Les Pathétiques

 

R. 1

chercher « transposable » p.55. Ressusciter Georges Benoît et nous-mêmes et tous ceux qui tendent à l’Art sans être reconnus

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POUR COMPOSER MA VIE J’AI DU gravir ou redescendre toute l’échelle des CONVENANCES

    ...Transpositions ? inutiles ; ce livre ne sera ni édité ni lu.   Je le dédie au petit gouffre. 
   COMPOSITION  en taches d’huile. 


    Nous sommes vous et moi les pathétiques, sur les sentiers
 battus des Landes en fin d’après-midi ou au petit matin. Nous 
parlons seul ou faisons silence, si alerte à 50 ans,  si poussif 
quinze à vingt ans plus tard. Accueilli au retour par Simone 
qui porte le nom de ma mère, si prompte à tomber dans nos  bras
 si peu que nous compatissions à ses malheurs :
 nous vivrons bien trois ans de plus ! La vie s’étire en très gros plans
 de scénarios mal compris comme ( …) une fois dans l’Ouest – 
 lorsque tintent les  sonneries des deux montres. 
   Impasse Marguerite-Marie :  née Alacoque, inspiratrice de la 
Vénération du Sacré-Cœur. En vérité l’impasse offre  une succession
 compressée d’étroits pignons coupés par le milieu, laissant supposer l’une de ces structures collectives très prisées du XIXe siècle. Tous ces pavillonnets comportent deux logements étroits inversés contigus, un par versant de toit, sur toute leur profondeur. Chaque logement se présente à l’entrée comme un long corridor vaginal élargi du fond, replié en retour sur une salle d’eau. Le tout bute à l’extrémité sur contre un mur mitoyen contre lequel se cale un petit  carré buissonneux sous tonnelle faisant fonction de jardin.
		Nous y tenions six à table. D’un carré à l’autre tout s’entend à la syllabe près. Revenons au seuil de toute l’impasse. Pour accéder aux étroits logis serrés sur la droite, le sol de terre et de débris mêlés râpe les semelles.  Des chats s’arrêtent net et vous fixent, avant de détaler sous les barrières à claire-voie des jardins de légumes. Ces rangs dévots de salades et de haricots blancs bien entretenus dénoncent des vies besogneuses et délatrices.  À d’autres la fable du peuple rédempteur. 
	Nous n’aurons trouvé dans ces lieux nulle âme qui vive. Les occupants s’en dissimulent ou se plaignent à qui de droit par lettres recommandées pour le bruit nocturne du pianiste : Jean-Benoît, que je visite par  intervalles. Le  fond d’impasse, épais, herbu, permet juste le demi-tour d’un véhicule : vestige dun sol tremble encore une remise en planches je descends pisser, devant une antique calandre défigurée de rouille. J’essuie mes doigts sur la jambe, traverse le sentier, presse le bouton blanc deux tons du carillon d’entrée, American fifties, serre la main de l’artiste. Il a le souffle court et les intonations nasales d’un preneur de psychotropes. Il vit ainsi sous son demi-pignon, un piano  droit de profil sur le mur, et l’épinette  à  droite. Un orgue d’intérieur trône plus loin dans la pénombre. 
    Deux chaises, une table ronde en pagaïe – partitions, fascicules paroissiaux - et quelques étagères. Soucoupe en équilibre, à ras bord de cajou, de pécan. Du vieil encens stagne dans les rideaux crème. L’unique visite d’Arielle (tu parles si souvent de lui ! ) a provoqué chez elle d’incessants battements de fenêtre  (j’étouffe!) par où  Jean-Benoît feignait de craindre l’intrusion du petit chat bien nourri. Insensible aux arpèges, gammes et renversements, Arielle s’enfuit et m’entraîne avant de périr d’asphyxie.  
	Je ne suis plus retourné chez Benoît que seul, en  mission d’amitié. Marie-Pascale en effet, humaniste huguenote, m’a soutiré le serment de le tirer de dépression ou pire. Que ne soutire-t-on pas de moi. « Ne feins pas l’amitié », certes, mais que fallait-il faire ? j’étais promu visiteur sur parole de ce boyau hanté, curieux malgré tout d’exploiter l’occasion : l’autre est un solitaire dit-on,aussi jaloux que Dieu. Depuis ma droite	et jusqu’au fond , l’air entretenait  de féroces relents d’encaustique et de crasse équitablement répartis sous des bataillons de bibelots.
3 À l’exception des instruments très bien entretenus, cest une suffocation de madones crasseuses et de crucifix de tout poil juchées sur leurs consoles, Marie sur offset punaisée au mur comme chez moi et que je prie, parfois. L’Église  en effet nous abreuve de souscriptions postales – mais le coût des relances absorbe in fine le montant des offrandes. Le jour où j’ai reçu 25 autocollants contre l’avortement, je les ai  renvoyés assortis d’un courrier plus qu’acerbe. 
	J’ai juste conservé comme lui cette Maria de Fatima, aux larmes de cire sur ses joues imputrescibles. Je la prie aussi bien en latin qu’en grec, sans plus y croire qu’un histrion. Dans  son exil intérieur, Jean-Benoît prie pour lui et moi. Certains parlent d’autosuggestion. Je préfère croire. D’autres avant lui  ont cru en Dieu, chose qui arrive à des gens très bie ; en ce  même  instant d’autres prient pour nous. Nous retrouvons ici chez Benoît, impasse Alacoque, un de ces vieux  logis de  prêtres ou d’oblats esquissés par Huysmans  juste au-dessus des cloches de Saint-Sulpice. 
   
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   Après de longs  silences, Jean-Benoît me relance au téléphone : il jouait de l’orgue hier soir. Il a cru que je répondrais. Le rappelant au matin, j’ai reconnu sa voix lente. Il me proposait de l’entendre  ce dernier dimanche. Il me redemande  son lecteur magnétique sans stéréo, en piteux état, qui pourrait dit-il enregistrer ses  œuvres « à travers l’air, à l’ancienne ». Il a parlé de moi à ses prêtres, en m’attribuant  une grande culture et de l’originalité (aurai-je assez entendu ces inepties). Les constantes de ma conduite permettent de penser que loin de détester les hommes, je les dénigre par commodité. 
    Je couve Jean-Benoît parce que je n’ai jamais abandonné personne. Les gens de haut rang spirituel et autres grands esprits déplaisent à ma paresse ; ne sont-ils pas autosuffisants ? J’ai aussi repoussé les femmes : méfiance et hostilité. En revanche, une excessive douceur préside à mes rapports avec les chiants, car ils ont peut-être raison. Les transformer en créatures appréciables  nécessite une tolérance inépuisable, ainsi que le renoncement, dès qu’on les visite, à toute aspiration personnelle. 
	Cette vaillance qu’on aurait exercée à connaître ses vrais parents d’esprit s’est diluée, dans l’apprivoisement des faibles, en justifiant ses propres générosités au nom d’une feinte charité ; ceux qui me blâment  ignorent la force qu’il aura fallu. Laisser-aller ne suffit pas : couler à fond nécessite autant d’efforts et de souffrances que la lutte. Cela suppose un concentré de persévérance aussi contraignant que d’escalader sa propre réalisation. Dans les deux cas, l’ego barbote et disparaît : aspiré d’en haut, par la raréfaction de l’oxygène – ou vers l’asphyxie de l’abîme. 
	La seule fausse note est que le descendeur toujours a le regret de n’être pas monté ; mais, pour sa part, le grimpeur jamais plus n’aspire à descendre. Dans cette même optique, transformant ses incapacités en  systèmes, nous avons adopté la méthode «en tache d’huile », sans  chronologie ni liens 1ogiques. Non plus des systèmes en définitive, mais des prothèses. 

(In domo Patris) mansiones multae sunt - nombreuses sont les chambres dans la maison de mon père. 
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	Je propose à Benoît l’examen d’une Blockflöte (« dextérité manuelle ») en buis ou poirier. Il pourrait en vérifier l’efficacité, dans l’enrichissement du ton. Mais notre rapatriement à Dieu n’est pas impensable. Le Roi serait Louis XX de Bourbon, duc d’Anjou. Mais ce sont là débats stériles de croyants. Pour Jean-Benoît l’entretien d’âme et de corps est dévolue à la personne de sa mère, des emplettes au carrelage. La mort survenue du fils aîné avait livré la mère survivante, Odile, à la merci du second fils ; la mort à son tour, quinze années plus tard, de l’octogénaire protectrice avait vite réduit Jean-Benoît aux négligences résidentielles, vestimentaires et presque sanitaires : « Je suis devenu » disait-il « terne, sale et secourable ». Des  papiers glacés publicitaires jonchaient le sol en attente d’une improbable classification. En attendant on y glissait. Chez certains cas sociaux que les services abrègent en cassoss, nous avions connu   des chiens compissant les  journaux déployés sur le   carrelage : ainsi les Polonceau de Marchais, ou cousine Aline.


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   Plus tard  Jean-Benoît déménage en ville,  au  bas de la rue de Psak. Son père, nouveau veuf, n’ayant plus longtemps à vivre, est placé « en établissement » près de l’ancienne manufacture de tabac : l’appartement du père, s’est libéré. Jean-Benoît s’est donc laissé glisser en bas de côte. Une époque est passée. Le vrai Benoît sera toujours en  Haut-de-Ville. Toujours il hantera le boyau Alacoque, avant-dernière porte ; malgré les sons 
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infects  et plats de ce long cachot. Il jouait en sourdine, de nuit, mais les ondes infiltraient encore le sommeil des nuls. Son pas  rampant et  chaloupé, sa silhouette imprécise, indisposaient ces gens de peu ; c’était un anormal, un dépressif, un fou. On le voit au clavier, quand la musique  suinte sur son profil , où elle s’imprime.
    L’orgue interne (une rareté) demeure muet  en fond de pièce ; il n’en joue qu’en retour d’écoute, jouissance interne de yogi ou de prostatique. Pour l’écouter en toute plénitude, il faut gagner les Prémontrés de St-Norbert ou moines blancs. J’assiste aux messes en récitant tous les répons. Aucune anxiété dans notre mécréance.
	Il existait dans le Béarn une petite laide et boulotte  jouissant au milieu de la foule  à l’insu de tous : sous la coupole du kiosque s’asphyxiaient les tutti du chœur : rou-bou-droun-boudroun ta brahiola tis vroundoun – le son  gonflait sourdement comme un fruit tandis que Boule Rouge dardait à  la ronde, d’un air entendu, les étincelles d’une extase ignorée, où tous étaient conviés en vain. 
    J’observais aux Prémontrés de St-N. la ferveur des   convives  autour de l’eucharistie. Tous en état de grâce ?  je ne suis pas digne  (« dis un seul mot et je serai guéri » ). À supposer que l’admission   au sacrement soit devenue moins stricte, je le repousse  sans cesse, au risque de mon agonie, si j’en ai une. Parfois je sens une bouffée de joie, sous mon kiosque. Mais je mourrai. 
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    L’épinette privée de Benoît, plus volontiers joué sous  mes yeux,  se fait moins  rare. Le plus souvent  j’écoute son piano droit,  propagé durement depuis la cloison gauche. Le peu que j’aie touché de l’épinette plaît à Jean-Benoît, malgré le trouble que jette sur mes doigts  ses yeux voraces : le musicien s’est aguerri aux œillades des jury (souvent la télévision zoome sur ces étranges pattes) – je la joue « Espagne exotique », aux antipodes exacts du Padre Soler.

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	Monté le voir un jour à la tribune en retrait, pour l’impro du Missa est, je me vois d’un signe dûment renvoyé au parterre. Redescendu prêter l’oreille aux vibrations et réverbérations d’en bas, je me figure cheminant de dos vers le transept. Parfois sans être monté je saluais Benoît de la main droite qui de dos me répondait de son rétromiroir.
	Me revient à ce propos Anne l’altiste de Nancy sur son alto de Mirecourt an centre d’un amphi d’auditorium. Elle me certifiait qu’au grand jamais les huissiers, experts physionomistes, n’introduiraient quelque auditeur que ce soit aux regards tant soit peu suspects : « Ils te repéreraient sans hésiter ». « Tout de même, insistais-je, à supposer… - ...il n’y a rien à supposer… - ...qu’un fou dans le public te vocifère Le dièze, merde ! - ...je lui tendrais l’alto à bout de bras en gueulant TU VEUX LE FAIRE ? - non, elle n’ajoutait pas connard...

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Je disais à Benoît qu’il suffisait d’abandonner ses doigts sur le clavier de l’épinette ses phalanges pour trouver la grâce. Benoît s’assombrit d’un coup : « ...ralentis  les dessus » Rien de plus facile que de jouer médiocrement de lépinette, et je  me replie   en bon ordre. Benoît  compositeur semble en effet plus susceptible d’émouvoir à cordes pincées que frappée. Il pense le contraire.  Les plus grands se fourvoient  sur leurs  talents : Voltaire prisait ses tragédies. Dzeu l’Ermite, perché dans son petit sixième, n’apprécie pas  plus  l’épinette que le  piano,   lorsqu’il la capte sur  les ondes : ni le  son ni l’inspiration.  
	Au fond du logis de l’impasse Alacoque s’ouvre un jardin  carré grand comme

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une table où nous avons mangé serrés un jour d’été,  en compagnie de  Marie-Pascale  et   des parents du musicien (courage, petit poète égyptien de  la Onzième Dynastie) - sa mère Cécile  avait placé les convives à l’abri du soleil, sous la tonnelle  entre  les haies de vigne vierge.  

  PHYSIQUE ET VÊTEMENTS de Jean-Benoît
   Son abdomen par temps chaud retombe sur sa ceinture. Je le vois grignoter ses noix de pécan, mouchetant sa barbe,  qu’il porte à la Debussy   de miettes alimentaires, avec moustache, parfois sans. Il me tolère de pleines paumes d’anacardias, et  puise en d’autres écuelles semblablement garnies, malgré son budget restreint. Il m’offre aussi ses nectars en boîtes à base de menthe ou de grenadine. Il porte en toute saison d’épaisses chemises gentleman farmer à  gros carreaux mauves, sans jamais transpirer. Il suce ou chique des mégots goudronneux, puis des Vichy pour son haleine. 
   Il m’en offre aussi, que je décline. Me propose des nectars frelatés, menthe acide en boîtes cylindriques, ou grenadine. 

J’ignore à quelle occasion Jean-Benoît s’est lié avec Marie-Pascale, venue s’installer rue  Filiale au 26 en face, autre lotissement  maçonnique. Sans doute s’est-elle présentée en visite d’intégration : les trois Mansaut, père, mère et fils, l’accueillirent avec bienveillance.   
   
   Marie-Pascale
    Nous l’appelons Sœur Marie-Pascale, par manière de plaisanterie. Son anorexie se compense vaillamment par des accès de boulimie, de jeûnes repentants et de joyeux régimes. Déiste  éclectique, elle prie l’Univers d’écarter des rochers la montgolfière 
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elle a voulu prendre place, et s’exprime au sol en submergeant l’auditeur d’une intarissable volubilité syllabique sans cesser de sourire. Reçoit chez elles des femmes et se ferait hacher plutôt que d’admettre sa boulimie de moules - quel mâle rédempteur voudrait de ce faciès rouge brique de former British colonel ? parfois je  l’emmène au Bordeaux-Luxembourg de 9h 8. Je laisse aller la main le long de mon levier de vitesse ; automatiquement  son genou recule. Cela ne prouve rien. Elle plaît aux hommes dit-elle et j’aimerais le croire. Nous sommes souvent invités chez elle, car j’ai depuis longtemps.convolé en hétérosexuelles noces  Dans son appartement luxembourgeoisement rangé la conversation  doit toujours s’échauffer deux  bons quarts d’heure avant que  les antennes  se  déplissent.
	Alors  nous échangeons, sur Dieu ou le bien-vivre, ou l’une de ses connaissance absentes et très âgée dont elle dit du bien, à qui sont arrivées maintes aventures édifiantes ou navrantes : rencontre-t-on ses amis au petit bonheur ? qui choisit ? est-ce bien Dieu, la vie ou nous ? 
	...Quelles relations Marie-Pascale entretient-elle avec  Louise la Malgache, envoûteuse et insaisissable  ? pourquoi le petit ami de Louise, avorton sec et  jaunâtre, traîne-t-il après lui  partout son vieux matou galeux ? Il se fait appeler d’Entragues, sans rien en lui du Vert Galant ni de Catherine-Henriette. Il vient essayer dans ma baignoire ses maquettes de navires, et n’y reviendra plus. Je ne puis m’empêcher d’aimer cet importun glabre ni de reconnaître en lui le superficiel qui ornait ma jeunesse,  où les tics bouffaient mon visage.  « Nerval s’est pendu » D’Entrague d’afficher une vive affliction : « Quand çà ? - En 1855 ». Son Ignorance se fige. 
	Il adore l’informatique. Il interrompt la génitrice de Benoît évoquant dignement la  mort de  son fils - « ...où avez-vous donc trouvé ce  joli bracelet ? » - la main en vérité m’a démangé.
   
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 Le passé de Jean-Benoît

    La belle-mère de Jean-Benoît et son épouse se sont jetées un jour main dans la main, d’un 5e étage, après avoir prié Raël et le Soleil - quel gendre, quel mari survivraient à ce double sacrifice ? La famille évoque à présent la fable d’une collision de face, mais il est à jurer que Marie-République a toujours su qu’on lui mentait. Dans son cœur, l’enfants sait. Où se trouvait son père ce jour-là ? le père et beau-fils à ce moment ? Comment a-t-il pu abandonner sa propre épouse entre les pattes de la folle ? Marie-République issue de son union n’a jamais sonà consulter la presse de ce jour-là.

Lorsqu’elle a revisité, jeune adulte, son père dans sa thurne, il ne lui parla que solfège et vanités d’artiste Marie-République écoutait, admirative et sans lassitude ; le soir même conçut chez soi son enfant qu’elle appela Bankoré. Il fut question qu’elle revînt vivre chez son père avec l’enfant et Nelson de Quezón City, tous trois dans les pièces du bas rue Filiale, faisant régner l’ordre et la propreté. Puis il n’en fut plus question. La présence constante d’un braillard nocturne effraya l’artiste insomniaque. La jeune famille s’est installée impasse Alacoque.

J’entrevis un jour tout au fond le jeune père soutenant son garçon kaki cul nu au-dessus des herbes. Je me suis arrêté net sans qu’il m’eût aperçu. Nous aurions échangé des paroles avenantes : « Je passe ici aurais-je dit par hasard et j’ai poussé jusqu’à vous » « On sent la présence minine » - tout est clair, aéré, bien rangé (elle aurait souri) favorablement accueillies ; aurait suivi le piano droit naguère planté là de profil, que j’écoutais coincé sur ce fauteuil d’osier : « Parfois il me tendait ses partitions où je


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pataugeais des yeux Vous pratiquez vous-même ? non je ne reste pas merci, je suis venu à l’improviste et j’aurais pris congé heureux de voir un lieu si bien réaménagé.

Puis je serais revenu sur mes pas. Benoît lui-même a cinq enfants de femmes différentes. L’imaginer dans son passé relève de l’impossible. Il ne revoit plus ses fruits du premier lit, kidnappés par des Huguenots très stricts ; d’autres à présent veillent au

grain du haut de leur Tour de Garde . Jean-Benoît, inquiet de mes textes biographiques imprudemment évoqués, ayant o dire par moi-même qu’il s’écrivait des choses sur lui, voudrait en savoir plus ; il me fait tenir en mains propres six ou huit feuilles raclées jusqu’à l’os, où le lecteur se voit sommé de ne déchiffrer que la musique et ses consolations ; « le reste, écrit-il, n’étant que « vicissitudes et brouillages communs à toutes les familles » - autant dire à boucler sous les cadenas froids de la névrose – tout ce que demande l’indiscret lecteur lambda : le seul pouvoir pour lui de comparer les seuls accès qui lui soient accessibles, ou susceptibles d’éclairer sa musique personnelle. « Ce qui ne saurait intéresser personne ». La seule qui pourrait apporter ses lumières n’est plus qu’un vieille cousine aphasique.


Mais rarissimes en vérité les lecteurs favorisés par le sens littéraire : «Tu m’as caricaturé ! calomnié ! Tu n’as pas le droit de dire cela sur moi, sur nous ! Tout est faux, d’un bout à l’autre ! » Et nous irions en justice, en dépit de son incompétence.

La littérature « est un mensonge qui dit la vérité » : malheureusement, cela se répand sur la vie politique, jusque sur la vérité elle-même.

Les imprécisions littéraires contaminent le monde factuel, tandis que le monde littéraire demande des précisions scientifiques 

Jean-Benoît se révèle incapable de rendre l’appoint en petite monnaie.


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Il craint par-dessus tout d’être reconnu, lui ou le moindre de ses proches – qui sommes-nous donc tous, ô gibiers de cercueils, pour nous rengorger de la sorte ? qui se soucie de nos vies de cloportes ? Et nos successeurs iront-ils se soucier des modèles ? Est-ce la vie du grand César, ou de Modigliani, que l’on raconte ?

Ô trous du cul, qui refusez de vous voir sur les écrans, qui refusez rageusement de voir vos têtes sur les écrans, et qui couvrez d’insultes le pauvre diable qui aura laissé traîner vos traits minables en page dix-huit ?


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Jean-Benoît ne sait aligner que d’ingénieuses successions d’exercices pianistiques insipides. Il s’imagine offrir à l’auditeur des « cascades de cristal », des « jaillissements de joie » - que dire ? dans quel repli de mon caftan la vérité se cache-t-elle ? Pourquoi faut-il que j’éprouve ce besoin de dire du mal de tous ceux que j’aime ou que simplement je croise ? Jean-Benoît m’attire et surtout me rebute – double ou contraire ? ou l’un ni l’autre – car on trouve, sans doute ! d’autres mesures que ma personne...


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Jean-Benoît s’ouvre à l’épanouissement dans sa communauté renouvelée de bons chrétiens. Lorsque je le rejoins au sortir de sa messe, je sens que le prêtre, à ses mines furtives, apprécierait que je me présentasse, et je ne peux lui exposer, d’emblée, mon incroyance. De cela même encore ne suis-je pas certain. Jésus n’a pas existé : je partage

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cette certitude avec ceux qui me le répètent. Puis-je pourtant communier, sans m’être entretenu auparavant avec un prêtre ? celui-ci est-il pédé ? à interpréter mes rêves de mecs, il y aurait de quoi s’interroger... Jean-Benoît n’est-il pas eunuque chimique ?….

C’est pourquoi, une fesse en sincérité, l’autre sur le déni, je ne ferais pas de sitôt connaissance  avec Père Yves-André. J.B. se dirige alors vers ses admiratrices bénito-batraciennes, et je m’éclipse en évitant la comédie de le raccompagner chez lui – Dieu merci, les mendiantes du porche sont reparties...


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Je ne me suis jamais habitué à Jean-Benoît. Il faudrait cesser de mettre tout le monde au même niveau d’amour. Pour Damien, j’aurai mis trente ans : cet autre Pathétique tous les dimanches au téléphone

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à 9h20 me faisait sauter en l’air en hurlant comme un charretier enculé par son âne, et rien qu’à décrocher je dégoulinais de miel fraternel. Il ne faut pas être fier dans la vie. Mais se connaître jusqu’au fond de son calice, dût-on en dégueuler. Un autre, Ledru, m’aura pris quarante années… Où est la malsaine cohorte qui va prêchant sans trêve qu’on ne fait jamais rien malgré soi ? Sans l’avoir inconsciemment que dis-je expressément voulu ? Ô sornettes, ô massacres, ô larmes de mioches immatures… si tu les repousses avec indignation, ta vengeance n’aura pas de fin, ni tes lamentations.

Mais si tu acceptes ta condamnation, tu mourras d’impuissance ; nul ne peut virer d’un trait de plume ses propres offenses, ni réparer ce qui une fois fut blessé. Pour d’autres raisonneurs moins abrupts, il existe une grande variété d’orchestrations, car le nuancier est infini ; nous nous livrons aux complaisances. On les appelle aussi « sentiments éprouvés » ; ils ne prouveraient donc rien ? nous ne devrions croire que nos comportements, sans ouvrir la voie aux réticences ? « Si vous ne l’aimiez pas, vous ne l’auriez pas fait » - ô simplisme… notre cœur serait un parasite à exciser . Où passeraient les regrets de 15

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l’abstinence, les remords du gâchis - rien d’autre en vérité que pertes et profits ? Les émotions seraient factices ? Nous resterions enfouis sans recours sous les gravats des raisons actives. Rien ne reste plus à démontrer, nous n’avons plus qu’à décrire. À promener dans dans les débris nos détecteurs de pépites.

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Adoncques Jean-Benoît me recontacte, observe combien de temps s’est écoulé depuis ma dernière messe, comme on fait à confesse. Temps lointain, temps des faux-semblants. Je promets de revenir, ne m’y sens pas tenu, car les simagrées m’emmerdent. Les clients de bistrot communient aussi, à grandes claques dans le dos tandis que leurs femmes vaquent à leurs bigoteries entre deux coups dans le cul. La prochaine fois ce sera moi qui le relancerai, Jean-Benoît Jambes Noires (jamais vérifié) - il faudra bien qu je le lui rende en mains propres, ce répertoire de colonnes égyptiennes, réticulées, palmées, papyriformes, C’était le temps du grand Champollion, mort de méningite à 40 ans. Tellement il travaillait. La jaquette m’avait plu, bariolage au minium et au méthylène, ainsi que la Grammaire égyptienne, hiéroglyphique, descriptive et

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phonétique…Doré, Garnier, Du Bellay, que de surchauffe, éternelle combustion… Pour ce dernier, coup de front sur la table un certain 1er janvier – apoplexie disait-on. Mais dans ce gros volume, des courbures de fût, avec des cotes au centimètre. Plus de minium, juste du gris, du bistre, et des hommes en sarouel pour les proportions.

Histoire de pimenter ma visite, j’amadoue Benoît avec des flûtes ou Blockflöten, tirées de mon bric-à-brac. « Ne reste pas longtemps » me dit-il - ce sera, s’il lui plaît, plus du tout – m’aurait-il décelé ? la faiblesse des faibles, comme elle s’évanouit… ! on se crève pour leur amitié ; mais aussitôt qu’ils peuvent ils s’enfuient, l’hameçons encore aux lèvres...

Le dernier accueil que j’en ai reçu, souriant et apprêté, atteste de sa clairvoyance, sous ses apparences de lamentin.


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	Arielle  et  Benoît parfois s’isolent   au  jardin, chez Marie-Pascale, pour tirer – quelques bouffées. « Peut-on vivre sans vie sexuelle ? » demande Benoît en tétant sa clope. Arielle dévide les 
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lieux communs de l’abstinence, affichée par les femmes : la pénétration manque d’amatrices. À moins que le coït ne leur devienne obligatoire. Comment s’y retrouver ? Comment ne pas renoncer aux femmes ?  Et  tous deux tirent 
sur leur sèche. 
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   ...Jean-Benoît n’a rien de prêt ce jour. 
Je me dérobe, coincé que je suis entre deux rendez-vous médicaux. « Je t’avertirai dit-il quand mon prochain disque sera prêt ». Pourvu que ce jour soit toujours à venir... Le vieux lecteur de cassettes qu’il m’a donné, qu’il me réclamait en retour (mais « reprendre, c’est voler ») devient inutile.

				PSYCHIATRIE
   Tous les mois,  Jean-Benoît se fait administrer ce qu’il appelle une « injection ».Il  n’y a jamais manqué. Peut-être s’agit-il – pour une fois ! - d’une avancée soudain efficace de la psychiatrie. Les « injectés » se supportent  rarement  l’un l’autre. Peut-être Jean-Benoît s’est-il  vu privé de ses droits civiques. Cependant il  
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demeura soumis à curatelle, toujours incapable de gérer  ses factures, écartant l’argent sur sa main : « Servez-vous !» - symptôme infaillible  sans doute ?  
	 Je revois ce même geste  de Zoukave, paume ouverte, grand seigneur :  « Servez-vous ! disait-il à la serveuse - elle nous regardait perplexe puis se servait au creux de sa main sans le carotter d’un centime. Mon père était aussi picoré de la sorte - ainsi procèdent les mis sous tutelle, vieillards, idiots... Un lien énigmatique relie-t-il cette dyscalculie  à tel spasme épileptique ? Cela implique-t-il, de surcroît, un manque attesté de capacité citoyenne? Curatelle. Tutelle. Suspension des droits. Jean-Benoît est sous la coupe d’une tutrice qu’il traite de Grosse Gouine. La gouine lui laisse une misère par semaine. (Sur un parking, un mendiant que j’avais croisé, tout garni  de dents gâtées, me dit en crachotant : « Gardez-vous bien, monsieur, de vous faire mettre en tutelle, fût-ce par votre petit-fils ; voyez à quel point il m’a réduit, que   j’en sois forcé de mendier »). 
	Juste après l’injection,  chacun se sent mieux, après  une grosse journée de fatigue  Un demi-siècle plus tôt ils auraient hurlé dans  leur camisole,  comme au  dépotoir de fous juste au nord d’Agen. Le lithium est le seul miracle neurologique depuis le Largactil, dit « de première génération ». Je l’ai lu sur internet. 
   
   LES DEUX PARENTS  DE JEAN-BENOÎT
   Le père
   	Le père de Benoît, maître d’hôtel, m’établit jadis un recette de haut vol, soigneusement élabore, dans le vieux bâtiment de mon fond de  jardin ; il faisait ce jour-là un froid à scier le beurre. Il m’a régal d’autre part d’un bouquet de bonnes manières tirées d’un manuel de Rothschild (Nadine de), qui pourraient m’être utiles « si j’allais un jour dans le monde », ce dont j’ai toujours douté. Il se montra désappointé de ne pas recevoir en retour le somptueux repas  restaurantiel qu’il escomptait, en mondaine ambiance. Pour épargner mes faibles capacités sociales (qu’eussé-je  pu  dire ?) et ma bourse, je lui   fis cadeau d’un traité de « Cuisine libanaise » qu’il n’ouvrit jamais.  	Comme si javais voulu, en somme, lui  apprendre une partie de son métier. 
          Foutue convivialité.  
La mère
	La Maman de  Jean-Benoît (la « mère de » m’ayant toujours semblé de la plus haute inconvenance) portait le prénom d’Ilona. Elle tenait d’une souche  hongroise, francisée  en « Amsel de Beaumont ». À ma confusion, un soir chez Marie-Pascale, je crus sentir un net relent de pisse cuite émanant de ladite Budapesti, jusqu’à m’apercevoir qu’il provenait d’une poiscaille au court-bouillon mijotant en cuisine. C’est ainsi que j’appris à différencier pisse et pisciculture. Le soir  elle évoqua les circonstances du décès de son fils aîné, frère de Benoît - un  petit péteux, invité lui aussi, ashkénaze, l’interrompit tout net pour demander comme en passant si son délicieux bracelet venait bien « de chez Budma,  rue Karlova ». 
	Je faillis vomir, ou frapper cet homme.  
Le père [sic]
Le père de Didier vint effondrer son abdomen sur  un fauteuil., où il s’affala d’importance. Nous l’avons vu se renverser  du vin sur le ventre et lanappe. Il s’en est montré navré, non point tant pour le  dommage causé, mais pour sa propre déchéance. Un autre soir je l’ai accompagné, pas à pas, tout claudiquant, jusqu’à la Trattoria Bretone [re-sic]. Plus tard encore je l’ai visité après son avc, au « Foyer des Anciens »... Il a compris ce que je lui disis. Naguère encore il émettait un  rire étouffé quand je lui  décochais mes histoires de cul. Il répondait   volontiers  aux questions par des oui ou non faiblement articulés après rassemblement de forces.  Il portait soldatesquement l’index à sa tempe : je te reconnais  camarade. Ou pour confirmer que la tête n’allait plus, même si le cœur battait. Je pense souvent à lui, qui me confiait jadis son impuissance, si tôt, si irrémédiablement ressentie, « comme une nouille contre un mur » dit un Indien. Nous nous retrouvions parmi  ces effondrés, lavés en 6mn chrono – fragments de consciences en fauteuils  ergonomiques, tordus  comme ceps de vigne ou communards convulsés entre les planches debout de leurs cercueils. 

  Un jour le petit Sépharade Moritzi fit irruption : terrible secousse pour ce trentenaire ns qui découvrait, derrière le rideau brusquement tiré, tant de corps déjetés ou ratatinés au fond des fauteuils comme autant de victimes pompéiennes. Tétanisé il se mit à hurler, déniant toute compétence aux soignante - ni tennis ni animation de groupe et crever pour toute perspective - les moribonds présents se soulèvent et tentent d’inverser leurs torsions - un mouroir !  une morgue ! -  entre sonde et pilulier, vrillé comme un cep sanglé à  sa planche - lui tord la gorge. 
	Moritz ainsi s’est rendu indésirable ; Jean-Benoît lui adresse plus tard un pli bien vinaigré Sachez que je vous méprise souligné trois fois. Mon premier réflexe est de bien préciser au guichet mon identité pour écarter toute confusion.
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	Marie-Pascale partage à l’occasion le déjeuner à l’étage en compagnie de Moritz Père. Ils mangent face à face, à chacun son plateau. Le vieil homme apprécie avec elle ses menus équilibrés. Pour moi, je viens seul. Moritz Père me reconnaît, en particulier pour prendre congé, quand ses petits yeux rond me percent avec détresse et reconnaissance. M’apercevant un jour par la porte vitrée quand je passe au volant dans sa rue, il me salue d’un grand sourire. La toute dernière fois, ses yeux sont restés fixés sur l’émission animalière de la TV. Je lui ai parlé en allemand. Il ne le comprend pas. Le personnel m’affirme cependant qu’il se trouve  bien de ma venue, et  que son amélioration se prolonge les jours suivants. J’aurai sdoncacrifié le plaisir d’un mourant à ma vanité d’opérette. Il mourut peu après. 

   LES ENFANTS DE JEAN-BENOÎT
   
   Je ne connais  de ses 5 enfants que Marie-République, les yeux en boutons de bottines, la voix lente et blanche de pucelée de frais. Petits seins au taille-crayon,.Elle se fait tringler par un  Noir et c’est elle que j’envie. Je l’ai vueadmirative et debout à côté de son père, qui ne s’entretenait que de sa musique, sa citadelle. Le soir même elle  engendrait  son fils, dans ce logis-boyau qu’elle habitait où j’avais visité Benoît. Il aurait souhaité que je visite Marie-République. M’aurait-il pressenti pour parrain ? je n’aurais su transmettre le moindre idéal chrétien - nous n’avons pas plus de preuves de l’existence de Dieu que de celle de Jésus. 
	Ni même de la survie consciente.  Ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont morts. Il existerait vingt terribles secondes, même après l’arrêt cardiaque, où le défunt garderait  conscience et la réincarnation défie la raison. 
   							 X
   Il fut un temps  où Marie-République et son amant noir envisageaient de  rejoindre Jean-Benoît, pour « former famille » rue Commerciale, où  il succédait à son propre père. Mais  le musicien ne sait composer  que dans sa Plâtrière  personnelle ; de plus , tout nourrisson en pleine force pulmonaire possède une capacité de nuisance peu commune. J’ai besoin de sérénité, dit le compositeur.  Le  couple et son enfant préférèrent donc se replier sur l’ancien bouge de la rue Alacoque,  où j’avais si longtemps visité l’artiste croupi Joël de Port-au-Prince ensemença, bina les plates-bandes, et Marie-République assainit l’intérieur à grands aspersions et jets de seaux d’eau javellisée. « Nous irions ensemble »  disait  Jean-Benoît, qui  décelait chez elle disait-il une irrésistible attirance pour  ma personne. Elle prononce ton nom avec extase. « Quand elle a dit « MonsieurC. elle a tout dit ». Sans tout à fait tout croire je me  préparais à tenir le rôle de l’ami  lointain, mais  Jean-Benoît n’en parla plus : Marie-République avait trouvé de quoi pourvoir à ses besoins d’adoration. 
    Ainsi tourne court ma mission de Mentor, prononcer «min », ou de menteur. Désormais  en Ville Basse, Benoît ne  daigne  ni nettoyer ni mettre en ordre quoi que ce soit. Ses toilettes répandent des nuisances olfactives, entendez par là que ça pue. J’y arrose  des moucherons jusqu’à mes narines. Il  faudra craindre le débarquement des Services Sanitaires et Sociaux, ou quelque escouade féminine analogue, qui  l’embarquerait pour mise en danger de  soi-même et d’autrui.. Marie-Pascale  faisant  un jour observer avec  diplomatie l’éventuelle opportunité d’une remise aux normes  d’hygiène, Jean-Benoît répondit fermement que  la question « n[était] pas à l’ordre du jour ». 
    Marie-Pascale se le tint pour  dit et ne revint plus.     
							   X  

    Jean-Benoît aux claviers enchaîne, ligote et débite arpèges brisés, savantes gammes et renversements.  Il ne faisait pas ainsi dans ses toutes  premières compositions. Le mélomane en vient à regretter les premiers tâtonnements, vivaces et maladroits.  Dix  ans plus tard, nous en sommes encore à chercher la  fissure  où suinterait en fin  l’oxygène : en vain   De  subtils   écarts à la Josquin Desprez suffiraient, dans un premier temps : l’auteur   au contraire s’entête à les corriger,  persuadé qu’il est de son devoir de composer dans « l’harmonie  naturelle  et le contrepoint ». Il me suffit donc de somnoler d’une oreille molle. 
    Dernièrement il fit accorder son épinette, alourdissant la taille : il en  résulta un  roulement plus  profond. Le disque suivant sera donc « le  meilleur, tout    nouveau » - je me mets à l’affût du  moindre ornement - l’obstination porterait-elle ses fruits ? voici d’infimes  variations. «  La Sainte Vierge » dit Jean-Benoît, qui verse dans l’Ecclésiaste  et s’exprime de peu.  Quant à Nemrod, compagnon de lit  de Fraternité, il  admire de confiance.  Mystère de ces communions familiales dans leurs alignements de prie-Dieu.  Nemrod refuse de  sacrifier ses dreadlocks à   l’obtention  d’un emploi rémunéré.  
    Comprenons l’employeur. Comprenons  le chômeur.  La naissance a bouleversé tout cela : Nemrod,  à présent salarié occidentalisé, jardine tondu au fond de l’impasse Alacoque tel notre père Adam au seuil du Paradis. Nemrod  profondément  chrétien, éduqué chez les Frères Pélerins. Si  je visitais à présent, mais seul, ce couple et son enfant, je dirais :  « Puis-je présenter  mes respects à Madame votre compagne? » ( incliné vers la mère et le  fils Yacov). 
	Quelle solennité. Je ferais semblant de m’égarer au second degré.  
Partout l’ancien appartement-couloir de Jean-Benoît fleurerait  l’ordre et  la   propreté. « J’ai vachement faim » s’exclamerait  Nemrod.  Je poursuivrais : « Je suis  souvent  venu écouter votre père ». Nous parlerions du  vieux  piano  descendu en ville basse et du parfum d’encens, toujours décelable. 
R. 33
	Puis  je repartirais  sans  avoir  excédé   20  minutes.  
	Alkan dès l'âge de 20 ans, il se retire de la vie publique, manifestant une forte misanthropie, et se consacre à la composition. Albéric Magnard fut un second grand méconnu. Il suffit de faire volontairement ce qu’on ne peut éviter. Révélation accablante. 
  Jean-Benoît reste un obscur dont rien ne permet de le sauver.    Artistiquement, il ne vaut rien  ; mes lignes dussent-elles se lire. Ils n’ont aucune chance de se voir ; j’y veillerai. 
 Ses progrès musicaux sont infimes : la Méthode rose, inlassablement surexploitée.  Le clavecin bien tempéré,  moins Bach. Benoît mourrait de douleur s’il le savait, malgré quelques soupçons. Or qu’est-il devenu ? quelqu’un de très sain, que nous avons aidé à franchir ces dix dernières années. Dieu ni Jésus,  raffermis sur le tard, ne l’ont sauvé de composer encore. Il s’est embaumé seul de son vivant. Prépubère entre les bras de sa mère, qui  lui  tourne les pages au-dessus de l’épaule. Ne feins pas l’amitié  Il n’en est pas mort. 
    Il distribue ou vend ses cassettes. La greffe d’amitié n’a pas tenu. 
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R. 34
	...Bien s’émerveiller  que la tumeur soit bénigne. Votre cancer est guéri. Vous pouvez rentrer chez vous. Ainsi l’Église livrait-elle ses condamnés au bras séculier. L’équipe médicale au grand complet trône au pied du lit. Vous ne mourrez plus du cancer mais de ses suites. L’avocat du Luron postillonne : « Quiconque osera parler du sida sera poursuivi en justice ! ». Les médecins lui donnent raison :  Genté ne souffre que d’inoffensives métastases.  
	Altzheimer,  folie douce,  autant de stations de croix pourquoi le tourmenter ? Dépistage, tuyaux ?  « quelques belles années devant vous » qu’entendez-vous par là, Doctoresse ? ...que je vivrai ? vous plaisantez ?  - « ce  n’est pas la ponction, dit-elle, qui donne le cancer, il était déjà là », mais  je me méfie des cellules dormantes : si peu qu’on  y touche, ne fût-ce que d’un mm3, la mauvaise chair enflera. S’ensuivront biopsies, analyses et chimios qui  ne  laissent à la fin que  la force de se  chier dessus. 
	Regarde-moi : vivant tant bien que mal, attaché jusqu’au jour  au petit piquet des angoisses. Crever plutôt sous le regard humain que sous les microscopes de la  toubibaille («....ce  sont les mucosités qui encombrent la respiration » -  vous  donnez là, infirmière ! la définition même du râle » -  je l’ai prise un instant par la taille. 
R. 35
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Marie-Pascale pousse le jeu  jusqu’au maniérisme : phrasé surjoué même dans la douleur ou l’amour – boulimie, sida, névrose, anorexie - nous mourons tous en  plein  chantier. 
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   Dzeu 
Je le connais si peu. Qualifié dans les premiers temps de fréquentation «facultative », devenu lucide sur ma personne : donc excellent.  S’est livré, rétracté, dérobé aux moindres martingales ou parallélismes. Dzeu   lumineux s’oppose à Jean-Benoît l’Obscur : une chute, pour lui, d’outil sur le crâne, et pour Jean-Benoît le double suicide d’une épouse et d’une mère, ont précipité Dzeu vers la lumière, Benoît dans ce Corridor Alacoque, où le soleil ne donne qu’en biais ; de là sont nées les plus brillantes perles pianistiques.         ...Dzeu, rasé, fenêtre ouverte sur le ciel, rampe dans ses méandres graphiques. Dzeu se moque de Jean-Benoît et de sa voix d’automate ; il apprécierait peu de se voir comparé au Nounours du Piano. Dzeu prend chaque mois son Neuroleptique d’Action Prolongée en intramusculaire. 
							***
    Sarah prend ses amants chez les Grands Injectés : plus gourds, plus lourds, lents au débandage. Le sexe des  femmes est un atout de premier ordre :  quand  on a ça entre les jambes, on retombe toujours sur ses pieds ; toujours  un homme  s’intéresse à vous, fût-ce en mauvaise part. L’homme, lui, dans ses chiottes, peut toujours s’astiquer : aucune femme ne voudra le déranger (c’est leur mot : « déranger »...).  
  Benoît fut touché par la folie,  au cœur. Dzeu, à l’occiput même. Benoît, pachyderme, pressent les réserves  qu’on n’ose lui opposer. Mais aux suggestions d’orchestration, d’épaississement, il répond : «Non.  Jusqu’ici, je n’éprouve pas le besoin d’étoffer ma composition ». Comment lui donner tort  ! L’esprit souffle où il veut - flat spiritus ubi vult. .  « Je ne trouve  personne, hormis toi,  pour comprendre ma musique ». 
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Sa musique s’apparente à la thérapie. La constance de ses mélodies rappelle d’une part les charbonnages circulaires des médiums, surprenants visages ; d’autre part, le décompte des pas en cellule, avant la pendaison. D’où l’idée chez certains de réciter la série des nombres. Mais le fou s’en abstient, sachant que le maximum de ses propres secondes, 60² (24 x 365 x 100) + 7344 des années bissextiles, à supposer qu’il lui reste 100 ans à vivre, soit 31 543 344. 
    Mais à qui reste-t-il 100 ans à vivre.
  Benoît cherche l’intarissable lumière, l’inépuisable cristal des  cascades. Ruissellements suffocants des moussons, du simple pommeau de la douche. Puis, égouttant ses sonnailles, il cisèle ses notices : le voici décelant  d’infimes nuances. Et pour peu que j’en convienne, nous en détectons d’autres plus fines encore.
	C’est à quoi tiennent pour finir ces fameuses notions de « difficultés surmontées », de « souffle  du génie »  et autres balbutiements - après cela, qui peut encore croire ? 
     Dzeu signe au verso un faune hirsute sortant des épines. Assurément nous aurions perdu l’art. Jusqu’aux traces . Mais la composition de Jean-Benoît se fraye parfois la voie jusqu’à lui-même. Benoît connaîtra-t-il enfin la libération ? ...Depuis peu  il s’est  fait bombarder aux orgues  :je le vois encore observer, par le rétroviseur de clavier d’orgue. Jean-B. alterne les offices avec un petit gras : un coup pour lui, un coup pour moi ; ce ne fut pas sans récriminations... 
     Je le revois d’en haut lorgner le long cortège des communiants, car désormais tout un chacun s’autorise à gober le Christ. Lorsque les saints convives se forment en colonne vers la Sainte Table, qu’ensuite ils s’en reviennent, l’organiste improvise dans la joie du recueillement.   C’est encore à Benoît qu’il revient, toujours tournant le dos,  d’escorter musicalement les retours d’autel ; puis il  repart vers chez lui – rue Commerciale, 20. 
    Puis il se laisse dériver dans l’écoulement des  jours.  Alors qu’auparavant sa concision brillait, il tenait à présent jusqu’à trois minutes consécutives de portées. Fier et enjolivé, sous sa blouse de Kazan verte, car enfin, ce que j’avais pressenti, ce qu’il vivait peut-être, s’était accompli : la muselière avait craqué.

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	Rien de bien solide encore : il lui resterait de  longues années, avant l’Apogée des chefs, à la quatre-vingtaine. Seuls Dieu ou la Science  fixent le déclic, avant lequel rien n’existe, après lequel existe la musique. Évolution que rien ne peut interrompre, sauf la mort, ni accélérer. 
   
   
   Bélinda CHANTEUSE IVRE
    Il la mène à la baguette. Il la gourmande, la rabroue  :  « Tu ne vois pas que tu déranges? »   (en plein  office, Benoît  au piano, moi-même somnolant sur le petit fauteuil d’osier,  peaufinant dans ma tête siesteuse ma  brève  appréciation à venir). La fois suivante, la couperose de Belinda  vint (c’est le mot) confirmer  un léger parfum de futaille  Elle nous dégoise  La vie en rose, mais aussi « Esgourdez rien qu’un instant / La goualante du pauvre Jean / Que les femmes n’aimaient pas »- « Sans amour on n'est rien du tout
(On n'est rien du tout)
J’avais trouvé ces paroles ineptes, à l’exception du troisième vers - à présent j’en frissonne/ « Quand reverrons-nous Bélinda ?  - Kohn-Liliom, ne marche pas sur mes brisées ! » Quel plaisir peut-on prendre aux femmes ? ou leur donner ? leur seule nudité pétrifie jusqu’au réflexe, et nous ne pouvons trouver ni l’attaque ni l’ouverture, à moins de foncer à la bélier – la tendresse ? au moindre soupçon de réserve ou de délicatesse,trop heureuses de se dérober une fois de plus, car non, vraiment, t’es pas un homme. Après quoi elles râlent : nous manquons d’audace. La barre franchie, reste à les  laisser s’agiter, palpiter des muqueuses autour du cylindre et parfois crier, sans rien offrir à comprendre. La cavalière sur soi, quel plaisir à notre tour, belle revanche ! de contempler les poutres du plafond : sans Andromaque aurions-nous jamais vu ces femmes s’embrocher - ne nous serions-nous pas contentés, indéfiniment, fémininement, de nous-mêmes. Nous n’avons jamais vu Bélinda vraiment ivre. Parfois vacillante, dérivant sur les bémols, telle ces grues qui rivent au-dessus des nuées. Bélinda tient juste ses graves frémissantes - bombements de sexes clos - peut-on vivre sans vie sexuelle demandait Benoît dans cet étroit jardin serti  sous ses étages de tôle peut-être répondait l’épouse en fumant, peut-être.... « Mercredi, me dit Benoît, je reçois Belinda. - Je vous laisserai travailler. » Il ne m’invite plus. Compose moins. Goûte la sérénité paroissiale. Apprécie les catholiques pratiquants. XXX 38 LES INTERPRÉTATIONS

Ce qui subsisterait de Jean-Benoît sous les crocs des critiques serait sans doute infime. Ses derniers morceaux pourtant cheminent plus lents, moins prévisibles ; lutte entre l’homme et l’ange. Au-dessus d’eux se forme et s’évanouit toujours, par intermittence, la seringue mensuelle.

Je tenais ma fille par la main, au bord de l’abîme, sur le sentier rocheux. Aussi sur la passerelle au Stefansdom àVienne.

    
   RETOUR AUX SOURCES BÉNÉDICTINES

   goulinades musicales, clausules  pétrifiées, abus  de  la pédale. Abus du  rubato,  enrobant mal de réelles défaillances. Les doigts des voleurs et autres prestidigitateurs s’engourdissent avec l’âge - pourquoi les pianistes en revanche s’affermissent-ils  sans limite ? (Squelette au Piano de Lizène). 
	Benoît reprenait autant de fois que nécessaire les passages fautifs, souvent du tout début.   Depuis que nous nous  connaissons,  il ne me  le fait  plus. 
	Parfois dans leur perpétuel ressac ces codas passaient inaperçus.
   MUSIQUE RÉPÉTITIVE
      Partitions très courtes (« ce qui excède [s]es capacités »),  titres enfantins ( « Les couplets de Papa »),  relents  de  Méthode Rose intarissable Jamais ne fût-ce qu’un demi-soupir.  L’auteur numérote avec  minutie  chaque partition, chacun de ses albums, Köchel Verzeichnis, BWV…  Il me fait suivre sur portée : je ne sais que parcourir, plus facilement sur main gauche, qui prend rarement le thème.  Les arpèges transgressifs enjambent les portées, Benoît corrige mon retard des yeux en effleurant mon coude ou mon épaule.   
	M’initie à la tierce picarde, à  la basse d’Alberti, à d’autres notions qui me résistent   
	Il s’écoute composer. Je m’écoute parler. Empotés dans la même pâte.
		Les derniers albums témoignent d’une évolution stupéfiante : Jean-Benoît gauchit la carapace, pince l’épinette comme on pique un dard. 
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       Pourquoi m’a-t-il affirmé,  descendu de son buffet d’orgue : « Tu pues » ? « Que tu viennes chez moi m’écouter, soit ; mais que tu viennes ici... » Pourquoi Benoît « n’ose »-t-il pas me confier quelque chose » ?  ...qu’il m’aime ? j’allume volontiers les  hommes ou les femmes - tout ce que je reproche à ces dernières. « Écris-moi ! »   Il s’y refuse. Il m’aime et me déteste ? froissé de  mes froideurs ? j’ai trop vécu de drames  pour y repiquer : plus d’émotions ; plus jamais, plus jamais. Je le prend pour un pédé » dit-il à mon épouse « c’est insupportable » - mais il est pédé. Je  suis, nous sommes, vous êtes - les femmes font bien moins d’histoires. 
    Il a pressenti nos duplicités. 
  Marie-Pascale au lieu de tonitruer comme charretier chuchote à mon oreille « Occupe-toi de Jean-Benoît  qu’est bien malheureux » (occupe-toi donc de la Simone qu’ est bien malheureuse  Merci  dit mon  père à sa sœur (39 ans de galère). 
    Je suis un infirmier. 
   Je visite Jean-Benoît, hume son vernis d’embaumement, courtise ses mélodies qui m’endorment et  lorsqu’il émerge enfin, après quinze ou vingt ans de bons soins, le voici qui retrouve au dehors un accueillant noyau de piété catholique.  
    Quand il ne téléphone plus - aurait-il décrypté mes intonations ?  
    J’aurai  du moins accompli mon rôle, car il faut qu’il croisse afin que je diminue. Il ne me revoit plus cette année que pour la «diffusion radiophonique » et me dispense désormais de ses appréciations que je lis au micro, dont un auditeur qui vous veut du bien lui aura déchiffré les perverses emphases.
						X
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     Le seul jour où Jean-Benoît pénétra dans mes appartements correspond à l’annonce téléphonique, au milieu du repas, de l’hospitalisation d’Arielle : simple malaise de chaleur confinée ; mais les pompes hospitalières s’étaient mises en branle. C’étaient d’autres temps.
						   X
   
    « Vous pourriez croire que c’est de Beethoven ; eh bien , c’est de moi » . Extraordinaire mot d’enfant. Petit pénis d’Origène d’Alexandrie,  qui  fut un bien saint homme. Benoît engendra pour sa part cinq enfants, issus de trois unions. Jamais il ne parle d’eux.
    Il m’offre ses disques. Les autres payaient cinq euros, puis dix. 

   

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   MES  DIFFUSIONS RADIOPHONIQUES
Mes diffusions sont conservées dans de grands cartons à  chaussures. Mais l’eau détrempe le carton qui se ramollit sous mes doigts. J’ai renouvelé mes emballages et  tout remis au sec, loin du sol. Les notations méticuleuses de J.B. ne sont jamais relues quand je rediffuse ses extraits ; on ne les jettera qu’après ma mort. Si Jean-Benoît revient ici-bas s’enquérir de ses Commentaires, nos descendants lui en indiqueront l’emplacement, si tant est qu’ils ne les aient pas jetés, avec  « le  papier ». 
   Bien lourd à soulever par les déménageurs, qui travaillent, eux. 
 Pour l’instant ces documents gisent dans un débarras où s’entassaient  jadis jusque sous le plafond   les emballages alimentaires des prédécesseurs : conserves et autres plats cuisinés.
   Les compositions de  Jean-Benoît, passées  à l’antenne, rebutent tout auditeur,  et plus encore ses commentaires, pédants et  gourmés. Sa musique fait office de prélude, j’ose dire de pédiluve, avant le grand bain : une purification de l’oreille qui coupe court à toute pollution sonore et met au net toutes les connections. Mais combien de télécommandes interrompent-elles sèchement de telles bagatelles ? Si abrégées qu’elles soient, c’est la moitié de mes trois auditeurs qui se sont éclipsés. 
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      Ils n’auront pas survécu aux  indigestes barbelés des baratins solfégistiques, agrémentés d’indications gourmandes sur le jour de semaine, l’heure et  le temps qu’il faisait le jour de l’inspiration du Maître, ni son humeur. Il joue. C’est grêle, inexpressif, précipité. Jean-Benoit aura vu  la folie en face. J’aurai aussi considéré la mienne  tout au long d’une épuisante enfance, qui se s’est jamais achevée. O’Letermsen jadis me présentait comme un génie,« Je te donne »  dit-il « cinq ans pour  décrocher le Goncourt » - ne fût-ce que pour se prévaloir de nos futures réverbérations mutuelles…
   Sur un dessin atroce, un écrivain de banlieue sur le pas de son rez-de-chaussée déclame à qui veut l’entendre entre les tours : « Ils peuvent toujours venir me chercher, avec leur Goncourt ! » Au second plan derrière lui dans son petit studio douillet ses étagères de manuscrits, son bureau bien lustré d’écrivain désargenté perdu sans collier, et sa fumée de pipe au sein des tags mureaux... 
  							X
   J’écoute  Jean-Benoît sur son étroit fauteuil d’osier  vert et grinçant, coincé contre la cloison entre le mur et le petit côté du piano droit. Le son s’écrase dans ce corridor bas de plafond. Parfois ma tête dodeline après mes cours de banlieue. Entre deux somnolences j’épluche les partitions que Jean-Benoît me tend, cherchant sans grande conviction à détecter les  moindres inflexions répertoriées dans ses annotations comme autant de trouvailles : « Avertis-moi », lui dis-je, car « je serais bien incapable de déceler quoi que ce soit ». Après audition, j’étends ma pommade. Mes moindres restrictions  le froissent et le déstabilisent, laissant pressentir des fissures ravageuses – à moins qu’il ne les conçoive pas, ce qui serait bien mieux pour lui ; je garde en cruelle mémoire ce concours de poésie, aux Barrières de Bègles, où telle autrice de sottises demi-dingue en rimes décrochait invariablement le  Prix Spécial d’un jury d’abord bien dûment chapitré en coulisses. 
	Elle accueillait sa  récompense avec une modestie dévotieuse.
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							X
  « Toi, disait Jean-Benoît, tu sais «écouter ». 
	Mes observations sans doute auront un jour révélé leur puanteur et la mienne. Confrontées aux présentations radiophoniques «bien dans le ton de l’émission », parodique  ou perfide… Les infimes suggestions que hasardais chez lui  ne bénéficiaient d’aucune considération. Pourtant son propre père lui en avait touché quelques soupçons – mais « il était de mauvaise humeur ce jour-là » me dit son fils. Je m’empressai de renchérir, lui replaçant le  bandeau sur les yeux. 
	 L’auditeur que je fus n’en eût pas moins apprécié le moindre ralentissement, le moindre soupir - basses et dessus de concert, au lieu de ces prodigalités d’escalades et désescalades à saute- portées… Cependant Jean-Benoît m’initiait aux délices de la résolution majeure en tierce picarde et du rubato : la basse au  tempo, les dessus vivace. De l’attitude je souligne les moindres occasions de contentement.  Ses premières compositions montraient plus de libertés. La dernière visite  fut brève, car je payais le manquement de  trois offices successifs : deux samedis et le dimanche même de Noël. 
	J’avais prévenu pourtant : « Qui pourrait survivre aux agapes du réveillon ? » Il m’interpréta chez lui, en compensation, de magnifiques jeux de trompette, relevant que jamais il n’avait joué devant si nombreuse assemblée que ce dimanche-là, et que les voûtes de St-Nicolas résonnaient bien mieux que les plafonds de Ste-Geneviève. Bien mieux que son nouveau logis, où les parois étouffaient toute réverbération - « voilà», répétait-il, « voilà», me poussant vers la porte. 

Départs
	Il  est agréable, socialement parlant, d’avoir affaire à un lourdaud qui marque franchement la fin  de la visite, et prend sur lui l’inconvénient de se faire mal voir - ainsi du téléphone de Guéret : « ...J’estime à présent », me dit-il dans l‘écouteur, « que la conversation a suffisamment duré». Souvent,  dans l’ancien corridor  abandonné, transpirant, crasseux, j’allais marquer mon territoire :  pisser chez lui avant de partir, toucher sa main juste après ma teub. 
 Ma mission radiophonique était de diffuser, en ouverture, ses gloussements pianistiques, assortis de mes commentaires d’aboyeur de cirque. Les cafouillages techniques recyclés en bouffonneries confirment d’autre part la sagesse populaire : éviter les efforts conduit à plus d’efforts encore.
Ainsi de nos négligences à nos acrobaties. Benoît et moi unissions (pour les offrir) nos insuffisances… Jean-Benoît s’est désaffectionné de ces diffusions radiophoniques : symptôme que l’animal blessé pourrait un jour se réadapter au milieu naturel et social. Il fallait le traiter comme une vraie relation humaine. Chose dont je me suis toujours bien gardé. Dans un premier temps, il appréciait « l’humour » et « le ton alerte ». Mais supposé qu’il se soit avisé de faire entendre à d’autres, dont je savais très peu, les élucubrations d’un présentateur en porte-à-faux ; que cette tierce personne ait décelé le sarcasme sous la faconde - il est aisé d’imaginer qu’un tel auditeur lui ait charitablement (ou non) révélé que ces faux engouements n’étaient en fait que purs et simples foutages de gueule. Jean-Benoît ne composa plus pendant quelques mois. Je ne l’avais étayé que le temps nécessaire. Il nage à  présent dans le bonheur d’une réinsertion de type paroissial, enamouré de quelque bigote ou pieuse poivrote ou pieuvre sans sexualité bien nette, ce que d’aucuns tiennent pour la fleur de la délicatesse. **** Nul ne saurait anticiper l’accueil, favorable ou froid, réservé à ces cadeaux sonores. Je m’astreins à diffuser du Jean-Benoît, pour apporter ma pierre à  sa guérison, « car tu es responsable à jamais de celui que tu as apprivoisé ». Les renvois d’ascenseur attendront. « Tu ne feindras pas l’amitié » - mais que ne feignons-nous pas. Quelle vie n’est pas, d’un bout à l’autre, simulée – vivre, c’est mentir. Ne parlons pas des baroudeurs, Je rote je pète Rien ne m’arrête ...Mentir pour ne pas être seul. Mais le rester pourtant. J’ai maintenu Jean-Benoît la tête hors de l’eau : le voici hors d’affaire - mission accomplie. OK Sir. * La charognarde ou tutrice lui émiette pingrement le juste nécessaire pour se nourrir. Il ressort sur mes pas, pour que j’achète du pain et du tabac. La traite en ma présence de grosse gouinasse, ce qui est le pire qui se puisse trouver - si je puis dire - dans sa bouche... Je le prie de répéter ces deux mots si goulûment expressifs. Grosse gouinasse répète-t-il, grosse gouinasse en grasseyant à pleines lèvres. « Ça se réglera à la baston » - la baston, Benoît ? sais-tu que le moindre gringalet te réduirait en brochette ?... Répète « vieille gouinasse » Benoît – il le répète les yeux luisants, la bave aux gencives vieille gouinasse. avec une conviction bestiale. * J’achète dans son nouveau capharnaüm un gros volume d’architecture égyptienne : hélas, ce sont que croquis bassement utilitaires en gris et blanc, pour techniciens endurcis. Je le lui rends. Qu’il garde l’argent. RECONSTRUCTION PAR LA MUSIQUE Premier prix du Conservatoire. Il m’assomme de septièmes de dominante et autres cadences plagales. Jean-Benoît maîtrise les claviers. Il subit l’inexorable et mathématique nécessité de recomposer phrase à phrase à son propre usage, mesure après mesure, un corpus aussi exhaustif que possible de musique romantique, sans négliger la moindre fibre du cordon ombilical  : des Sonatines de Ludwig à La cathédrale engloutie. Jean-Benoît explore sa liberté comme on tricote un dogme ou un bas de pyjama ; il bride ses élans, cultive et consolide un perpétuel exercice à la façon des nuls en maths. Ces derniers toujours éprouvent l’invincible nécessité de remonter, sans en omettre un seul, de théorème en théorème, jusqu’aux axiomes fondateurs. Que nulle part la chaîne ne se soit rompue. Que nulle fissure ne fragilise la succession, l’enchantement des règles : rien n’est jamais acquis, tout doit sortir d’un même bloc. La Méthode Rose, Première, Deuxième, Troisième années : c’était le garçon sage au piano près de sa mère. « Les meilleurs moment de ma vie. »Jean-Benoît n’aime pas être comparé à Schumann, que sa mère contraignit à  s’inscrire en Droit, et qui traîna ses jours jusqu’à 56 à la Privatklinik Endenich. Un merle parfois dit-on venait frapper du bec à sa fenêtre : Schumann lui parlait comme d’un enfant à l’autre. Étrange réticence des fragiles mentaux, qui refusent d’en être comme s’il s’agissait d’une honte. Les fous tuent dans les caves les enfants qui les traitent de fous. HOMOSEXUALITÉ «  C’est intolérable, il me prend pour un pédé » - prendre pour ? Malgré cinq enfants de diverses couches, je me flatte de m’y connaître sns faillir. N’est-ce pas Jean-Benoît qui dissimule mal son trouble quand j’évoque par désœuvrement mes nouvelles amours ? de quelles précautionneuses vocalises flûtées n’a-t-il pas modulé d’une femme ou d’un homme ? Amoureux de moi. Rien de plus embarrassant pour un interlocuteur qui tient à ses préjugés. J’ai trouvé réconfortant d’être aimé par des hommes : à condition expresse de refuser. Pour se faire aimer d’une femme, parlez-lui d’elle. Nous avons reçu l’épouse abusive d’un lointain cousin. À peine avait-elle posé ses maigres fesses sur le siège que ses mimiques impatientes suggéraient à l’époux qu’il était bien temps, ma fois, de s’éclipser grossièrement. Alors l’idée vint à votre serviteur de l’entretenir d’elle-même, de son ameublement, de son jardin de ses distractions. Elle me répondait avec tant de grâce qu’un peu plus nous l’entendions ronronner. Aussi la visite se prolongea-t-elle jusqu’à répondre aux critères de décence communément admis, et cette femme nous quitta très contente d’elle-même. En d’autres circonstances, et dans l’ivresse de se sentir appréciée, la créature féminine se donne à  vous, que vous soyez homme ou femme ! dans son propre reflet. Mais je crains de m’être laissé allerMa dernière visite à Benoît comportait une part de perversion : le comparer à Chopin, Samson François et Maria João Pires. Il a fini par se lasser. Ou les rats, depuis, l’ont bouffé. « Si je m’écoutais, disais-je, nous resterions là toute la journée. - Je ne voudrais pas » répond-il en souriant, « que ta femme en prenne ombrage ». Voyez l’allusion. Nous écouterions de la musique, de la grande, en  barytonnant du cul . Les mains de Maria-João voletaient au point que Sviatoslav s’en prenait du plomb dans l’aile. N’est-ce pas bien répugnant de ma part. Jean-Benoît m’écrit un certain jour par texto qu’il aimerait me dire certaines choses, mais qu’il n’ose pas - claration ? ...c’est ainsi que l’on aime à présent. Ou bien haine, lucidité subite ? Je sais que tu ne m’aimes pas, ni ma musique/ J’ai assez souvent suscité la haine ou l’indifférence pour m’accorder à mon tour le droit dallumer les cœurs, à mon tour, sans donner suite. Comme toute femme. Une Madrilène m’avait lancé « raciste, xénophobe », en me passant dans le dos. Je m’étais détaché d’elle avant même de l’avoir touchée. Un de perdu, trois de retrouvés ? « Les hommes, si je tape les murs, il en tombe » - en vérité ? Ce ne serait pas toujours le cas ? les femmes souffriraient donc autant que les hommes ? à les en croire ; selon elles. L’essentiel est non pas d’éliminer ses préjugés – ils ne le seraient pas s’ils n’étaient pas vrais - mais d’en user avec mesure. De les tenir en laisse ou de les relâcher, selon ce qu’il convient. Une Madrilène de parents basques n’intéressait pas ce porc dont je parle. Il la trouvait sotte et vulgaire, avec des enthousiasmes et des accès de joie de vivre dépourvus de toute distanciation.. Elle voulait, comble de ras-du-sol ! que nous fassions « quelque chose ensemble », pédagogie, campagne militante, que sais-je ? Collaborer dans le cadre d’un plan vertueux n’est pas un seul millimètre d’amour. D’autre part, aimer, prier devant l’image d’une femme vous soumet à celle qui vous mène, et l’on n’accède à sa chair qu’au gré de ses rares caprices. Contempler, supplier, baiser, est-ce tout ? Qui soutiendrait de telles insanités ? Moi. Qu’il est repoussant de patauger dans l’ambroisie. Mais ici, dans ce corridor, dans cette clôture acoustique où la musique meurt comme l’eau sur un buvard – comment pouvais-je un seul instant contempler cet homme ? Mystérieux mais sans charme comme il était, jamais je n’aurais eu la moindre tentation d’imaginer les moindres privautés. C’était une amitié forgée par la Marie-Pascale, aussi séduisante elle-même qu’un sac de ciment. Épouse donc la Simone, qu’est si malheureuse disait tante R. à mon père. Avec le succès que l’on sait. À présent, mon Benoît proposait de s’embrasser sur la joue. Puis de visionner ensemble des films pornos. En se roulant des pelles je suppose, ou en croisant les bras sur nos girons masturbatoires - non merci. D’aucuns s’imaginent encore les homosexuels des deux bords comme autant d’immatures, bloqués au stade irresponsable et merveilleux de la branlette. Il est d’autre part légitime de s’interroger sur l’homosexualité de ceux qui se masturbent à deux ou plus sur des images de femmes entre elles ou seules – une telle disposition semble difficilement transposable à l’autre sexe ; Jean-Benoît, non. Sa joue serait très rêche, dépourvue du moindre satiné. Mais peau de requin : grain serré. Se rappeler que Lady Diana divorce d’avec le prince Charles parce que ses oreilles lui irritent l’intérieur des cuisses. Rue de l’Allégresse, un camelot ma coin entre une camionnette mal garée et une haie de cupressus. Selon un scénario bien rôdé, il se prétendit fils d’Untel, jardinier, qui aurait travaillé chez moi, longtemps auparavant ; il m’a embobiné, m’a offert un bisou et m’a suivi chez moi. Il me croyait proie facile à cause de mes cheveux longs ; il se contentait de peu. Arrivé dans mon salon, notre camelot me propose un blouson pour 100€, voire 52 après marchandage. Mais nous n’avions pas prévu Arielle, embusquée dans sa pénombre sur son lit d’éternelle convalescence porte entrouverte. Elle captait tout, et s’opposa d’une voix rogue à son emprise. Notre dragueur avisé se fit alors virer sans ménagement : « La porte, c’est là ». Il n’avait pourtant pas ménagé sa peine, allant jusqu’à se proposer à mes baisers. Et se fit baiser. Ce que Benoît me proposait, c’était de visionner, ensemble, des cassettes pornographiques, pour que nous nous tripotassions ensemble ; d’abord côte à côte, puis réciproquement, et pourquoi pas en se roulant des pelles. Cette perspective révulsante fut un gros bide, au deux sens du terme.
    Il en avait été de même à 10 ans, lorsque je raccompagnais chez lui sans trêve le fils P., trop gras ; je m’en étais  dépris. Et ceux qui me fréquentent abandonnent les fous. Bien fait. Chacun dans sa case. Dieu est amour et bonnes habitudes. Nous tolérons les différences, et chacun vaut  son pesant d’or, mais aussi de crachats. Je crains jusqu’à l’acte sexuel : comment nous imaginer un instant hissés, par exemple, à la hauteur des attentes féminines ? ...de ce qu’elles estiment en droit d’exiger ? « Ça n’te viens pas à l’idée que j’puisse aussi avoir des b’soins ? » glapit l’actrice dans Dieu sait quel film noir et blanc.Infiniment préférable pourtant aux répugnances de Madame G. sur papier parfumé s’adressant à ma mère : « Vous vous rendez compte,qu’à soixante-dix ans, Il a encore besoin de ça ? - une  envie de chier , par exemple. 
	Le fait est que les femmes semblent bien souvent osciller du répugnant à l’obligatoire – à écouter les hommes… Observez d’autre part les séquences amoureuses filmées : trop souvent, presque toujours, les baisers tendres s’accélèrent en convulsions mutuelles, torsion des visages, souffles précipités de machine à vapeur, tandis que les acteurs et trices tentent de s’escalader en s’arrachant les vêtements au milieu des râles – c’est donc ainsi qu’on doit  faire ? ou bien rester bras ballants sns savoir par quel bout commencer ? pendant ce temps la femme à poil frissonne immobile et s’interroge sur  mes scrupules de collégien – sans esquisser le moindre geste :c’est à l’homme de commencer, n’est-ce pas. C’est lui, le porc. 
   
   							*
   
    Comment désirer un homme – Jean-Benoît moins encore et ce vaste estomac bouffant et débordant sur la ceinture. goulinant comme un dégoûtant goitre – grossière chemise à carreaux. Sa main qui m’effleure l’épaule tandis que je déchiffre,  assis près de lui,  ses partitions. Djanema s’en indigne et fustige mes « innombrables conquêtes des deux sexes » (  elle  photographie en douce un Africain vu de trois-quart  et pantalon  négligemment ouvert d’où sort à plat  sur le coton très doux le profil soyeux d’un sexe éclos du tissu même. Considérer le nombre incalculable de femmes en amour s’achevant à grands coups de phalanges devant le velours en cavale...
 	Et j’en augmenterais le nombre en dépit de la honte pour peu que fût admise l’abjection du racisme le plus insondable : un noir n’est pas – tout à fait – humain. Mais ce fantasme reptilien s’accouple aux représentations les plus rédemptrices : l’homme africain est Animal et Dieu. Jusqu’au garde géant qui déchiffrait sans peine en moi le désir sans issue au fond d’un cul-de-sac de grande surface. 
   

 LE RÉCITAL PERDU
   En sacristie de Saint-Nicolas se tiendra ce soir une conférence (avec diapositives!) sur Le Cantal et son Massif, laquelle sera suivie de prières ; vidéos, questions et débats ; amour universel, cendres.et autres exercices spirituels. Sans bien savoir l’heure, je pars de chez moi à la nuit tombée. Cantat Benoît, du haut de la tribune, il garnirait de ses traits d’orgue ce sandwich pieux de Bach, Hoboken XX-10 et autres. Dispersion joviale sur   fond d’impro.

	Or s’il est vrai que saint Nicolas ressortit trois enfants du saloir, les rencontres de ce soir-là ne me furent d’aucun secours. N’ayant quitté mon home qu’à neuf heures, scrutant sur quatre roues mes raccourcis nocturnes  :  angles  rentrants  qui vous éloignent,  rues fourchues ; garé au petit bonheur et parti à pied dans le froid, plan indéchiffrable sous les ternes réverbères, je me perds. Dans une grande rue noire et sans repère, mon premier Messie fut un Espagnol, pur Ibérique farouchement monolingue, infoutu de dire droite ou gauche autrement que par  gestes. Le second fut un Boche, haleine  de bibine. « Zwei kilomètres » dit-il. Je reviens sur mes pas, longe d’interminables murs, sans même prendre la peine de me presser.

Un ange enfin sans doute le secourut sous la bruine, serrant dans sa poche un plan détrempé : sur les marches enloupiotées du perron d’église,

     Je suis donc arrivé juste pour la sortie des premiers  cafards de sacristie  sur le large perron extérieur, marche à marche tête basse et méditative afin de ne pas trébucher.  Lorsque je suis entré dans St- Joseph, les retombées de voûtes dégoulinaient encore du dernier  point d’orgue.Je fus saisi par les fresques picturales courant de part et d’autres, tandis que les arceaux latéraux se succédaient, coupés à la corde par des tiges rouillées.

Trois Vietnamiens debout, Sur les marches enfin du perron, titubants, assourdis d’acouphènes, se tordaient la nuques sous les frais chromos d’une bondieuserie voûtale. Sur leurs talons Jean-Benoît, par les grâces des neuroleptiques et de l’Esprit-Saint, s’avance en retombée d’extase. . Il se murmure que l’ordre de St-Malo lui ferait des avances ; que n’adviendrait-il pas… Ces commémorations du Saint Sacrifice que j’honore ne doivent pas excéder une certaine fréquence. Je pense aux « baises judicieusement espacées » concédées  par Flaubert à Louise Collet. Un de ces derniers dimanches où j’étais resté chez moi, une lame violente de colère m’emporta, de répulsion face aux vies gâchées par la sotte obéissance et inertie. Un jour il frappera l’air de ses poings, et s’il se trouve un homme à cet endroit, il l’assommera. Quand je réponds enfin aux invitations téléphonées, quand il a bien senti ma réticence, il bute sur ses mots, exprime toutefois le ravissement d’avoir bien joué. Il s‘adresse à lui-même en balbutiant ses compliments, dans l’écouteur. J’ai parcouru des yeux la compagnie des trop feutrés bigots et gotes, me suis avancé vers l’artiste en serrant sa main molle : « C’est fini ». répétait-il, « c’est fini » tout en saluant à la ronde « ne t’avais-je pas dit vingt heures précises ? » J’étais gelé.

.	Il s’est tourné vers ses apôtres pour sceller son rapatriement ici-bas. Enfin il n’était plus coupé des hommes  Il faisait le centre et le  charme dune compagnie,  lui  confiant peut-être  que je diffusais ses œuvres à l’antenne,  ou toute autre chose   Il ne m’aurait pas vu ce soir-là, fondu dans ses répétitions ;  il  priait  Dieu. Ses interlocuteurs alors ont ouvert leur cercle, et  je suis resté seul  avec lui : « Jeux de 8, 4, 2, rien que de très classique ». Je n‘y connaissais rien.  Mais c’était bien de le demander. 
Puis  il me rejoignit, dehors, à cent mètres, place Dourmingue et sous le réverbère, où je m’étais  perdu malgré le plan  en main. « Tu ne peux plus m’aider » lui  ai-je dit. Jean-Benoît s’éloigna de son pas de pachyderme ; il descendait la longue pente jusqu’au 20 rue Commerciale. Et dès le  vendredi, je diffusais les airs d’épinette de Jean-Benoît. 

							*

Mission accomplie.  Je ne le vois plus. J’ai observé nos gloires illusoires et sincères, cette opinion que l‘on a de soi. Maîtrise du monde intérieur, bien sûr, intérieur. Heureux à tout jamais d’avoir appris cela, sans plus me croire obligé de colmater les failles. Traîner son épave comme un cadavre garotté dans la chaîne de mouillage. Que le rafiot reconstitue ses mâts. Se sera-t-il un seul instant soucié de moi ? ...nous n‘avions fait que parier : « Lieutenant, parviendras-tu à soulever cette bourgeoise en trois semaines ? » Oui : dix ans. Aucun humain ne m’a jamais fait battre autant le cœur qu’un livre ou un spectacle. 
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TES PÈRE ET MÈRE HONORERAS
 
	Son père me plaisait. Il termina ce qu’on appelle gâteux  : synapses en circuit court (sonder les encéphalogrammes d’altzheimer). Le cercueil terrestre gisait en soute de l’Estafette Perfex, sous un ruché violet. Sa peau comme ultime couche. Le coffre est passé tout plat sans trace d’abdomen.  Quelques mois plus tôt M. avait renversé sur lui un verre plein de Pointe Rouge. Il s’était répandu en déplorations. « Ce n’est rien ! répétait Marie-Pascale. Adam quittant sa vie. Le dernier trajet que je fis avec lui partit d’un fauteuil arrière en direction de la Pizza Pippo. Je tenais Martial par le bras en prise douce. Rien ne peut donner l’idée de son allant et de sa joie de vivre avant sa mort. 
FUNÉRAILLES
	Tandis qu’on enterre son père et tout au long de la cérémonie, Jean-Benoît respiret plus large, resplendissant. Dans cette église enfin Benoît tient sa revanche : mère  morte, père amoindri puis mort – à son tour, à  lui, de vivre. À son tour de recevoir en maître de maison, en maître de cérémonie. Disert, affable, mondain, barbe soignée. 
	Sur les rangs de femmes sa fille officie de même . 
    Ce que c’est  malgré tout que  d’être aimé jusque dans sa  tombe. Les vivants ne s’en rendent pas compte : on  ne  cesse de se ballotter le pantin au jour le jour, loin de sa fortune, héritée alors, fortune de probité, de totalité, d’épaisseur. Que les  babouins  vivants n’approchent pas de moi (« du fond de  nos cerveaux,  repolissons sans cesse les statues des morts »).  Un jour   prendre                                                                          sieste, et, comme  Victoret,  n’éprouver point la nécessité de se réveiller   (N.B. Rédiger mes recommandations  bibliques  ( ? ) - j ai reconnu,  pendant l’enterrement,  la fille  République, ses yeux  en boutons :  « Vous êtes sa fille ? lui ais-je  dit ? - Oui, je vous ai reconnu tout de suite.  
   - Quel bel enfant vous avez là», . On ne l’a pas  entendu de  l’office.  Il avait l’air stupide et vide. Comme doit l’être un enfant de neuf mois, aussi loin de sa naissance que de sa conception. 
   
   LA RÉSURRECTION DU XIXe SIÈCLE
    Il fut une fois une foule brouillonne d’écrivains, chanteurs, compositeurs-interprètes, que leur ascension ratée de l’Olympe  a  conduits dans  la peine.   Des dizaines de milliers d’écrivains se 
présentent chaque année au Prix Nobel.  Des dizaines de milliers.  D’autres jouent  du violon  à l’arrêt sur leur  siège avant, sans autre abri. Je pense  à ce premier du concours international de violon, arrivé en retard à l’aéroport. Le deuxième, K.G., ponctuel : tapis rouge, délégation soviétique. Il s’est bien gardé de détromper quiconque. Le  premier prix, fragile, mourut jeune.  Il ne laisse pas d’initiales. Maudite  soit l’espèce humaine. Chez Jean-Benoît, nous retrouvons la résurrection à l’identique du siècle passé, quand on vaporisait la poudre sur les parois de liège: Poudre  Legras.  Proust et le koala , mauvais titre. 
 			Jean-Benoît est un gros koala.
	Qu’il soit bien entendu que Jean-Benoît respecta toujours
 la plus stricte hygiène et que jamais je  n’ai senti chez lui 
le moindre effluve corporel. Mais un léger parfum de cigare. 
Je l’ai vu rayonnant aux obsèques de son père, où tout  le monde
 rayonnait ,  à l’exception  d’un Vietnamien qui s’essuyait les yeux 
au premier rang. Je ne voyais de lui que le coude, qui se levait régulièrement au niveau de ses yeux. Puis Jean-Benoît salua les défilants au sortir de la messe, les assommant d’un de ses projets dont il poursuivait l’exposé d’une poignée de main protocolaire à l’autre,  car l’ homme est créatures de projets. Je me souviens des mémoires d’un certain Indochinois, qui donnait  à Maurice du «¨mon seul ami ». 
	Ou bien c’était Maurice lui-même, le père, en ses minces mémoires, qui mentionnait un « citoyen de Hué « . Rentré chez moi, je me suis reposé une heure.  
   
   X
   
   Avant le temps des streamings, Jean-Benoît se confia hardiment au matériel électronique : il grava toutes ses  œuvres sur disques compacts  (on disait  encore, à l’époque, en anglais, des  compact discs) , répertoriés   par lui- même  avec la  minutieuse gravité d’un musicologue : tel le Deutsch de Schubert, le Köchel de Mozart. Sur  chacun de ses boîtiers  plats   figurait à la main le numéro du  Disk (majuscule germanique de rigueur).  Jean-Benoît se fendai pour moi, sur feuille séparée,  d’un commentaire hérissé de considérations solfégistiques, dont j’amputais, à  l’antenne tout ou partie. Ce- pendant  les dits  compact discs  vierges disparurent précipitamment du commerce, à l’exception de quelques officines. 
	Le commun des mortels s’approvisionna  donc  par téléchargement, voire captation sur stream et autres simplifications inaccessibles aux plus de 30 ans. Jean-Benoît, dans son nouvel antre, me confiait l’écoute de ses productions sur de « bonnes vieilles » disquettes  : « Vous croiriez que c’est du Beethoven ? pas du tout : c’est de moi », écrivait-il dans la plus franche modestie. « Ces morceaux bien enlevés » ajoutait-ils, « sont passionnants, d’une joie communicative, et merveilleusement travaillés ». D’autres fois, il se  montrait moins satisfait, mais le disait aussi : mieux vaut dire du mal de soi que de n’en point   parler » . Je me rabrouais volontiers moi aussi  dans l’autodépréciation  : c’était pure vanité.
   
 À HUYSMANS

Il faut pour cela prendre une voix flûtée, HUYSMANSIENNE. « Êtes-vous chrétien ? - Oui.

 Le vieil homme se met  péniblement à  genoux sur la moquette pour un Notre Père, et je  l’ai  rejoint près du lit d’hôtel pour un Notre Père, et je  l’y  rejoignis avec l’intonation, en m’efforçant d’y croire.  L’ultime  recours est le  corps. 	Puis nous nous sommes relevés et salués sur le paillasson d’hôtel. Le travail sur soi et de l’examen de conscience ont fait rouler des générations de  catholiques sur les  pentes raides de l’insomnie.
  J’assiste à des extraits de messes, déplorant  chez les prêtres l’atroce manie conciliaire d’imposer au fidèle des mélodies abjectes. Un jour  je suis surpris dans une nef déserte à   brailler,  à l’harmonium, un  Ave Maria de  mon cru, bouche ouverte et l’air d’un con, feignant d’ignorer l’auditrice  droit debout sur les dalles, qui me scrute et s’en va.
	Il existe dans la vie de grands moments de solitude.

							*

   Je rencontre un jour dans  un sentier touffu en pente vers la Seine une novice  appuyée sur un portillon de bois clos ; elle tient une bicyclette à panier arrière et sourit. Qu’aurions-nous pu  sinon tirer un coup sacrilège et pressé ?  Enfant déja nous détestions l’amour, sans subir encore ces assauts gluantes qu’on dissimule en roulant des yeux, qu’il ne faut ni mentionner ni transmettre. J’avais honte de l’homme qui criait sous moi dans tout l’étage. En vérité je le souillais. 

						*
	Ce qui se passerait : je me tiendrais reclus dans la lingerie. Chacune viendrait me nourrir et couvrir, et se croirait la seule. Soigneusement dissimuler l’empreinte de la prédente. Pisser : où cela ? Droit civil, canon, canin ? quelles  jurisprudences ? Il semble que le captif d’un établissement religieux pour femmes appartienne aux fantasmes ; plus de quoi soulever sa viande ?  
   
							X
Jean-Benoît d’en haut

	 Aux derniers temps de  l’Impasse Alacoque, Jean-B. abandonne le parquet jonché de papiers publicitaires, qu’il se proposait de classer –  (« à quoi bon ? » disais-je) ne méritant que pure poubelle. Ne manquaient que les chiens pour pisser dessus,  comme chez Jeanne en banlieue. Aujourd’hui descendu de sa côte, Jean-Benoît  peut enfin renifler ses propres bouffées. Des  confiotes entamées traînent dans la cuisine, parfois sommées d’une cuillère en aigrette : il en prend,  repose, rejoint ses portées. 
	Ni ménagère ni larbin.
   Il végète. Son abdomen distendu surplombe les canettes, sur la table ou le sol. Des insectillons vibrionnants  se  sont mis en tête d’explorer ses vestiges de cuvette hygiénique. « Fais attention ! » J’arrose les parasites, qui se blottissent sous le rebord,  à la merci de désinfectant si j’en trouve.
   
   VISITE  AU  PÈRE  EN SON  ASILE    
	Nous devons ressusciter Maurice, père veuf de Jen-Benoît. Il  mesurait encore, voici dix ans à peine et par grand froid, notre remise en fond de cour. Il m’avait exprimé sa surprise que l’impuissance surgît si vite, irrémédiable Au fond désormais d’un établissement pour vieux, obscènement baptisés Seniors. Je ne l’aurais  pas reconnu sous ses traits redevenus scandaleusement lisses. Le scandale d’Entrague Moritz a rendu ce dernier indésirable :  quel choc pour lui, de découvrir d’un coup, sous le linceul de la vieillesse,  ces corps un par un  tordus sur  leur fauteuil, comme les Communards dans leurs cercueils ? 
	Tétanisé, Moritz hurlait au  guichet d’accueil,  dévasté, déniant toute compétence à la totalité du personnel. Sous ses cris les survivants dodelinaient et grouillaient en bavant.  Aujourd’hui je  revois René, le père de Benoît, qui me resitue  dans ses méninges vacillantes (ma première visite au trou de sa bouche l’avait trouvé comme un cadavre  à qui l’on a ôté sa mentonnière. Et ronflant. )
Il va mieux. C’est moi qui ne l’ai pas reconnu. Lui, si.  Ses traits sont redevenus scandaleusement lisses et  jeunes. Les  plaisanteries les plus éculées le laissent de marbre. La troisième  visite  l’a déridé: c’était en racontant l’histoire de la vieille quêteusete : «Pour que les enfants puissent voir les animaux du cirque ».J’ai répondu  “Je n’aime pas les enfants, je n’aime pas les animaux, je n’aime pas le cirque - Eh bien tant pis, réplique-t-elle dépitée.                          
    						X
   
    Louise la Malgache ne l’a jamais visité que je sache   Me renseigner auprès de Marie-Pascale, notre Saint-Simon, la plus impartiale et exhaustive potinière que je sache, experte en étiquette et autres convenances.
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	Jean-Benoît veut m’imposer chez sa propre fille, qui, dit-il, m’admire. « Lorsqu’elle a dit ton nom – Monsieur C. -  elle a tout dit ». À supposer que je l’aie revue, que nous serions-nous dit ? se serait-elle pour autant délivrée de cet Haïtien, qui l’engrossa « le soir-même de ta visite » affirme Benoît – je serais donc devenu Père Blanc  par fantasme interposé ? cet enfant m’a-t-il ressemblé ? Savoir ce qui passe entre la tête et le ventre d’une femme. Nous sommes si terriblement primitifs. La femme souffre de se sentir désirée, et le recherche. L’homme, de ne l’être jamais. Il serait temps que cela change (enroulons donc ces verges que nulle ne veut, et n’importunons plus, dit Jean-Benoît, «  les organismes morts des femmes offusquées » Rires
	Craignons plutôt que la  mort, en temps voulu plût au Ciel ! de Benoît ne livre sa fille ainsi que toute mort du père.  Il  n’est si bon moribond qui ne finisse par mourir : un beau jour les poumons cessent de grésiller,  le corps est enfourné par-dessus l’abdomen qui naguère bloquait portes et ceintures. 

						*
. Marie-République rayonnait.  Elle avait amené son propre enfant, petit-fils de  Benoît. L’enfant, peau grise et tendue, tenait ferme sur ses jambes de neuf mois. Il jetait autour de lui ses petits yeux ardents, agrippé  des deux mains au dossier du banc d’œuvre, les traits d’un petit  quadragénaire. 
    Louise l’Éthiopienne, venue de son travail tout proche, se place debout près de moi, bouquet funéraire en main : « Qu’est-ce que j’en fais ? » murmure-t-elle.  Donne-le à  Benoît, en le touchant de dos. » Ce quelle fit, et c’est bouquet en main que Jean-Benoît ouvrit la marche derrière le cercueil.  Calme et digne durant tout le rite, à présent satisfait, accompli,  en pleine représentation.  

						*
 Un jour se trouveront justifiés tous les préjugés sur les sexes et couleurs de peau. Craignons ce jour. Nous rougirons en vérité d’avoir été ce que nous sommes.  L’époux haïtien de Marie-République ne s’est pas présenté ;  elle-même,  en deuil  de la tête aux pieds,  les yeux  brillants, reçoit les condoléances aux côtés de son  père. Trente assistants ici en comptant large. Sans oublier neuf ou dix flétrissures vaguement féminines du « Chœur mixte de Ribenstein», psalmodiant les répons sans trop de fausses notes. L’officiant  précise la liturgie, faisant lever ou s’assoir, sans agenouillements arthritiques. Je me souviens des  petites  épaules secouées d’Igor, fils de F., seul  digne parmi les  tièdes.
						* 
  	Olga meurt en décembre douze. De combien survit-on à son épouse ?  en pleine lucidité s’entend. (in aller Klarheit ; mourir en langue allemande vous aurait  une autre allure. Mon ultime visite à feu Moritz, après son veuvage, avait eu lieu en allemand. L’infirmier de garde s’était montré surpris. J’ai prétendu que Moritz le Veuf comprenait. Il n’en était rien. Tant que je parlai en allemand à ce vieux père il m’ignora en tournant la tête vers l’écran : « Les rhinocéros du zoo de Munich ». Ma sollicitude s’était ravalée à l’exhibitionnisme. Je ne l’ai plus revu, mort ou  vif. La  maigre assistance pouvait être imputée au fils : il lui suffisait simplement de ne pas informer le journal local.  Des bruits pouvaient courir, à mesure que ses Maîtres d’Hôtel Trois Points se communiquaient la nouvelle - pourtant, le Torchon Local ne prend-il pas ses sources funéraires quotidiennes auprès des mouroirs, par un  constant affût des vautours gazetiers ? 						*


						X

   Louise l’Éthiopienne, amante de Marie-Pascale, s’est retirée très vite des obsèques, rejoignant son lieu de travail. Je suis sorti errer sur le parvis parmi les groupes, tandis que les employés renfournaient sans témoins ni états d’âme la caisse funèbre  à  ras de tôle sous ses mesquins rideaux de tabernacle. Sa fille  Marie-République s’est retirée très vite aussi vers sa propre vie. le bébé gris  bronze fut remis à une jeune femme qui n’était pas sa mère. Le Petit-Grise fut remis  une femme qui n’était pas sa mère ; quant au père, dreadlocks  et  Marley, il n’a pas  fait le voyage. Il en fera bien d’autres. Le vendredi suivant, je diffuse l’antenne les galipettes pianistiques de Jean-Benoît, dont le défunt père ne s’est pas un instant départi de sa dignité cercueillique. 
	J’ai perdu mon portable et l’ai cherché longtemps.




Marie-Pascale

Marie-République, fille de Benoît : n’a jamais visité que je sache Marie-Pascale, elle-même inépuisable potinière au sens saint-simonien du terme, la plus au fait des politesses et convenances. Elle ne blâme pas, mais constate et rapporte. Je ne suis pas rancunière, dit-elle, mais j’ai la liste. 
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PATZARAS 
Vous voilà guéri, monsieur Patzaras ; et soignez bien votre diabète. Un mort de moins pour les statistiques du cancer. Signé Toute l’équipe médicale. Patzaras dépérit lamentablement, rongé d’une atroce et tenace fatigue. Nous avons ventilé sa solide carcasse, après la cérémonie d’Église, dont j’accepte mal la tolérance liturgique.   


LES SACRILÈGES
 
    Déploration  chez les officiants de cette manie de proposer toujours aux gosiers les répons mélodiquement les plus abjects. Un jour je suis surpris  braillant à l’harmonium un  Ave Maria de  mon cru, bouche béante et l’air très con, feignant d’ignorer la présence humaine, juste à côté de moi sur les dalles, à me toucher. Il existe dans la vie de grands moments de solitude. Ils cessent dès que le témoin s’en va. 

J’ai rencontré deux fois, dans  ce sentier ombreux à pic vers la Seine, une  novice des Sœurs de Saint Paul, appuyée sur un portillon de bois plein-cintre; fraîchement descendue de son vélo  noir elle  souriait. Qu’aurais-je fait ? tiré un coup pour éviter l’amour et tout ce qui s’ensuit.   Hommes et femmes sentent ces mêmes pincements de cœur et se tirent sous le pont, l’un à  l’autre, des bordées de boulets. 
Enfant déjà  je détestais l’amour. Chose gluante et chaude dont il ne fallait pas parler. Qu’il ne fallait pas transmettre. 
 Religion ou pas. Dont il ne fallait pas tenter la contamination. J’avais honte qu’un homme eût crié sous moi. Mon nom hurlé à  travers tout l’étage. Je le souillais. Aux novices, on ne touche pas davantage. Vérole et sacrilège. Conséquences en matière de droit civil, canon, canin ? Se renseigner sur les temps anciens.
						X
  Je réponds enfin au téléphone, enfin, et qu’il m’a senti contraint de le faire, Benoît bute sur ses mots, exprime le ravissement d’avoir bien joué comme on pousse une crotte Il se bredouille à lui-même ses compliments dans l’écouteur. Je ne comprends qu’un tiers de ses mots, suffisamment pour m’en faire une idée. Répondre « oui» à intervalles réguliers. Jean-Benoît parle de la sonorité des voûtes ou du plafond d’église, m’invite dès le lendemain chez lui, et comme je lui ai fait trois fois faux bond je ne puis décliner trop de fois. Le mardi ? C’est qu’il va chez sa fille qui n’a toujours aucun projet de me recevoir (qu’en ferais-je?). Ce même jour il reçoit son injection, lobotomisant la bite et le cerveau. «Peut-on vivre sans sexualité? » Arielle répondait doucement, je ne me souviens plus de ce qu’elle m’a confié.
	
À présent elle et moi poursuivons notre « chasteté définitive» selon le mot de Proust. Nous vivons, oui, en nous demandant comment nous faisions jadis, au temps de la belle queue vive, pour vivre. Je vois Benoît cet après-midi. Il me jouera des choses, il me donnera mon disque dit compact. Il faudra que je meure de bonne humeur. C’est notre condition à  tous. 
Gbggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggg


Il se murmure que l’ordre de St-Malo lui ferait des avances, flirt spirituel qui semble bien avancé ; son divorce pourtant fait tache.

Depuis ce jour, j’ai perdu mon téléphone portable.

Je le cherche partout, comme un chien. Mais les téléphones n’ont pas d’odeur.


Jean-Benoît d’En bas


Sa vie importe autant que celle des pieuses japonaises.

 
Des pots de confiture à moitié vides ou pleins traînent 
en tous lieux, certains pourvus jusqu’à leur fond d’une cuillère,
en aigrette. Il en prend, revient recomposer, repart en prendre..

Nul interstice ici pour les moindres ménagères. 

Jean-Benoît paraît proprement végéter ici-même. 

Son abdomen évolue sans dégâts parmi les canettes

 vierges ou entamées, en bouteilles ou métalliques


De petits insectes explorent la cuvette hygiénique .
«Fais bien attention »  J’ai compissé les parasites,
qui courent se blottir sous le rebord, à portée de désinfectant. 


A LA RECHERCHE DU RÉCITAL



 


Respirer bien à  fond, en cas de détresse ou de perplexité. 
Unique recours : le  corps.  Pour rien au monde je n’aurais 
oublié cette prière.


J’aimerais mourir en allemand. Ce me serait 

une consolation. J’aimerais mieux ne pas mourir du tout.

 Car c’est à l’officiant qu’appartient de plus en plus 
non pas «la puissance et la gloire», mais le soin de préciser
 à l’assistance les ponctuations liturgiques, en la faisant 
se lever ou s’assoir, sans toutefois se ravaler jusqu’à 
l’agenouillement.
.

Je me souviens des petites épaules secouées d’Igor,

 qui porte de mon sang par son grand-oncle.

  
Seul ému parmi ces Parisiens de . Nous étions les seuls. 

 Il n’est si bon moribond qui ne finisse par mourir : un jour ses poumons cessent de grésiller, on le fourre dans un cercueil bien plat, lui dont l’abdomen bloquait la respiration.

 Nous étions pour ses adieux trente personnes en comptant large. 
Plus une demi-douzaine de flétrissures des deux sexes intitulée «Chœur mixte de Marillac» (sainte Louise, -, patronne des travailleurs sociaux) qui psalmodiaient les répons au plus juste.

Benoît trônait et paradait,  paré des dignités du maître de maison. 

De combien pouvons-nous survivre ? ma mère morte ravalait en deux ans son époux au rang d’adorateur, à son tour bientôt disparu.

  ...O n aurait dit l’accomplissement de sa vie. 

Elle-même, en deuil du haut en bas, les yeux luisants, fait les honneurs du cercueil de l’aïeul, du père de son père à lui, attendant plus cruel encore. Partout sur ma peau paraissent les verrues. Le mari de Marie-République est bel et bien noir, mais ne s’est pas présenté aux obsèques. Dreadlocks et musulman, n’a pas fait le voyage. Il en fera bien d’autres…

Je crois plutôt que la mort du père délivrera Marie-République. M’aurait-elle revu, que je l’aurais, qui sait ? enfin soulagée de ce maquereau si noir, si haïtien, qui l’engrossa le soir-même ? «Le soir de ma visite» affirme Jean-Benoît. « Elle a pris en toi son inspiration »


 


 Hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh

	Je planque dans sa rue, sous ma vitre. Je dois l’accompagner en gare. La gare est loin. Mon avance est considérable, je lis le Grand Albert : L’exil et le royaume, « Le Renégat ». Texte terrible, flamboyant. Soudain la porte de Marie-Pascale s’ouvre. Du 20 sort une garçonne blonde, mince, vive, en brosse. Marie-Pascale lui fait ses adieux d’une voix forte, pour faire naturel. Je n’ai que le temps de plonger sous le tableau de bord. La garçonne renfourche sa selle en me souriant. Une demi-seconde de pure acuité. Pascale n’est pas myope, elle a nécessairement reconnu mon char, juste devant la porte close de Didier. La jeune femme s’en va de dos sur sa selle. 
	Lorsque Pascale me rejoint, pas une question sur le temps d’attente. Elle sait que j’étais là, en grande avance. Nous avons parlé de tout sur le trajet, comme d’habitude. Sans doute la jeune femme demandera-t-elle qui était cet homme qui plongeait si délibérément sous son tableau de bord. Marie-Pascale comprendra, alors, ma perfide discrétion. Elle trouverait maints prétextes. Elle sait que je sais, et que je sais qu’elle sait. Elle niera moins farouchement. Elle niera jusqu’à la mort. Cette fausse découverte m’aura beaucoup marqué : en effet, à tort, le lesbianisme me fruste et me rejette. La tendresse redoublée que j’éprouve pour Pascale tient de la complicité d’homosexuels des deux bords. Les hommes ont besoin des femmes et les femmes des hommes pour s’épancher, pour se porter caution les uns des autres. Je ne fais rien là que de constater après tous. J’ai d’ailleurs répandu le bruit avant d’en avoir la preuve. Je dis toujours du mal de ceux que j’aime, et de moi… « Je n ‘ai jamais été sollicitée par une femme ». 
      Une jeune sportive mince vient coucher avec une grosse vieille. 
 La fille en brosse à 7h du matin…  La charité prend des chemins bien dissimulés. Je la désavoue en mode reptilien. Mais de tout mon cortex, je m’abstiens d’en rien laisser paraître. Prenons garde tous.  
							X
    Arielle gît dans son harnais d’arthrose, confiante qu’une opération suffirait à ce qu’elle se lève et marche. Le résultat sera de canne anglaise et de boiture. 
 Les hommes devront voir en face qu’il n’ y a ni chasteté ni talent qui tiennent. Que  rencontrer quelqu’un veut dire avoir intrigué, bataillé, de toutes ses forces et de toute son hypocrisie, pour obtenir enfin l’accès à la bonne personne au bon moment. Il y faut un énorme travail. Un énorme don. Et la main de Dieu. DE QUI  NE SUIS-JE PAS LE JEAN-BENOÎT ? Frère, serre ma main, tandis que nous tombons dans l'abîme. 
hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh
Le Pathétique

    Prise de conseience 
    Après les accablants délires de Jean-Jacques, voici les miens. 

La faiblesse et les poils. Sur la poitrine, s’entend.
 Corps surpris dans la glace, nu et courbé sous les poutres. De grosses poutres
 à 1m60 du sol, suffisantes pour gifler le crâne quand on n’y prend garde. 
Le philosophe a froid aux pieds ; il est cerné. Verge menue à l’antique 
(le dernier chic ; n’existe pas) (nous ne sommes plus rien sans calmant) 
 - la seule possession sans contredit est le passé. 
   lllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllll 

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