassées, justement…

Comme il faudra ressortir, et que mes nerfs perdent tout, je glisse un certain nombre de clés dans un tiroir de meuble – ces fameux meubles d’hôtel qui sont là pour meubler. Seulement voilà. Une porte, intérieure celle-là, résiste à tous les fourrageages. « Et si » suggère-t-elle « tu cherchais entre les pavés, devant le premier hôtel ? » Allons-y. Mais il pleut. La nuit tombe, l’hôtel ferme. Où sommes-nous donc ? Au fond des campagnes flamandes ? Non : en plein Bruxelles. Les pavés s’assombrissent, il faut frapper, une grosse Belge nous ouvre : surprise ! Elle tient à la main quelques clés. Elle a bien entendu, depuis le premier hôtel, mes tentatives, elle savait que je reviendrais ; pourquoi s’étonner ? Elle nos raccompagne au second hôtel, devant la porte interne. Première clef : n’entre pas. « C’est une plate qu’il me faut ». La Belge-des-Deux-Hôtels me regarde de travers, ouvre le tiroir du vestibule, en sort une clef plate : ces sexes féminins sont bien difficiles à forcer. « C’est mon neveu » dis-je à l’accorte portière, « ce gamin, ce snotttner » (« morveux ») « qui m’a collé ces clés dans ce tiroir ».

Qu’elle me croie ou non, mais qu’elle cesse une bonne fois de me lorgner comme un furoncle. Elle a bien deviné que son accueil nous a bien refroidis. Que nous aimerions renoncer à l’étape, rouler de nuit jusqu’à Anvers. Et comme la pluie ne cesse pas, la voici qui nous guide, sur les pavés glissants, jusqu’à notre véhicule - comment a-t-elle deviné son emplacement, que nous ne trouvions plus nous-mêmes ? Nous a-t-elle vu débarquer ainsi, sur la place ? ...nous diriger vers l’entrée latérale, trousseau de clés  à bout de bras ? Étourdis au point d’avoir laissé tomber entre les pavés la propre clé de notre véhicule cette fois ? qui plus est cassée au ras du panneau ! ...la batterie répond… c’est un miracle… « Nous vous ramenons à l’hôtel… n’importe lequel… nous avions réservé… la pluie... » - « entrez donc mes pauvres gens… à droite – sens interdit – à gauche… vous v’là rendus... » - Arielle dans son dos lève les bras - nous aurons donc toujours besoin de son aide… bonjour l’intimité – nous l’avons eue, notre intimité… bien gagnée, sans souper.



55 01 10

Il fut un temps, Madame Durand, où Fier-Cloporte jouait une adaptation théâtrale du « Banquier anarchiste », chef-d’œuvre de Pessoa. Ce fut un succès, mais très difficile pour l’acteur principal (90 % du texte). C’était dans les glorieuses années 46/47. Il fallait le reprendre. Le metteur en scène, qui savait l’allemand, constatait que Fier-C. ne savait plus rien, de rien, de rien. « Tu ne seras jamais prêt » disait le metteur en scène (en 46, Fier-Cloporte le Banquier répétait la même chose ; il s’était fait traiter de lâche et de défaitiste). L’épouse d’Étienne (c’était son nom) (Chacun va son chemin / Suivi de son hennin) se tenait là aussi, « en étroite collaboration » bien obligée. Juste avant Fier-Cloporte, en mise en bouche, se présente un petit débutant, qui fait un « seul en scène » (en français un stand-up) bafouillant, mi-chemin entre Pierre Repp et Darry Cowl. Assez convenu, c’est loin, tout ça (La machine à laver, 1967) – mais ensuite, c’était Le banquier de Pessoa ! Où était le texte, nome de Deus ? ...dans la chambre du gosse ? Le leur, celui d’Étienne et Rolande ! 7 ans, caractère épouvantable, chambre apocalyptique ! - non, pas dans le linge sale – pas sous le dinosaure jaune – la chambre des époux- parents ne vaut guère mieux, la vie d’artiste ne permet pas de sortir du balluchon (mon paternel / qui n’avait pas les pieds plats…) et les tournées, ça use…

Tout ce que Fier-Cloporte Acteur trouvait dans ces amas de costumes à terre étaient de vieilles revues ronéotypées d’Eurêka, où gisaient dans l’encre baveuse de vieux textes de lui-même, qu’il leur avait confiés pour un jour les réciter en avant-scène – ô vieux temps des illusions ! ...les aurait-il sus par cœur, ses vieux textes poétiques, sarcastiques, parodiques… et la générale avançait, avançait sur le calendrier… Fouillons dans la mémoire…. Imaginons que ce soit un rêve, dont on va se réveiller, comme c’est arrivé une fois : rêver qu’on oublie son rôle, autrement dit sa vie, et se réveiller dans sa pisse, mais vivant… Fier-Cloporte court au désastre… Il est venu répéter ici, en famille, parmi les enfants qui courent, il habitait ici, sauf la nuit, à présent sous les housses des fauteuils tout se retrouve : les pantalons, les fards, le faux toupet, mais de texte, point.

La catastrophe se précise. Tout ce qu’il se rappelle, c’est que non, absolument pas, en aucun cas, il ne faut prendre l’accent teutonique, ce n’est pas Nucingen, mais um Português, caralho ! ...Le premier appartement, avant les enfants, Fier-Cloporte le connaissait mieux, bien à fond. C’était un appartement de haut vol, où ne paraissait que le supersnob, ornements et sentiments : un bar à l’étage, pensez… Fier-Cloporte en accepte le code ; il précise à son metteur-en-scène que les serveurs sont aussi des serviteurs : « On peut leur accorder toute confiance ».

Je me trouvais aussi dans la classe de 5e H devenue adulte, à Meulan, et que je ne pouvais saquer. Ils me disaient “Tu sais, on ne t'aime pas beaucoup dans la classe” et je répliquais “Je sais ; personne n'a pu me voir, depuis l'âge de six ans ; alors maintenant je vous encule tous jusqu'au nombril.”


55 01 23

J'écris des choses très intéressantes avec de l'encre rouge mêlée à de la confiture de framboise. Domi et d'autres me lisent au fur et à mesure avec un grand respect. Je recopie même des choses en anglais, de Henry Miller : “Cesse de dire à la concierge qu'elle apprenne à parler un mélange d'anglais et d'italien, car ce que l'on souhaite devient vrai.” Il y a sur des bancs de pique-nique un camarade qui ressemble à Robespierre jeune. Il doute que la quarantaine soit un moment de faiblesse. Je dis qu'à ce moment-là j'étais déstabilisé et marchais aux calmants parce qu'Annie m'avait fait revenir “en Franfrance” - Annie à l'arrière-plan se tord les bras d'un air de dire “Le voilà qui recommence”. Moi : “J'allais au bordel” - puis je rectifie : non, c'était trop cher. Les autres vont et viennent autour de mes écrits, s'inquiètent de ce que de plus en plus de fils d'amis atteignent et fêtent leur majorité (aujourd'hui, le fils de Jeanson). Je remonte une pente sous les frondaisons, ne vais pas plus loin qu'une grille coulissante sur laquelle une jeune fills s'arc-boute pour m'ouvrir, mais j'ai promis de ne pas franchir cette grille. Elle donne sur une grande vue de Paris (ou Bombay d'après le reportage de la veille. La fille joue la blasée parce qu'elle est d'ici. Je redescends toute la pente, deux bonds à droite, deux bonds à gauche, en chantant un air sautillant. Je passe près d'un laboratoire désaffecté.

Un grand garçon brun (Steinmetz) est venu me rechercher, repart, satisfait que j'aie tenu ma promesse. Le chemin est mal entretenu et j'espère qu'on ne viendra pas sottement le rénover en lui ôtant toute son âme. Je gambade toujours, les autres occupent toujours les tables de pique-nique, ne font guère attention à moi, mais j'ai vécu intensément, dans la reconnaissance.


55 01 25

Voyages, incessants voyages… Terres et Terre à bientôt quitter, inachevées, insuffisamment léchées par mes soins, nous voici au sein de Hongrie, où nous étions aux temps lointains désormais immuables. Quel espions sommes-nous devenus, chargés par quelles instances d’éliminer quelle pauvre vieille qui se torchant l’urine à coups de vieux chiffons… J’étais avec vous par liens sales et mystérieux, de vulve à cul, mille fois lavés. La caissière de Budapest me comprenait mal, tant je prononçais mal « mille » en langue de là-bas (ezer) mille mais mille quoi ? « Dites-le, avouez-le » disait-elle « que vous devez tuer la vieille » - impossible de m’avouer Raskolnikof et tout le monde

dans la file dans mon dos répétait “avouez, avouez donc ! Vallom; bevallom ! et pour finir, épuisé, exaspéré, OUI, j’avouais la chose, et chacun dans sa langue me félicitait. C’étaient des visites à n’en plus finir dans ma chambre d’étudiant, mon meilleur ami se frayait un chemin pour me sacrer, dans l’opinion, «héros national » Nemzeti Heush (Hös)

B

B, développement

Ensuite nous tombions malade, affaibli jusqu’aux os par le climat et la mauvaise nourriture de ces contrées  : une grande jambe coincée (la mienne) lançait sa douleur, de la cheville à l’aine, et mes parents, tout jeunes, avaient requis un médecin d’urgence afin de me palper ou de me désosser pour mon soulagement. Arielle soutient ma jambe durant tout l’examen. Le médecin, trop jeune, timoré, se borne à me prescrire Dieu sait quels calmants et pommades préparatoires, m’abandonnant sur une civière. Il ne me reste que ma nudité, une couverture pour la voiler, le vent par-dessous pour me geler. Est-il juste, est-il thérapeutique, de laisser ainsi les patients grelotter ? ...de s’emparer d’un autre logé à la même enseigne, gisant sur un brancard moins confortable encore, frigorifié de même ?

Pense-t-il donc soigner à la seule force des paroles ? Il passe plus de temps auprès de lui qu’auprès de moi, sans même commander une autre couverture, ni à mon voisin, ni à moi ? Sommes-nous donc sur un champ de bataille, où seuls demeurent efficaces les bénédictions des Pères et les discours creux s des médicastres ? Alors je gueule. Me voici guéri. Que ma jambe fasse des esquilles tant qu’elle veut. Je boitillerai loin d’ici, dussé-je m’infecter le tibia. M’enroulant la mince couverture autour de la taille, je gagne la sortie la plus proche et clopine dans la rue. Ce n’était pas prémédité. Les voies de la ville sont mal entretenues. Sommes-nous donc assiégés ? Une canalisation crevée barre le chemin de ses remous, en bas d’un raidillon urbain : je la franchis non sans douleur, et cherche le sommet de la côte. Mais Arielle m’a suivi ; elle n’a pu convaincre le médecin, ou comme il plaira de l’appeler, de revenir à moi. Elle m’a rattrapé. Ce n’était pas difficile. Elle veut m’entraîner par la rue du Palais-Gallien : « C’est plus long ! - C’est plus court ! - Eh bien vas-y donc ! » Nous étions furieux contre le médecin. Nous sommes furieux l’un contre l’autre : elle ne traîne pas la jambe, sa sollicitude m’encombre, qu’elle aille donc se perdre ailleurs, je connais les itinéraires ! Tout de même ! …Et plus ou moins vite, resserrant à intervalles ma foutue couverture, je parviens à ce grand plateau bien connu, celui du Cimetière. Côté grand mur. Avec un arrêt d’autobus, et une banquette, où je me laisse retomber en grimaçant. Dieu merci, je suis du bon côté, vers le trottoir.

Pour être souvent venu ici, je sais qu’un peu plus loin s’ouvre (parfois) une porte, gardée par une espèce de guérite ronde en saillie. Depuis ma naissance aucune sentinelle n’en a jamais occupé l’espace ; était-ce pour empêcher d’entrer les vivants, ou de sortir  les morts ? ...à moins que ce ne soit le contraire ? Cette question agitait les cours de récréation, dans la petite école que je fréquentais à trois rues de là… Nous irons peut-être tout à l’heure. Souffler un peu. Le temps de me réciter un poème de Milosz. Ne bougez pas. Reposez-vous. L’uniforme est celui d’un gardien, le ton aimable et l’accent polonais : « Vous serez bien, là, pour travailler... » Ce que je fais. Mais polonais ou pas, le gardien s’est trompé : des enfants galopent dans un couloir, poussent la porte en braillant et se roulent sur le lit où j’étais censé me reposer entre deux efforts de méninges. Le moyen de se concentrer ?


55 02 05

II était une fois une ville royale, sur un coteau à deux lieues de Paris, une esplanade à promenade où nous allions Arielle et moi, en compagnie de nos enfants Toub la fille et Fwof le frère, 13 et 8 ans. Cela commençait par les trains souterrains, qui nous lâchaient en contrebas où s’ouvraient des galeries commerciales médiocres. Souvent les enfants n’allaient pas plus loin, livrés à leurs appétits bas de gamme ; nous les retrouverions bien assez tôt à nos retours. Nos galeries à nous, bien vastes, multipliaient les attractions et les biens de luxe les plus divertissants. Mansel jouait de la guitare sur son siège et chantait. « Quel est ce supplément que tu trimballes ? » demandait insolemment Arielle. Le supplément était une femme, jalousée par la mienne qui s’attira une réplique cinglante : « Vous en jugez, madame, par le petit bout de la lorgnette.

Après cet éclat sans gloire, nous avons gagné notre petit café très cher en galerie, où l’on servait en supplément (précisément) ces fameux petits fours sans nom présentés par des loufiats courbés à trente-cinq degrés.


55 03 09

Nous fuirons par l’Espagne : la frontière, tout au bout d’un sentier, se gagne par le franchissement d’un abîmeau : un mètre sans plus en dessous des pieds, puis un ressaut de cent autres vers le bas, où gargouille et gesticule un torrent féroce. Il suffit d’enjamber c’est tout. De fixer le roc d’en face, poli par les attouchements humains et la transpiration, puis de reprendre pied sur le second sentier d’un second mulet, descendant. Plus loin c’est Govie. Le torrent gronde à vos talons, frustré au fond de sa fente. D’autres me suivent, soufflant de peur et de soulagement : nous avons franchi la frontière de la Catalogne, voici l’Espagne. Ce que vient faire ici une ville d’eau appartient au mystère des kilomètres, et donne l’occasion au groupe entier d’entonner un chant espagnol plein d’entrain. Et même, D’où viens-tu Gitan, si mélancolique aussi. Tous hurlent dans leurs langues le refrain, attirant à nous des envoyés spéciaux de la Ville d’Eau. Ils nous distribuent un texte rédigé par un excellent collégien de troisième (Tercero) : il relate l’histoire d’un léopard en captivité, si mal installé dans un enclos réduit, n’ayant pour se désaltérer qu’un petit bassin très insuffisant ; mais une association parvient à lui en attribuer un plus grand, à élargir son abri, à lui adjoindre un espace extérieur.

Ce léopard serait l’Espagne, et l’association, ce serait nous, Catalans fugitifs, chargés de libérer la Castille de l’oppression. Mais dans une annexe imprimée, chacun de nous peut consulter une carte où chaque bourg de la contrée, comportant chacun les services d’une petite ville, agréable visiter, s’adorne d’une chevelure de petits sentiers pittoresques propice au délassement promenadatoire : ni torrents, ni léopards. L’inclinaison des pentes est indiquée sur les cartes, un seul chevron veut dire 5 % de pente, deux : 10 %, et ainsi de suite. Nous irons chez Préault, qui profita jadis de notre appui pour accomplir une seconde Littéraire : le chemin n’est pas trop pentu, mais pittoresque. De là haut, après une bonne collation, nous pourrons soigner le magnifique léopard : Justice et Courage – Justicia y Valor.


*

Mais tout voyage, quel qu’il soit, fournit des aventures et des obstacles à ceux qui les cherchent ; le simple touriste, en groupe ou isolé, qui se satisfait d’un pittoresque de prospectus, et d’une totale absence de mission salvatrice, ne trouvera jamais ces désillusions ni ces dégringolades où sombrent les Don Quichote au rabais - ¡ estos son basura de don quijote !...




55 03 17

Me promenant dans la rue je rencontre deux aimables jeunes femmes dont l'une, je le découvre avec plaisir, parle allemand. Nous prenons un pot, parfaite entente ; nous sommes rejoints par un beau grand jeune homme. Chemin faisant, il me tâte les couilles et je trouve chanceux que des femmes soient encore attirées par moi, mal rasé, sexagénaire et j’en passe.. Nous parvenons, jeune homme encombrant compris, à un large plancher surélevé donnant sur le vide ; il suffit pour cela, si l’on peut dire, d’emprunter un système de tire-fesses accéléré. Au départ je me suis affolé, cherchant mon équilibre. Mais les autres enjambant l‘épreuve avec maestria, nous apprivoisons l’épreuve. Alors une espèce de type, collé derrière un comptoir, me réclame soudain 137 000 € ! il n’avait été pourtant question, avant d’enfourcher le tire-fesses, que de passer 10€ à deux copines, étudiantes, évidemment fauchées.

De quoi se demander en vérité qui allait coucher avec qui, et si nous n'allions pas nous retrouver entre hommes et entre femmes ; il est vrai que rencontrer dans le rue de jeunes inconnus ne signifie pas nécessairement qu’on doive partager leur couche . Il est non moins vrai que le grand beau jeune homme s’était montré parfaitement explicite, les femmes se trouvant toujours au sommet de leurs pudicité. En tout cas, jamais je ne débourserai, c’est le mot, une somme aussi exorbitante, c’est aussi le mot.

Je refuse de payer une somme pareille malgré les prétendues justifications, et m'enfuis sur les pentes de la montagne où vient buter ce grossier perchoir... On me tire dessus mais un rocher me dérobe aux rafales. Un autre versant se révèle à ma vue : au fond d’une vallée je vois défiler, emportés par une crue torrentielle dans la grand-rue d’un village r basque vaches, moutons, femmes et enfants, les hommes en queue... Sans doute tout sera-t-il remis en place à marée montante, mais, tout de même, qu’est-ce que je fous là ?

55 03 22

Arrivée en gare : par train, ou à pied ? ...de La Ciotat : la vraie, ou un décor ? Un vieil accordéoniste joue depuis toujours derrière un comptoir. Plus loin des Arabes sont assis sur un matelas bas. C’est un bâtiment pauvre où pas un train ne passe. Pour les vieux couples comme Arielle et moi l’étage compte une demi-douzaine de chambres laborieusement entretenues, à se jeter sur les rails. Et nous restons trois jours, sans sortir. Peut-être que nous pensons. Le troisième jour, Arielle aimerait explorer d’autres absences d’horizon. Seulement voilà : tout hôtel a pour tâche de vous éliminer dès la fin du matin, alors que votre Phphphâme ne saurait se réveiller, s’habiller, se coiffer, bref, de jour en jour, nous restons dans ce trou, dans ce bourg, et l’hôtelier fait ses affaires. Je frappe ma Phphâme avec le traversin, rien n’y fait, une journée de plus, plateau de fromage et le feuilleton de la 6.

. Elle tarde, je l'engueule, rien n'est prêt, nous devions partir un matin, puis le midi, puis pour le soir, puis pour le lendemain matin. Je redescends à pied après avoir gueulé qu'elle était toujours en train de dormir ; l'accordéoniste est toujours accoudé au comptoir. Je remonte cette fois-ci de

l’agglomération, un lourd chargement. La côte est raide. Une vieille me suit en claudiquant. C’est fou ce que ça s’attache à la vie ces vieilles charognes. Plus un légionnaire en rupture de chèvre et de Calvl. Je monte, monte vers l’hôtel. Un coup de feu dans mon dos m’indique le meurtre du clochard : un de moins. Un clochard de moins. Ces gens devraient être arrosés de jus de fruits, et livrés aux mouches. Pas mon légionnaire, capable de charger une armoire, de la traîner jusqu’à moi dans la pente, jusqu’à l’altitude où je peux participer à son effort : soutenir la partie haute du meuble. La porte s’ouvre dans le déglinguement et me tape sur les tibias.

Du moment que mes tibias ne se brisent pas. Du moment que nous ne redévalons pas, l’homme, l’armoire et moi. Mais le pain qui ornait l’étagère du haut s’est délité : le transbahutement l’a complètement délité, nous en récupérons quelques miettes à peine aspirées sur nos paumes. Corvée accomplle. Retour sur nos pas, qui se sont déjà effacés, Arielle en notre brève absence a fait de vrais miracles : évacuation du clochard mort, lit refait : « C’est merveilleux ! ...surnaturel ! » Le légionnaire et moi faisons chorus, jamais nous n’avons vu petite bonne femme plus vaillante, notre machisme triomphe, mais des enfants s’approchent en riant, ils ont compris, la bienveillance du monde propre.



55 03 23

Le métier n’est qu’un long va-et-vient du présent au passé à l’intérieur d’un vaste tuyau de poêle. D’où l’encrassement. Savoir où j’en suis. Au milieu de ma classe d’autrefois, mais avec mon âge. Rien d’étonnant. Mon professeur s’appelait monsieur GIOT. Il m’aimait autant qu’il m’engueulait. Il m’avait même baffé ; quand la baffe fut finie, je lui tendis ma copie : « Justement, j’ai une réclamation à faire... » Il m’a hurlé dessus pendant que les autres hurlaient de rire. Plus tard il m’a rappelé… C’était un colosse. « Sévère mais juste ». Pourvu qu’il ne s’aperçoive pas que son élève de 60 ans n’a pas fait son exercice de grammaire, mais que j’ai recopié des mentions inutiles.Il ne va tout de même pas demander mon redoublement ?

Si je choisis latin-japonais-croquet, je devrai refaire mon année… Mon Dieu enlevez-moi de l’école publique, on n’y fout plus rien. Il ressort de son pas lourd. Et comme rien ne m’autorise à profiter du réfectoire des petits, je bouffe seul dans un coin de salle. Trois ou quatre camarades reviennent , chahutant, pouffant, portant une grande cuvette ronde et débordante de linge humide – une farce à Monsieur Giot ? ...mon pyjama dans ce nœud salingue ? « Il n’a pas changé  de pyjama ! » - je serais donc interne ? À soixante ans, avec des gamins de 12 ? Qui s’enfuient ? Par la fenêtre ouverte je leur crie si vous n’enlevez pas ça tout de suite je vous dénonce ! Toi, Reinfried, et toi, Longpré, parce que je vous reconnais, je ne connais que vous, je suis d’ici, je suis de Laon, malgré de grands moments d’absence, j’ai vieilli mais pas vous, c’est par hasard que j’ai passé par erreur à Bordeaux, rien ne me rattache à Bordeaux, je suis de Laon ! » Et par les vitres basculantes mal fermées, j’entends des gloussements satisfaits de filles – des filles au Lycée Charlemagne ? Lycée de garçons ? Aux temps où cela signifiait quelque chose. Je poursuis encore les coupables, disparus hors de ma vue – aussitôt que je suis revenu, tout haletant – la cuvette a disparu. Non pas de mon fait. Qui m’aide autour de moi ?



55 04 09

Voici ce qui s’est passé. Dans ma vie et mon petit espace, j’ai visité comme tant d’autres maints châteaux. Tous de la même région. Cela commence par deux femmes, en retrait d’une troisième : guide-conférencière. D’autres créatures au sexe indéterminé rejoignent le trio, nous attendons l’heure d’ouverture. Nous nous regardons tous ou toutes. Si nous repartions toutes, Mademoiselle guide-conférencière serait mortifiée –voici un homme ! un vrai, beau, moustachu, qui nous adresse la parole à toutes, tout frétillant de flirt rentré, ce serait bien, ce serait chouette, si la Maîtresse Conférencière ne nous avait pas à toutes caressé les fesses de haut en bas, ce qui nous fait bien rire. L’homme est pourtant de bonne mine et multiplie les galanteries, longeant les fadaises sans y tomber.

Enfin la porte s’ouvre : tirée de l’intérieur par un possesseur bougon, bogomile enrichi. C’est du moins ce qu’il prétend, mêlant le bulgare au mauvais français. Il nous demande en gros de ne pas actionner les écrans de télévision censés diffuser telle ou telle vidéo. Il utilise le moins possible sa télévision personnelle, réglée sur la BNT de Sofia : « Cela me coûte en beaucoup d’argent ». Promis. Pas de vidéo. « Pourriez-vous au moins nous diriger vers une cafeteria ? ...tout château digne de Cenon propose une cafeteria pour les fringales. « Vous serviriez des plats bulgares », Mais il existe aussi des amuse-gueules à consommer sur place. L’homme que je suis et l’autre plaisantons de bon ton ; mais c’est moi qui me fait rabrouer par une femme pimbêche qui me trouve bien condescendant. «Remplissez les formulaires ! » On en voit sur les tables de salle, gribouillées de formules désagréables : apparemment, les visiteurs n’apprécient pas les services du lieu.

Ces fiches sont à la disposition de tous et chacun peut les lire et se moquer sans empêchement ni pudeur. Je me suis fait piéger, comme chacun de nous, par une administration vicieuse et policière.



55 05 11

Un engin chargé d’un volumineux canon transporte Fier-Cloporte et sa Compagne en un lieu tenu secret. Il se trouve, plus loin, dissimulée, une batterie à peu près hors d’usage par une série de pannes : c’est à nous de mettre en œuvre notre matériel de remise en ordre. L’artillerie défectueuse s’est positionnée derrière un village. Le jeu consiste à stopper ce gros bazar roulant sans nous faire repérer, mais comme nous l’avons volé à la police, nous ne risquons guère de passer inaperçus - si les flics nous voient avec ça on est bon. La question se pose de savoir comment la police, militaire je suppose, a bien pu récupérer ce monstre à roulettes. Le village est sûr. Mais le guide nous mène dans une espèce de terrain vague parfaitement défoncé, où nous ne pourrions pas nous garer sans nous embourber comme des mules.

Tandis que le porte-canon s’éloigne en rugissant discrètement, nos petites personnes larguées au passage courent se réfugier au pied d’un mur debout ; le bruit décroissant du moteur laisse place à l’incongruité auditive d’une musique arabe directement sortie d’un parpaing artistement recreusé en forme de boîte à transistor : la guerre s’éloigne ! Les petits civils se raccrochent ! Arielle, toujours présente, reconnaît son propre père, accouru tout courbé du bâtiment de gauche ! Excellente occasion de se réconcilier : se trouve là très opportunément une table de pique-nique, faisant corps avec des bancs de bois, et les voici qui se tombent dans les bras l’un de l’autre en pleurant ! avant de se noyer complètement, ils se lèvent ensemble et se recongratulent à deux pas de moi debout dans l’herbe.

Le père et beau-père : « Je vais te donner de l’argent… mais je ne te donne pas tout » (bruit de fond du front). Je ne dois plus écouter. C’est entre père et fille. Et ces endroits cachent toujours une sortie discrète et camouflée, comme une tranchée couverte pourvue sur le côté de panneaux de plastique : dans ces abris mal protégés s’entasse une joyeuse compagnie, qui bouffe et boit – mais qu’est-ce que tu fous là . - ils s’interrompent et m’interpellent. Aucune hostilité. Des gosses et des chiens qui courent, la paix et l’insouciance sous les bombes, juste « un peu plus loin ». Je passe – ne s’arrêtent pas – le sol remonte sous mes pieds, me revoici au soleil revenu sur les arrières de l’hôtel où je vivais naguère il y a si longtemps, et avant que je puisse profiter de cette bonne et nouvelle chaleur, la fillette noire à qui je donnais des cours chambre 23 me reconnaît et se paye ma tête : « Le Collignon… le Collignon... » - salut les humains.


55 05 25

Je monte. Avez-vous observé à quel point le monde des nuits vous déplace, à pied, en voiture, sur ou en quelque véhicule que ce soit ? Vous montez un vieil escalier de bois : aussitôt, ce dernier se met à trembler, craquant de toute part comme un fagot dans l’âtre, et vos plantes de pied souffrent à fouler de redoutables tringles mal visibles sous les tapis. Traces d’un faste ancien. Je parviens dans un appartement somptueux, dont l’escalier coûterait trop cher à entretenir : ici carpettes pourpres, meubles d’acajou, luminosité. Sur les fauteuils, trois ou quatre vieilles parées, juges inferneresses, considèrent ma personne avec une affabilité dévoratrice – une lointaine tante, pour cette fois purgée de toutes ses aigreurs – serions-nous morts elle et moi ? je n’ai rien apporté à manger, aussi Tante Y. se lève-t-elle pour s’affairer en cuisine, au-delà des portes, d’où provient l’écho métallique des plats et des couverts. Quant aux autres, elles s’installent en longues robes à même le tapis, où je les ai rejointes, rivalisant de sourires et propos galants. Tout est dans le demi-mot ; je comprends vite qu’il faut en un rapide aller retour en bas enlever sous ln nez d’un promoteur ahuri un beau billot de bouche à:même le trottoir, et le remonter tout branlant à l’étage pour y découper une belle pièce à frire.

55 05 27

Laissons-les à leurs émois préculinaires et relevons-nous pour descendre, de l’autre côté, l’échelle de coupée donnant accès au vaisseau fluvial Mahaan Vilaasita (“Grand Luxe”) à bord duquel nous descendrons le Brahmapoutre. Puis nous remonterions le Gange. Tout grouille sur l’improbable vaisseau. Les touristes tranchent sur le lot. Ils ont un sentiment de supériorité. Même si je présente un plat de nourriture à un saint homme, et malgré ma sincère prosternation, je conserverai toujours ma vanité de Blanc ; ou ma vanité d’individu. Pourtant me voici adopté, d’emblée, par ses servantes, misérables et dévouées. Leur dignité dissout instantanément toute européanité. Leurs saris témoignent d’un grand soin, et d’un goût sans reproche.

Elles ne savent que leur langue, et m’en submergent. Comme un fleuve sacré sur moi. Une érection ? Il ne manque plus que cela… plus des larmes… le supérieur condescend à se vaincre lui-même, à s’apercevoir que son itinéraire spirituel ne permet pas de retour ; l’Européen s’embarque et dérive. Jette un œil au-dessus du bastingage, et s’aperçoit qu’ils flottent tous, les passagers de ce transport-là, haut par-dessus le fleuve. Les provisions de ce navire sont inépuisables : il tourne à la vapeur de charbon de bois, le combustible abonde des cales au plancher du pont. Nosu pouvons longtemps tenir sans escale. Ce point de non-retour décide en moi d’un mouvement d’amour universel sans limite. D’autres Européens autour de moi, ricanent et ne sont pas dignes. J’étais fier d’être des leurs, je le suis plus encore de les quitter. L’essentiel est-il d’être fier ? Les colonialistes sont-ils les seuls à suinter le mépris ? Faut-il toujours des oppositions ? Serai-je le seul à me convertir ? Qui retournera sur ses pas ? n’est-ce pas cette langue des femmes qui devient peu à peu compréhensible ? Pourquoi que je méprisais ou mésestimaient ne sauraient-ils pas le comprendre ? qui suis-je d’autre ? Les premiers mots de la langue des Vedas me viennent aux lèvres et près de moi d’autres bouches se livrent, hésitantes, aux accents sacrés, le néophyte abuse et recule, et lorsque vient le crépuscule et la nuit, chacun s’enroule et s’endort sur le pont.

Perdu et retrouvé. Arielle se trouve parmi tant d’humains si semblables et si seuls au sein de leurs sommeils emportés. Tout dérive, les vies ne sont plus que prière et rosée. C’est ainsi que l’amour s’écoule. Et les femmes en souriant m’exercent à bien articuler Brahmapoutra, dans l’harmonie de leur langue. Mon accent les fait rire. La langue assamaise me reste incompréhensible, dans son débit, dans ses flexions ; les femmes s’interpellent et je ne comprends rien – quant aux Blancs, ils ricanent entre eux et ne m’adresseront plus la parole. Il n’y a plus de place pour s’étendre, ni pour manger. Pas d'hygiène. Je m'en fous. Je ne reviendrai plus en arrière.

55 05 28

Mais les Destins dans leurs caprices,mes pas et les gardes qui sont venus me flanquer m’entraînent dans une vaste salle basse en prolongement du débarcadère, en face de Sahebgan. J’aperçois là de longues ombres courbées, collègues et amis. Sous ces plafonds malsains stagnent des nappes de fumées chandelières concentrées vers le mur du fond, où trônent minablement quelques victimes privilégiées :

je reconnais bien ce jeune collègue dont la présence est pour le moins surprenante voire superflue : qui voudrait rencontrer, à l’autre bout du monde, son voisin de bureau ? alors, de loin, lâché par mes gardes comme plus tôt mon éphémère harem fluvial, et marchant vers ce groupe de privilégiés dans leur lumière, je laisse échapper de ma bouche d’ignobles grommellements grossiers bien français à la mesure de ma déception.

Il est question dans ce débordement croissant d’opinions plus que négatives à l’égard de l’Éducation nationale : « Qu’elle crève ! » J’insulte mes godasses en les mettant. Peut-être m’ont-elles menées en position dépendante et humiliante : simple élève à table de bois devant Fondis, proviseur en Turquie. Le ciel bas et lourd bat comme une tempête. La lumière avare me permet difficilement de traduire Tite-Live, de loin le plus inélégant et le plus insaisissable à rendre en traduction : Tite-Live est mou comme une chique, inélégant comme un pion chef d’État. La pénombre dissimule à ses petits yeux de porc une norme traduction que je tiens sur mes genoux, sous le pupitre. C’est donc à cela que servaient les pupitres – je lorgne vers le bas – c’est un autre auteur – l’honnêteté ne risque rien.

Mon examinateur n’est pas si féroce. Laid, bougon, indulgent. La scène n’est pas figée dans ses codes. Il n’est pas prévu qu’il se détourne de mes balbutiements ignares : « Non, pas elle ! » - par une porte entrebâillée apparaît la tournure, voûtée d’empressement, d’une secrétaire en bleu Monsieur Croix, le téléphone ! suivie d’un stagiaire qui tend à bout de bras l’écouteur - il n’y sera pas ; les intruses battent en retraite un doigt sur les lèvres. Leur succèdent dans la porte qui se rouvre deux habilleuses de part et d’autre d’une petite fille à rhabiller. Le proviseur est aux anges. Il lui faut tout contrôler. Les bonnes s’obstinent à tirer tel ou tel vêtement à passer par-dessus la tête de l’enfant qui répète pas trop fort de part et d’autre pas trop fort. De même le taureau se laisse détourner, sans trêve, d’une muleta l’autre, de même le proviseur m’aura oublié.

55 06 15

Mon âme continue d’errer, condamnée à user de tous les transports possible, rappelant sans cesse à mon spectre édenté qu’il m’avait été prévu d’emprunter tous les moyens de transport connus. Mais j’ai refusé ma mission. De même le curé de Cucugnan balbutie-t-il pour l’éternité ses messes basses. Sa gourmandise. Mon refus de jouir, de fuir, de voyager à tout jamais. Cette internelle insécurité à bord d’un train russe en plein 1917. Une grande lueur à l’Est. Kinski dans les chaînes. Je suis plus libre que vous tous. Homme libre, tu n’en dois pourtant pas moins chier. Toi dans tes chaînes inamovibles, Fier-Cloporte libre de s’accroupir dans un cabinet à trois places brinquebalant sur les aiguillages. Près de lui ballote en se tenant aux appliques un certain Michel Polac, tourné vers lui pour le réconforter : « Essaye donc, dit Fier-Cloporte afin de lui fermer la gueule, de chier en compagnie comme même les bêtes refusent de le faire. Mikhaïl Polakovitch répond du coin des lèvres En effet tu es ridicule, au lieu de le trahir par des pitiés obscènes.

On ne chie pas en gare. J’avais attendu. Je poussais dans la joie. Le convoi s’arrête à peine suis-je en place sur le siège. Ils le font exprès. Je réponds ta gueule. Le Diable est trop débordé pour s’occuper de nos diarrhées. Secousse d’un nouveau départ. S’estimer heureux de ne pas subir des « arrêts à durée indéterminée », Fier-Cloporte ne parvient plus à régler ses poussées, finit par les bloquer sans le vouloir, plus rien ne marche dit le troisième : à peine un boudin flûté s’est-il échappé malgré tout que sa puanteur concentrée fait fuir la capsule infernalement secouée. Par parkinsoniennes applications de bouchon hygiénique, j’arrive enfin à me torcher le train. Si l’on m’interpelle, pour me punir ou ridiculise, je répondrai en djungo, dont les différents accents conviendront bien pour le faux russe ou tout autre dialecte.



55 07 06

Nous avons pris la fâcheuse habitude de voter, comme du haut d’une falaise à intervalles saisonniers. Jusque dans les plus petits villages, les électeurs dressent leurs antennes pour percer les professions de foi tombées du ciel. Cinquante personnes au plus, venues sur place pour se joindre aussi à la fête patronale. Deux vieilles amies sont là : la vieille Orlon, le cou guindé dans sa minerve depuis l’accident du virage, l’autre Juliette toujours verte et prête à rire. Elles ont leurs droits civiques : pourquoi pas moi ? ...je suis du village voisin, Condé-les-Loups, mais je ne vois pas pourquoi je ne voterais pas ici. Jean-P.rre mort depuis me chevauche le dos en grattant ma croûte : à six ans et demi, il me verra faire d’en haut, il votera plus tard tout naturellement. Mon chat marche dans mes jambes au risque de m’effondrer avec l’enfant. Il me frappe la poitrine avec ses pieds.

Sa mère est une peintresse wallonne, avec de gros seins, qui peint des gros seins. Elle s’approche, soulève son fils et me rappelle qu’il faudrait si je veux voter mettre à jour la liste électorale : « Pourquoi veux-tu le faire ici, à St-Glorga ? - Parce que chaque votant reçoit une hostie consacrée. - Tu n’es pas croyant ! - Non mais j’ai faim ». Les citoyens se placent en rang pour exprimer leurs choix ; au bureau, près de l’urne, le prêtre se tient ciboire en main. On vote plutôt curé ici. Je me penche vers un participant : « Attention de ne pas avaler de travers... » Il me regarde de même et bute sur le chat, manquant se raplatir dans la boue. Des enfants sautent dans les flaques en criant. J’entends des manèges.

La cérémonie faite (les 50 électeurs se sont organisés pour s’exprimer tous en même temps) nous entrons tous, la foi au cœur, dans l’amphithéâtre en bois de l’ancienne école primaire : en spectacle s’y tiendra, tandis que la pluie s’abat soudain sur la place. Les gradins sont combles : l’autre village est venu aussi, pour l’orchestre et la chorale ; un second prêtre (il en grouille) dirige le tout : il est beau, grand, porte une soutane noire. Tous l’applaudissent. Et me voici, larvaire, montant à jardin le perron de plateau près duquel un accessoiriste vicieux installa une petite cabine hygiénique. Pour ceux qui chient de trouille apparemment. À cour de l’autre côté survient ma propre secrétaire juive : « Maître » chuchote-t-elle, ‘Adoni, vous venez de gagner 3 millions, en euros. - Cash ? - Cash ».C’est le mot qui convient à mes chiottes. Mais le prêtre n’y peut rien : par une fente que j’’ai faite et qui ne chie pas, je le vois multiplier les dénégations : il n’y est pour rien, écarte ses mains impuissantes.

L’assistance comprend ce qu’elle peut ou ce qu’elle veut, Même les entendants comprennent leurs mimiques. Ce ne sera qu’à ma sortie des chiottes qu’elle éclate en applaudissements à l’énoncé que je fais de la somme:Trois millions ! Cela s’acclame. Il ne me rese plus qu’à remonter dans les gradins en remontant ma braguette. Le prêtre, ni sourd ni muet, salue encore. Et sur mon strapontin, sourd aux émotions de foule, je cherche à rassembler les feuilles froissées d’un journal satirique et du canard local qui se sont mélangées sous moi. On y parlait de moi, de ma convocation au poste pour pédopornographie. J’aurais aimé pouvoir comme le prêtre écarter mes mains innocentes mais l’édicule à roulettes a regagné la coulisse, à jardin. Pour moi j’ai retrouvé la photo très pure, qui me disculpe de toute déviation prépubère, me soustrayant ainsi à la sombre Police des Mœurs.

Nous avons aussi, Monsieur le Procureur, ce portrait à l’encre, d’une vieille choriste transfigurée par le Salva me, superbe, joufflue et convaincue, mais visible par transparence. Me sera-t-il pardonné, à contre-jour, puisque j’ai résisté à la tentation de le jeter. Pardonnez mes incohérences comme nous pardonnons aussi… - c’était l’illustration d’un journal catholique, en couleurs, tendant à démontrer l’embellissement par le chant des vieilles fidèles. La page est arrachée. Elle prouvait par écrit, bien imprimée, la démonstration que je nous ne pouvions en aucun cas subir l’opprobre d’une culpabilité. Assurément « on » aura fait disparaître ce témoignage. Il y a beaucoup de gens qui m’en veulent. Je ne suis pas le seul en ce cas. Les enterrements sont fréquents. Qui va contrôler le contenu de tous les cercueils ? …dénicher entre quatre planches, sous des vêtements, une simple feuille imprimée ? Mon ami hongrois m’empêche de revenir au bâtiment administratif du Bowgrie cemetery. Voudrais-tu passer pour un détraqué ?

Alors je m’aperçus que j’étais nu. Car l’amphithéâtre où nous avions étudié « l’autopsie sur chairs marbrées » avait bénéficié d’un fort chauffage central : nous n’allions pas attendre l’altération naturelle du corps… En attendant, mon corps encore frais s’insurgeait contre les intempéries : la pluie, et le lynchage par les bonnes gens. Moi et mon ami revenons d’une autopsie. C’est abject.. Ma meilleure amie d’autrefois revivifiait ce cimetière abandonné, y faisait pénétrer des voitures très chères importées du Canada ; Elles s’étaient rassemblées autour de la vraie fosse, puis repartaient sur les allées réenvahies par l’herbe, en sens inverse. Chose impossible dans la vie. Mon amie enterrée de frais profitait à présent du vacarme un instant suspendu des boosters et bull-dozers. On détruisit les caveaux vides et leurs croix surplombantes, pour ne plus laisse qu’elle dans son trou plein au milieu des trous vides. Laszló le Hongrois m’accompagnait en me masquant du mieux qu’il peut vers ma voiture garée au loin. Ma justification égarée sous un corps, mes habits jetés sur un gradin d’amphi, nous étions frais, mon complice et moi.

Je conduirai nu. Virage. Virage – presque manqué l’entrée d’un enclos sur la droite : un portail de vieilles pierres, que je franchis d’un grand coup de volant, me voici dans ma nouvelle propriété d’Irlande, à l’abri des poursuites et des insultes. Je connais mal encore ma nouvelle propriété. J’avais oublié que le sable, passé le seuil touffu, plongeait devant mon capot jusqu’à m’entraîner au bas de la dune, au-dessus d’un gouffre en plein air d’où je ne risquais pas plus de remonter qu’un cadavre. Je ne vois pas comment me tirer de là. Ma nudité ne m’encourage pas. Si je descends pour me désensabler, nous tomberons, le véhicule et moi. Prudemment mon double s’échappe, et m’aperçoit, très loin, très bas, coincé sans rémission : mauvais signe.


Avant de m’abîmer, un épisode me revient : c’était une cantine d’entreprise. Les employées me servaient sans joie, alors qu’elles auraient dû bordel de merde de putain de prolottes ; je chipotais comme un marquis, faisais enlever ceci, mettre à part cela, et nous n’avions, le marquis et moi, plus rien à manger. Une employée me dit, entre deux petits coups de cuillère : « Vous savez quelque chose sur l’enlèvement de Chevênement, dans la Sarthe ? » Ma foi non. «Mais si, ne nous la faites pas ». Je prends mon assiette légère et vais m’attabler seul. Et là, fourchette en main et agenda de l’autre à plat près du plat, je vois fleurir une meute de caricatures sorties des crayons d’Arielle. Ce foisonnement m’agace, puis j’apprécie prodigieusement : il en faudrait deux par journée. Si j’arrive à me relever, si je la retrouve, je lui administrerai une ratatouille de haute volée... La vie n’est qu’une ratatouille et mouvement perpétuel, on y mange mal, on y mange peu, assis, levé, assis, au lit, retour en case départ : le ventre quasi-creux, me voici revenant vers Dieu sait quel domicile.

En contrebas du bas-côté, voici un groupement de Marocaines, dont la moitié au moins portent le voile. J’entends qu’elles se sont fait agresser par une bande de progressistes, et que les autres femmes, les dévoilées, les libérées, consolent leurs consœurs et sœurs. Et contrairement aux préjugés, toutes se tiennent droites et dignes, sans gesticuler de la moindre façon. Rien ne m’excite plus qu’un rassemblement de femmes : je descends le talus et me mêle à elles. Si belles, si dignes, si serrées l’une à l‘autre ! occasion bénie de se joindre à elles, d’attirer leur attention, de subir en jouissant leurs inépuisables griefs. Alors je me suis mis souffle court à genoux, et j’ai attiré leur attention réticente : je pleurais à grandes secousses sur la connerie humaine et masculine, au point de suffoquer sans sortir un mot. Elles me fixent et se taisent, perplexes et déjà menaçantes.

Et ce qui devait arriver arriva : la voiture dont je descendais (après mon père) s’était vidée de tous ses accus : seul un rechargeage en garage me sauverait de la panne, tandis que les pleureuses avaient repris leurs entretiens. « Une nuit suffira à tout décharger » dirent mes dépanneurs. Comme il arrive dans les temps anciens. « Votre voiture est à 67 ». Soixante-sept quoi. Pourquoi pas 167 ou 12. Cela devrait suffire. Tu sais ce que tu dis. Garagiste. Je retourne au routier finir mon chèvre et noix, salade ratée, je dis « dégueulasse » à voix haute et l’emporte dans un réduit où je tiens seul, debout, fourchetant au hasard. Pas compliqué pourtant de ne pas rater une miel-moutarde. On rate son corps, pourtant, très bien ; la vie, la mort, ça rate sec. Beaucoup plus tard, enfin - la mort. « La mort est l’apogée du corps ». J’ai lu ça. En mangeant, l’autre jour. « Le seul moment de réalisation du corps ». Ce qu’ils écrivent, tout de même. Assis pénards sur leur cuvette. Je ressors de là. J’ai traversé le parking entre les flaques et les étrons de chiens, éclaboussé par les sortants de place la sortie, c’est par là ? Tous ceux qui ressortent de là brillent par leur saleté, leur bouche édentée, leur rictus d’ivrognes. Ce terrain vague plutôt que parking se trouve en face d’une église, à Orléans, et sous les pneus des stationneurs s’étend un ancien cimetière. Mais avant d’y reposer, sous les roues sales, il m’est accordé de rentrer chez moi, car je loge en cette cité, à proximité. Un coup de téléphone, à n’importe qui, je vous prie, avant de pouvoir l’allonger – mais vivant.

Pas à l’abri du tout. Juste de quoi reprendre souffle en somnolant. Car en me jetant sur le lit, le mauvais démon m’avait laissé la porte grande ouverte sur le palier. Alors me saisissait un vif mouvement de recul, et refermant l’accès, je parcourais l’appartement,éprouvant courage et terreur : il y a quelqu’un ? y a quelqu’une ? En vérité je m’imaginais qu’une réponse m’eût rassuré. Surtout de femme. Quelles femmes s’introduisent pas les portes ouvertes ? dans quelles intentions ? Et sentant derrière un entrebâillement une vive résistance, je frappais du pied le panneau de toutes mes forces : et c'est Arielle, dans le lit réel, qui recevait le coup de pied en plein tibia Que ça fait mal ! et je disais C'était en rêve.

Si je me rendors maintenant, ce sera une belle série de cauchemars.


55 08 08

Le plus horrible voyez-vous c’est cet angoissant vertige répétitif, inépuisable, qui est celui de la vie.

Ça n’en finira donc jamais ? C’était dans un appartement, une fois de plus le nôtre, sans les jardins. Nous étions mi dans celui de Bordex, mi dans celui des Moulins. Les pièces montraient une invasion mi-maurétanienne mi-cinghalaise. Thématique courante en ces temps de hantises ethniques. Ils n’étaient pas méchants, voyez-vous, juste encombrants, avec ces amples vêtements de laine et de coton mous. Nous reconnaissions bien Fatimatou, puis sa sœur, et beaucoup moins leurs parents. Et nous aurions aimé les accueillir quelques heures. Mais je me fâchais tout rouge, tout bronzé saharien : ils bloquaient les toilettes, au dehors par leur masse, au dedans par leurs excréments.

Nous les avions bien connus. Ils occupaient le troisième étage, au-dessus de nous. Pourquoi n’y restaient-ils pas. Que faisaient ici ces parents éloignés, pourquoi Colombo débarquait-il ici-bas ? Même les toilettes extérieures, celles du palier, en contrebas, s’épouvantaient-elles de leur puanteur ? Ces insolubles réflexions me reviennent encore en fin de repas. Eux tous, elles toutes, que cherchaient-ils à manger ici ? 500 grammes de tapioca ne suffiront jamais. Certains sous leurs turbans joufflus affichaient de grosses bouilles de gros mangeurs. De toutes les langues que je savais, le cinghalais m’était tout à fait étranger. Ils grommelaient en remuant la mâchoire, incompréhensibles. Et que risquaient-ils donc ? De virer sourdingues sous mes imprécations ? (de plus en plus fort).

Des dissidents. Des terroristes peut-être, des Tamouls de Jaffa. Quel est le numéro de la police. Vont-ils me croire, là-bas. Comment accéder au combiné sans piétiner cette foule. Alors je suis monté au second étage, où nous étions aussi moyennant un fort supplément de loyer. Les assiettes du présentoir, là, inclinées sur leur galerie, personne ne les avait touchées ou découvertes. Il faudrait vendre, vendre tout, à des associations caritatives, à des collectionneurs. Alors, disait Arielle, nous serions accablés d’impôts. Pour plus-value illicite. « Ça m’étonnerait » disais-je, sans vraiment y croire.

J’essuyais mes assiettes.

55 08 09

La vie, au dehors, continuait. Les véhicules autour de nous faisaient des buées, des nuées qui nous enveloppaient du ciel jusqu’au sol . Asper au volant était parvenu au sommet d’une côte, mais au pied d’une couronne d’immeubles formant cul-de-sac ; le fond s’arrondissait juste pour le demi-tour. Toutefois trois voitures déjà garées dans un dégagement l’amenèrent à s’y mettre à leur suite. Pas d’arbre et pas un oiseau, juste au sommet d’un immense transformateur s’échappait vers le bas le sifflement caoutchouteux d’un décompresseur de benne. Il descend, tente d’ouvrir le véhicule qui le précède mais sans succès. Il ne reste plus qu’à rebrousser chemin. Ceux qui montent à sa rencontrent ne verront rien d’autres que ces immenses murs sans ouvertures. Ils entendront ce sifflement tombé d’en haut sans cause apparente. Le conducteur croise en descendant de plus en plus de véhicules, même des autocars bondés de jeunes gens joyeux agitant des banderoles, comme si là-haut derrière lui les murs devaient s’ouvrir sur une cour entourée d’auberges et de sanctuaires.. .

Certains agitent des jambons par les vitres entrouvertes. D’autres suivent à pied dans les gaz d’échappements, entonnent des cantiques ou des chants de clubs sportifs, s’exaltant au point de se bousculer au bord même du ravin. Deux femmes en transes tombent sans avoir cessé

de chanter. Il faut accélérer sans dévier dans la courbe ; la radio de bord décrit cette exaltation collective sans se prononcer entre accident ou ferveur populaire. Au débouché d’un virage Asper frôle une véritable pyramide humaine vêtue de brun sur 5 niveaux, muraille mouvante. Et tout ce monde, à frôle-ravin, monte avec précaution vers les hauteurs stériles de la dévotion. Pour moi, je suis redescendu en plaine, soulagé comme après l’assaut.


55 08 13

Centre de Documentation et d’Information : un « C .D.I. », cela sonne mieux, cela vous a de la gueule, cela rehausse la greluche ou la vieille peau qui jouissent par l’anus. Aujourd’hui c’est la vieille, au centre des étagères en goguette, ce qui s’appelle « restructuration » : tout sera classé autrement. Jusqu’aux prochaines démangeaisons. Vous avez même, ici sur la droite, deux lits superposés sous une longue étagère. Certaines se reposent ainsi l’une au-dessus de l’autre, en branlettes parallèles. Mon rôle est de glisser entre deux volumes, sur la planche, un gros ouvrage XIXe siècle au dos moussu. J’embrasse la vieille taupe et je pense à un homme pour ne pas bander. Tous les endroits ici me sont connus, jusqu’aux recoins, celui où j’ai rangé naguère une bicyclette, car on prévoit tout au CDI, jusqu’à l’imprévisible : ce biclou m’avait été prêté par une fée, qui s’était glissée dans le cadre, dans le guidon, dan les deux roues ; étrange impression, à chaque tour de pédale, d’entendre les cris de la fée. Voilà ce qui arrive si l’on dérobe un deux roues au fond d’une impasse.

Les véhicules se transforment, une vraie magie. Les hommes deviennent voitures. Les femmes trottinettes ou bicyclettes. Que de souvenirs. Quel beau village en fête peuplé la nuit d’ivrognes bienveillants puant l’eau-de-vie. Ce que c’est que de trop boire. Nous étions tous, ma fille, Daoud dont je suis le grand-père, logés chez une vieille taupe faisant office de logeuse, où nous nous étions introduits la veille. Et dans le ciel, tandis qu’une partie de moi rangeait le bouquin d’autrefois, tandis que l’on restructurait le documentariat, nous regardions d’immenses chevaux de bois jaunes suspendus, démantibulés peu à peu par des forces obscures. Si ces volumes ainsi découpés nous retombaient dessus de si haut, nous n’aurions pas donné cher de nos peaux ni du CDI de collège…




55 09 14

Alors voilà. Nous habitons une villa. Non pas une ferme gallo-romaine, mais un modeste pavillon qui usurpa ce nom. Qui sommes-nous ? En face de nous logent les voisins d’en face. Qui sont-ils ? Nous ne le savons pas davantage. Il y avait dans les campagnes un silence indescriptible, impossible à retrouver. Tout semble désormais souillé, du moins adultéré. Il fait toujours beau, c’est de plus en plus l’été. Mais l’été avec un thermomètre et des recommandations médicales : ce n’est plus vraiment l’été. Vous savez tous ce qu’il en est du bonheur estival en famille avec un chien et trois enfants autour du massif central. Arrive la voisine, aimable, qui me demande d’ouvrir la porte de mon cagibi, une cabane à outils. Nous entreposons là des cartons d’anciens déménagements, sachant très bien qu’ils ne serviront plus. Nous ne quitterons plus des lieux aussi charmants. Mon attitude marque l’étonnement sans doute, aussi pense-t-elle me rassurer en affirmant que la porte ouverte rafraîchira le jardin, qui commence à nous étouffer. Cela ne rassure personne : la cabane en bois n’isole pas du tout les cartons, il y règne plus de chaleur encore qu’ici, à l’air libre.

Nous la connaissons mal. Peut-être a-t-elle une façon particulière de raisonner. Il faudra que je vide entièrement ces cartons, où traînent encore quelques débris et emballages. J’en transpire à l’avance ; pas aujourd’hui… Passé chez elle pour m’interrompre, je trouve son mari dans les mêmes travaux. Sans tenir en place un instant, j’avise un grand bi sous un appentis – je l’enfourche et me voivi perché au risque de me casser la gueule. Comment descendre ? En fonçant droit sur un feuillage, une frondaison qui passait par là ; et comme les badauds s’empressent je me hâte d’expliquer, tout sourire, que je n’ai trouvé d’autre moyen : m’abîmer dans les frondaisons… Ma fille en fut témoin, 13 ans, avec sa meilleure amie. Je me réfugie dans une espèce de réduit où jardiniers et cantonniers entreposent bêches et pelles dans la pénombre. Le portillon de bois que je referme se rouvre soudain sous le choc d’un véhicule en marche arrière incontrôlée, qui repart en secousse avant pour se heurter encore au cul d’un autre et repartir en rugissant.

Cartons, biclous, bagnoles – tout pour nous nuire. La voiture bélier se retourne sur son conducteur et son passager arrière pousssnt de grands cris étouffés. « Venez vous mettre à l’abri ! »- j’enfermerais ma fille et son amie dans ma cabine obscure – trop tard : le chauffard indemne il est déjà sur nous, convulsé de rage dans son collier de barbe rousse : « C’est mon anniversaire ! » hurle-t-il en pointant son ouvre-huîtres. Je le suis rué sur lui et suis retombé hors du rêve.


55 12 05

Peut-être les cartons d’emballage et les engins roulant se sont-ils maladroitement conjugués pour

exprimer leur rage d’être des objets : toujours voués à l’immobilité quand leurs maîtres se permettent tous les voyages. Peut-être avons-nous dormi sur les rails.

David et moi parvenons à pied dans une petite ville espagnole. Cela ne fait pas notre affaire. Un rapide coup d’œil nous permet d’apercevoir une magnifique voiture postale bien jaune, dont je m’empare : on avait dû la fermer mal. Mais voici : malgré mes tentatives, l’engin ne consent à rouler qu’en marche arrière. Sans doute son facteur est-il un homosexuel. Un maricón. C’est le cul en l’air que nous remontons une forte pente urbaine, mais au sommet, notre camionnette se retourne à l’endroit, et descend à bonne vitesse, à peu près droit, la pente opposée. Le soleil de la montée persiste à la redescente, un thermomètre extérieur annonce « trente-deux », m’avertit David. Lui-même n’est âgé que de 19 ans, sans aucun rapport entre ces deux nombres.

Au bas de la ville l’agglomération cesse, comme souvent en Espagne, ex abrupto. Et voici notre route qui remonte… Le moteur chauffe, avoisinant les 200 000km au compteur : ça roule, ces petites cylindrées. Nous restons coincés derrière un gros tonnage, qui peine plus que nous et nous pète de grosses bouffées dans les narines. Plus nous essayons de le doubler, plus il klaxonne, là par-devant, pour nous en empêcher : un virage en effet, puis l’autre - « On redescend » - il fait soif, et nous aimons les rencontres autour d’un Anis del Mono bien frappé. Voici une maison de brique et de bois, comme à Revin, dans les Ardennes (occupée par les Espagnols jusqu’au XVIIIe siècle…). Nous étions bien trop occuper à sucer le camion pour l’avoir observée en montée.

C’est un musée. Comme à Revin, 2 rue Victor Hugo. Elle présente un escalier de secours extérieur, ce qui nous ramène ici-même, devant cette jeune fille blonde et futur tonneau comme il arrive en Hispanie : « Venez admirer nos tableaux de maître ! » nous dit-elle en souriant : ¡Ven y admira nuestras pinturas maestras!- hélas : notre escalier de secours, très raide et instable, s’effondre sous nos poids comme une tribune de chœur basque. Nous nous sommes rattrapés au prix d’un bon paquet d’écorchures, la jeune Ana se répand en excuses entrecoupées, nous parvenons en altitude à rattraper quelques débris qui tournent le coin du bâtiment. À cet endroit l’escalier bien mal dit « de secours » devient souple, d’un autre bois, moins ramolli de pluie, et nous poursuivons notre ascension, en haillons.

Un musée espagnol, ça se mérite, Ana Perdrigal en tête, et nous nous hissons au niveau du sol : ainsi montent les pentes, à double rez-de-chaussée. Bien la peine de s’être cassé la gueule. Mais notre guide avait bien du courage. D’autant plus que le musée prend feu, comme si l’effondrement derrière nous de tout ce bois sec avait frotté quelque gigantesque allumette. Il prend feu, car les vieux maîtres n’avaient pas coutume d’user des pigments ignifuges. Il nous étonnerait beaucoup que le propriétaire puisse racheter d’autres toiles, quoique la pensée stupide nous en vienne une fraction de seconde. La porte s’ouvre sur un gros gardien soufflant sous un extincteur plus gras que lui mais efficace : tout est sauvé, flambée spectaculaire et brève, dégâts insignifiants : « Je m’appelle » dit-il « Gardien Grillé »,  voici une collation de kebabs saisis au feu, si nous avions tous quinze ans nous serions côte à côte assis à nous complimenter, « Tu es beau » « Tu es belle », et « délicieuses les brochettes » - elle se serre contre moi c’est vrai ? qu’il est avantageux de réviser sa vie en tout à fait tout à fait autrement. Mais on nous propose un bal costumé, « contre les disputes d'enfants », et ma petite fiancée revêt une robe à tournure, avec deux gros élytres brun brillant à l'arrière…

56 01 07

Les sorts tirés sont parfois moins chanceux. Nous nous promenons deux amis et moi, tous les deux bruns, l’élancé le râblé, Nous nous rendons tout camaradement chez Carole, tendre blonde à l’ovale fragile, en haut de la rue aux friandises d’Orient (hamur ishleri. Nous avions juste fait halte par curiosité dans une demeure abandonnée , car chacun de nous adore ces lieux si soudainement laissées à elles-mêmes. À notre sortie des flics, güvenlik ajanları, nous avaient suivi sans se cacher. C’étaient des jeunes gens de notre âge, aimables, souriants, qui sans nous connaître prenaient des nouvelles de notre santé, ce que nous aurions dû trouver bizarre. Cela ressemblait davantage aux tentatives de flirt entre hommes (« un rhume de temps en temps », avais-je répondu pour plaisanter)

Et Carole nous reçut, dans son appartement du second libre tout de vis-à-vis, de pièces larges et blanches abondamment pourvues de lumière et de loukoums. Mais nos faux amis flics accueillis sincèrement se mirent à solliciter insensiblement le dé de la conversation. Les questions se firent insidieuses : si nous consommions des substances illicites, si nous avions connaissance d’éventuels pratiquants, de quels nom ou adresses, tandis que autres ravageaient buffets et crédences. Nous nous sommes retrouvés le bandeau sur les yeux, qui pour ma part m’obstrue le nez puis les menottes serrent mes poignets à les couper Non Non je surgis de ma mère EXISTENCE – « COUPEZ ! »

56 01 13

Je ne sais plus s’ils sont mes amis, ou s’ils le sont encore. Le savent-ils eux-mêmes. Je reconnais Lazare et Arielle qui m’épousa, je suis troisième sur le Cheval Trois, descendant la pente en sous-bois sans troubler le moins du monde une myriade au sol de pique-niqueurs ou lanceurs de balle. De magnifiques feuillages d’automne plongent de plus en plus raides sous le poitrail de nos montures qui flirtent avec l’effondrement des antérieurs – et ce n’est qu’après d’épuisantes cambrures qu’enfin nous retrouvons un sol plat, une terrasse, à très fin gravillon. Madame Scholl, propriétaire, saisi de ses mains souples et calmes les gourmettes les plus proches - « Vous êtes sur ma propriété. Suivez-moi ». Nous mettons pied à terre ; des palefreniers mènent les montures.

Et lorsqu’une large allée s’est précisée devant nous, apparaissent les bâtiments immaculées d’un vaste établissement psychiatrique. Frau Scholl rit de notre surprise, nous propose une visite, et pourquoi pas une piqûre d’essai – ma foi, tant que cela n’entraîne pas la mort, pourquoi pas ? Sans bien savoir ce que sont devenus mes accompagnateurs,  me voici dans un ample fauteuil médical, dans la cuisse un cathéter qui me fait un mal de chien. Je hurle à tout hasard, criant à l’injustice et j’ai peur j’ai peur mais tous en ont vu d’autres et mes appels ne troubleront personne. Et puis c’est le sommeil d’anesthésie. De ceux dont on s’éveille tout pesant. Apparemment je suis changé de salle, et tout autour de moi, pour autant que je puisse tourner la tête, je reconnais mon propre appartement – je m’en doutais bien…

Autour de moi, mes pièces réaménagées en chambres médicales, une collègue enfouie tête la première dans un duvet et gémissant comme une bourrique, divers bruits : chasses d’eau, trompettes, électro-cardiogrammes et autres réveils-matin, l’ensemble dépourvu de toute harmonie. Cela réveille, mais sans grâce. Dans une pièce voisine, par la porte ouverte, j’entends une vive discussion entre Lazare, son assistant et tel potier breton de mes anciens amis, dont je reconnais les trois voix ; vu le temps écoulé, c’est un exploit, les douleurs ont disparu et le mental fonctionne à merveille. Le potier breton porte un nom d’usine à saucisse, mais il s’était reconverti dans l’animation radiodiffusée – quel mépris dans son élocution ! lorsqu’il parle de moi, sait-il seulement que je suis dans la pièce voisine ? Qu’il se trouve, clinique psychiatrique ou pas, dans mon appartement, rue des Liptuss, à Moulins ?

Le cathéter a disparu. La perfusion aussi. Mes vêtements sont à disposition, soigneusement pliés, sur une chaise que je n’ai jamais vue. L’agitation ne fait que croître, sont-ils tous devenus fous ? « S’amuser comme des fous » : cette expression exaspérante s’applique ici, tout le monde chante, braille et s’engueule. Tout cela par les portes ouvertes. Mais d’abord, régler son compte à cet abruti : le Potier breton. Dans la petite pièce qui résonne. Le voici en face de moi. C’est bien sa gueule rubiconde. Avec un sandwich dedans. « Du sel siteplè monsieur » - il ne me reconnaît pas tu me donnes du Monsieur à présent ? - qu’il en trouve lui-même ! Les deux autres me regardent, ébaubis comme deux gardiens de chasse surpris à chier au pied d’un arbre. Tourner les talons, saisir un bloc de papier à lettres et un stylo sous la chaise, et rédiger une lettre sanglante de rupture totale et définitive aux deux blaireaux qui n’ont pas prononcé une seule syllabe contre cet abruti. Dans ma propre maison.


560118

Si j’étais femme de ménage, elle serait espagnole et maigre, petite et coiffée de cheveux noirs aplatis sur le crâne. Elle aurait nettoyé bien à fond une grande chambre d’hôtel, avec sa baie dissimulée donnant sur la pelouse et le soleil. Nous aurions baisé dans le patio prononcé syo à la française, et sur le carnet bleu de l’une et l’autre serait mentionnée cette brève étreinte au frais. Personne n’aurait pu nous déceler, pas même le groupe des Libres Syriens qui chante en accords de quartes. Il aiguisaient leurs khandjars lames sur lames. Ils astiquaient jusqu’à leurs étuis, jusqu’à les rendre à leur tour tranchants.

Mais je crois bien qu’ils se vantaient.

RÉUTILISATION DE « MATIÈRE PREMIÈRE », TOME 2 :


Grand-mère Fernande vivait à Guignicourt. L’autre, la paternelle, y habitait aussi, à quatre coins de rue ; elle disait : “À Guignicourt, la guigne y court”. Et ce jour-là, dans une ambiance de fin du monde, une quantité de vieilles personnes tournaient et se heurtaient dans les ténèbres en gémissant : « Quelle idée saugrenue pour le Front Islamiste d’avoir choisi cette commune : soixante-quatre morts, ça fait une somme. « On n’a rien fait ! » revenaient en boucle, comme si les djihadistes avaient eu besoin d’un « pourquoi » quelconque. Le professeur Jean B. m’aperçut. Il frôlait bien les 89 ans. Mais les lamentations des lamentines couvraient nos deux voix, et ma bouche était pleine de cette pâte noire dont j’ignorais si c’était de l’humain ou de la merde.

Quel que fût en tout cas le groupe à qui je m’adressais, nul ne me prêtait la moindre attention, malgré mes gestes véhéments. Mes bras en battoirs imposèrent efin le silence. Et mon humour fut lourd : « Je vais plaisanter » - autant annoncer la couleur. « Ne le prenez pas mal ». Une foule, même de vieux, sur un coup de tête, peut vous écharper dans la seconde : « À voir votre indignation, il faut penser que les victimes ne sont pas américaines.. !. » Les vieux et vieilles se sont récriés : « Mais si, il y en a même beaucoup ! » C’est le moment de disparaître, sans paraître s’enfuir, en affichant une adhésion sans faille. Je gueule GOD BLESS AMERICA et m’éclipse au premier coin de rue, tandis que dans mon dos reprennent les clameurs.

C’est la nuit.


X

56 03 10

Si j’ai chargé de soir en stop deux femmes noires à la dispersion de l’émeute, c’est qu’elles risquaient leur vie. Je passais par là : au loin grondait le peuple, et nous avons longé les grilles du Jardin Public, où la Municipalité parfois suspend de grandes photos artistiques. Et miracle, entre les clôtures et rompant l’équilibre des lignes, une boîte aux lettres tachait de jaune vif l’obscurité bruissante. Et moi, moi qui ne cherchait qu’une fente où glisser l’enveloppe, je m’arrêtais pour y jeter mon pli, tandis que les deux Noires étouffaient leurs exclamations de terreur. Alors la boîte jaune se fendit à l’horizontale comme une bouche sous le sabre, et déversa son contenu sur le trottoir : toutes les lettres avaient été coupées ou déchirées, par une roue interne qui vrombissait à demi-démantibulée, à deux doigts de mes phalanges.

Rembrayer dans la seconde ne fut qu’un réflexe, tandis que les deux Noires s’échappaient en hurlant, laissant battre les portes de part et d’autre. C’est pourquoi mon père, l’éminent Docteur Gareton, leva si fort les sourcils quand je fis mon entrée, tout haletant, au salon : « Eh bien mon fils ! Que vous arrive-t-il ? Votre mère n’attend que vous . » Ce fut toute sa contrariété. Nous avons dîné devant la baie vitrée, contemplant l’incendie qui dévastait la ville, de l’autre côté du Jardin.

CHERCHER « baguettes» dans « matière première B ».










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