COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE B 1 67 02 09 99 02 09 46 02 09 2146 02 09 Nous parvenons en zone connue, explorée. Les lieux sont les mêmes, les gens sont les mêmes. Les vingt-et-un ans passés ne garantissent pas vingt-et-un à venir. En ce temps-là j’étais comédien, pour quelques jours. Thoreau passa une nuit en prison. Kohn-Liliom deux semaines sur scène. Mon metteur en scène fut revu pas plus tard qu’hier soir, Deux vrais comédiens s’affrontaient, Mesguich père et fils, dans Le souper, de Brisville. Je ne fus jamais qu’un ouvrier, qui serre les boulons sans plaisir. Le plaisir de jouer ne vient que plus tard. Stéphane me fit répéter, dans son bureau – nul souvenir de cette particularité. Examinons la page de plus près : Arielle et moi sommes allés voir « le mec de Margot Meynard »  - qui était-ce ? Une actrice, de La nuit brève, de La déclaration des droits de l’amour, dont elle écrivit le texte bouleversant, mais celle de 46, où était-elle ? où chômait-elle ? de quelles allocations survivait-elle ? Et son « mec », comme on disait alors, se tenait là suspendu à l’envers au bout d’un croc de boucher. Lui-même boucher dans le rôle. Et garçon coiffeur. Pas de sot métier. Théâtre « Glob ». On l’égorgeait ainsi, la tête en bas. Margot voyait cela sans doute de sa chaise, impassible ou tremblante, il est dur de jouer sans se redresser, dur et dangereux pour les vaisseaux du crâne. Ce fut atroce. Nous ne sommes plus revenus là, préférant notre scène à nous, au Pont-Tournant, moins gore. Et je n’allais pas rater celle-là : « Voyons » (ici l’identité) avec une de ces gouines de première bourre au faciès chevalin de mes deux » - mais kessafou, Jésus, ssafou… Tu les envies de se respirer, de se jouir COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 2 67 02 09 99 02 09 2046 02 09 2146 02 09 dans la bouche, d’avoir un vrai corps, alors que toi, tu n’en a pas, tu te faisais tirer « pour l’expérience », et sans un mot de tendresse,  pour la mécanique, pour l’honneur. L’honneur de l’Homme. N’est-ce pas. Les femmes n’en ont rien à foutre de l’honneur. À cinq en pique-nique, et te racontant ça dans les éclats de rire. Celles que j’ai vues au pied du croc de boucher se faisaient les yeux doux, les lèvres douces, e ne se refusaient pas les regards directs. Mon crochet de boucher était une pine qui gicle, et quand je mettais la mienne à mon tour, j’aurais voulu boucher la bouche de celui qui sous moi criait mon nom en pleine nuit. J’avais honte. Pour lui qui criait. Pour moi qui faisait crier. Qui étais-je donc. Pour lacérer ainsi le cœur, l’anus et l’honneur. Les mecs sont des infirmes. Sauf dans La route de Madison. Sauf chez  Musset – que c’est beau – murmurait un jeune homme à ma lecture entière de La nuit de mai. Je ne retrouverai plus cela, que seul – ai-je passé le temps d’aimer ? La Fontaine. Musset. Baudelaire. Plus inattendus Grindel alias Éluard, le communiste Aragon si détestable en prose. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 2067 02 22 L’AN 2000 3 Eh bien quoi, l’an 2000… Une année que j’épluche, brin à brin, où Mon Activité Artistique tourne à son apogée : de la radio, chaque semaine, dont je transcris les textes por la plus grande gloire de siècles à venir ; et de théâtre, indiqué « 1999 » sur l’affiche, par pure étourderie. La mise en scène en a été revue, mon personnage se lève et mime un combat d’escrime avant de se remettre à table. Ma Classe est là. Corine est là, fidèle collègue. Il paraît que j’ai joué « en force » : gueulant toute la gomme ? Cette représentation a-t-elle marqué mes disciples ? Pas moi. Pas celle-là particulièrement. Sur scène j’ai vissé mes boulons. C’est un dur labeur, au début, le théâtre ; on a encore des problèmes de mémoire etplauidit d’attention. Ne plus réitérer l’horrible erreur de la première, où j’avais sauté les deux tiers du texte ; où j’avais rattrapé en salto périlleux arrière, revenant à l’endroit précis où j’avais dérapé, ô miracle, et en reprenant juste avant la fin : soit, au lieu d’A B C D E , « A D B C E ». L’urgence stimule. « Tu nous a fait la totale » grondait mon partenaire et metteur en scène. J’ignore ce que le public de cette fameuse première avait bien pu comprendre. Mais celle qui m’a le plus aimé, présente dans le public avec son nouvel homme sans que je le susse, puisqu’il faut plaisanter, m’applaudit à tout rompre, car j’avais surmonté mes manquements, jusqu’au bout, en direct. Elle me dit plus tard que tout le monde s’était bien aperçu du cafouillage. On s’en remet. Le banquier anarchiste est un long raisonnement, à table, prouvant que la liberté de l’individu COLLIGNON ÉPHÉMÉRIDE 2067 02 22 L’AN 2000 4 ne se fait qu’au détriment de celle des autres. Les autres ne méritant d’ailleurs que cela, car « il y a des races d’esclaves », dit Pessoa, ou plus exactement son banquier. Un mignon couple d’amoureux vint m’engueuler au bar, me traitant de fasciste : on m’avait bien choisi, je coïncidais parfaitement avec le personnage ! Il fallut leur préciser que je jouais, que leurs observations étaient un grand compliment. Je leur dis : « Mais ce banquier est un dingue ! Il y a des races d’esclaves ! - ça va pas, non ? » Ils en sont tombés d’accord en riant, la fille serrée  en frissonnant contre l’amoureux, comme une gosse rassurée : le Monstre n’était pas dangereux… Mais de cette soirée de salle comble (rien de tel qu’une classe pour remplir), je ne me souviens plus. La mémoire, dit Elliot Perlman, est une chienne indocile. Des lycéennes ce soir-là m’attendaient dans le noir, avec satisfaction mutuelle. Il ne fallait les décevoir ni par dénigrement de mon propre jeu, ni par forfanterie : le théâtre se poursuivait sur le trottoir. L’acteur occasionnel s’était bien gardé de boire deux heures avant le lever le rideau, car il n’est rien de pire que d’éprouver sur scène une soudaine envie de pisser ou pire. Le chat m’avait regardé. Aucun souvenir. Promenade au bord des bassins à flots : pas de souvenir. Et le lendemain, je perdais sur scène un débris de papier cul, ramassé « dans le jeu » sur la moquette. Au moins cela, je l’aurai vécu. Trè peu de chose. Le but n’est plus de percer. « Nous sommes 32 000 à jouer bien ». Même à Troyes… Merci monsieur Mizrahi, « L’Égyptien » : votre rôle est d’interpréter un interviewer catastrophique, sans que la célébrité s’en aperçoive : il croit vous rattraper dans votre naufrage fictionnel, alors que c’est lui, le grand homme, que l’on piège. Ensuite le film est présenté à cette vedette, homme ou femme, qui a le bon goût d’en rire. Mais sur le moment, monsieur Mizrahi, vous jouez l’imbécile, le méprisable, l’incapable qui pleurniche sur son incapacité. Vous êtes admirable. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 5 05 03 2001 2048 03 05 2148 03 05 Voici une journée bien remplie, dont le souvenir s’est effacé, prouvant l’inanité de l’événementiel. Résumons, et brodons. Il se trouve que j‘ai vu Arielle avant son départ, au petit-déjeuner. Consultant la page suivante, elle serait allée présider une exposition. Les pages qui suivent encore ne fournissent aucune indication. « Je vire Cottenceau pou travail non fait ». C’était une jeune fille. Elle a 37 ans à présent. Aucun souvenir d’elle. Son nom est très beau, très français, annonce l’actrice Fanny Cottençon, à ne pas confonde avec Marion Cottillard, géniale et conne. J’étais donc autoritaire, sans résultat . Tous ne m ‘ont pas aimé. « Aurélie vient me voir à la fin de l’heure : « C’est trop sévère ». Aurélie était-elle une camarade, ou bien est-ce « Aurélie Cottenceau » elle-même ? 3 de moyenne au trimestre ! Il vient à l’esprit un développement tout fait sur le réajustement systématique des notes du bac, afin qu’elles coïncident avec les statistiques. Suivrait un autre développement tout fait sur le retour du favoritisme et de l’entregent pour réussir dans la vie, et la nullité des épreuves républicaines. Aucun souvenir de cette demoiselle. Le soir, conseil de classe. Me trouve à côté de monsieur K.J., parent d’élève, ancien prêtre défroqué puis marié. Sa fille était une étrange personne, bien en chair et décidée, possédant un charme de loukoum indéniable. Cet homme était charmant. Nous l’avions revu chez Cultura, affligé d’une femme tremblante. Merci mon Dieu pour ma bonne santé. Sa fille fut déguisée en clown solaire. Elle COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 6 07 06 77 06 07 2024 06 07 2124 m’écrivit pour m’exprimer sa compréhension de mes incessantes digressions. Ces lignes témoignent d’un intolérable narcissisme, cependant quelqu’un les attend quelque part. Cette dichotomie que l’ai remonte à l’enfance, où je me suis empêch de penser. Je répétais « bite du Christ, bite du Christ » dans la tête. J’appelais cela mes « mauvaises pensées ». Le curé a retrouve ma confession écrite dans la sacristie, à l’envers d’une jaquette illustrée : Le conscrit de 1813 ou Waterloo, d’Erckmann – Chatrian. Il m’a vivement reproché d’avoir laissé traîner ça n’importe où, à la portée de n’importe quelle lecture. Il m’a absous, me recommandant d’être à l’avenir moins « mal élevé ». Cette réponse m’a déçu. Telle est l’origine de mon vice, consistant à m’interroger sans cesse sur ce que je pense. « On ‘est pas responsable de penser ce qu’on pense ». Ou « on ne choisit pas... » - ce n’est ni de Sartre ni de Simone. Penser, justement, que tel auteur se gratte le cul et se sent les doigts. Son nom m’échappe à l’instant. Cet homme passe pour un individu pétri de sincérité. Il aurait pu se dispenser – Leiris, voilà ! le pédé sincère ! À côté de cet ancien prêtre, je m’exclame, dans un beau mouvement d’éloquence : « Jusqu’à quand allons-nous être lâches ? » et mentionne ce trait de génie. Le monde entier à présent pousse ce cri. Les idées gisent dans une outre à vents. Elles sont éternelles, et surgissent en soufflant. Tantôt l’une, tantôt l’autre, ou plusieurs à la fois, se déchaînent sur la nef des fous que nous sommes. Et nous ne pouvons nous contenter de « tout est dans tout » ni du néant. Seigneur, accordez-moi de dépasser la première année de philo en faculté. Non ? na’hal dînn bébèk… « Je renonce à l’avertissement à Cottenceau,  parce qu’elle a un 13 en philo » COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 7 07 06 77 06 07 2024 06 07 2124 . Moi qui n’ai jamais dépassé dix… Pourtant j’étais le chouchou de la prof. Je serais parti avec elle. En février 63, elle serait morte, me laissant seule avec Bernard son fils.Je l’aurai peut-être connu, noir et bouclé dans sa cape de nuit. « Soir : documentaire sur jeunes Vietnamiens en quête de leurs parents alors qu’élevés en Grande-Bretagne ». Aucun souvenir encore. Seigneur accordez-moi de dépasser mes clichés. Ces notes pourtant prouvent un grand souci des autres, par le métier qu’elles illustrent, par le rôle dans les réunions, par la fréquence et la densité des rapports humains. Venez à moi les petits lecteurs – allez, allez ! La journée est terminée, aujourd’hui commence, il faut se laver ! Seigneur, persuadez-moi de l’importance de l’humain. Seigneur, merde à la fin. Se tenirdroit. Dézigzaguer la colonne vertébrale. Baisser les épaules. Trouver quelque chose à faire. Le chat guette autour de lui, s’il n’y a rien à chasser . Gloire au squelette qui nous anime, exo- et intra. Gloire à la grande aiguille des minutes. Inspirez, expirez. Dix heures vingt-et-une. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 8 16 03 2002 49 03 16 2149 03 16 La journée du 16 mars 2002, alias 2049 alias again 2149 se révélera particulièrement ardue à ranimer. C’est un samedi, pas de cours, toujours ça de pris. Car je n’aimais pas mes cours, je n’aimais pas mon métier, je n’aimais rien. À présent que m’avertissent des vertiges, il faut se rattraper, affirmer que toute sa vie ne fit qu’une action de grâces, et réviser toute son hustoire avec tout le recours possible au stalinisme. Un jour Anita fut fauchée par-dessous alors qu’elle étendait son linge ; elle mourut deux mois pile après. Ici, une note laconique : « Max mal foutu (grommelle au téléphone) et Java déclinent une invitation pour le soir. Je n‘aimais pas non plus ces invitations, qui prenaient déjà l’allure de ces samedis soirs automatiques avec vannes éculées plus partie de Trivial Poursuite, in French and fuck you. Un soir Java compara nos mémorables réceptions sabbatique aux visites obligées chez les parents. Nous étions très flattés. Mais le 12 mai, nous célébrâmes les 50 ans de Java, dans le jardin, encadrés des fâcheux Gouin (Olivier) plus Hélène (prétentieuse, car nous sommes les seules personnes dignes qu’on s’y intéresse, nicht wahr ? Transformons ces soirées d’ennui en chefs-d’œuvres d’hospitalité, Hélène et Olivier en hôtes de marque et génies méconnus. De ces cent papiers chiffons sont faits nos mois entiers. Voyons ce qui fut fait, marqué d’une croix dans un rond, ce qui est tout de même mieux qu’une svastika dans une étoile de Salomon : « Shampoings, Juifs » En effet, les shampoings sont deux : un qui décrasse, un qui nourrit. On se lave le cul, on remplit sa gueule. Nous lisions l’Encyclopédie des Juifs (et de leur culture) par ordre alphabétique, COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 9 mélange tout, l’essentiel et le futile, l’anecdote et le fonndamenntal, cong. J’en vins Zabou, guère plus instruit après qu’avant, « Gros Jean comme devant » dit-on. Et plus j’en appris sur les juifs, moins je me pénétrai d’eux, après avoir été pénétré par l’un d’eux. Mon modèle, c’est Voyage autour de ma chambre, par Xavier de Maistre : de la haute modernité. Bien ! Voilà deux bons shampoings de faits. Mais nous n’avons pas fait que cela ! Nous avons fai LCPS, + 05mn de cours ! En effet, les professeurs, même fumistes, préparent leurs cours. LCPS ? l’un de ces nombreux signes qui parsèment nos si passionnants agendas. L’énigme se résout généralement par une remontée mécanique dans le temps : la toute première fois, le sigle est explicité. Il faut remonter aussi loin qu’on le peut : 2048 ? Nous voyons « CCLPCS » en février 48… « CC » signifiait « Ce carnet », car je note dans le carnet qu’il faut utiliser le carnet… La Paix Chez Soi ! Première apparition le 8 janvier 2001 ! c’était donc un programme, un but ! Et je cochais cette case, dès le matin, pour ne pas prendre de risque ! Faut-il que nous ayons souffert de nos disputes, faut-il que nous nous soyons si peu correspondu, héritiers ou esclaves des dissensions familiales respectives ! Il était bien question de résoudre nos dissensions, car nous savions qu’avec d’autres partenaires, il en eût été de même ! « Ne pas voir les problèmes en face » ? Ô mes beaux moralistes, vous divorcez à tour de bras, et ne retrouverez jamais l’amour, ô révolutionnaires en culottes courte, encule Hottecourte, vous aviez oublié, vous n’aviez pas voulu savoir que les problèmes n’étaient qu’en vous, et que les solutions s’y trouvaient – peut-être… à présent la France est confinée, les djeunz envahissaient les quais, libérés de leurs cages à fauves, comptez-vous vraiment les museler ainsi ? COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 10 2003 03 27 20 20500327 21500327 Nous voici en pleine pandémie, monstruosée pour les besoins de la cause. l’année 2003, pour ce qui précède la Canicule, Marie Trintignant et mon fauxsida, s’était encore écoulée sans trop de chagrin. Rousseau, sors de ce corps. La mention seule encadrée de ce jours mentionne « cours ». Le métier. Le shampoing en 15, correspondant aux flacons 1, et 5 : les grilles recherchées enfin en place. Il faut des bornes ou je me tue. « La paix chez soi ». Combien cela poursuit. S’adapter, s’adapter, mais ne jamais contrarier le lion : « Est-ce qu’il me voit ? Est-il éveillé ? » La règle est de ne pas se soucier du public. Hélas, il est là. Il me fixe ou détourne les yeux. Le Verbe seul peut l ‘amadouer. Orphée tout sec, sans lyre ni viole. Parler au lion. Parler du lion. Passer outre. Lire Bourliaguet, Le moulin de Catuclade, appartenant à l a famille depuis l’an d’ancien style 1448. Une colline sans sommet, juste un arrondi de prairie en clairière. Désappointante calvitie d’arbres. Masquer le néant sous les formes. « A .S. » : jusqu’où remonter ? Lion je te parle encore - « adresse suivante » ! ô voile de dingue ! s’imaginer communiquer avec si peu de ferveur ! Écrire aux hommes par ordre alphabétique du carnet d’adresses ! Envoyer la vie d’Elias Fels au maire de Dunkerque ! Au fond, au fion de quelles archives dort-elle ? Racornie, brûlée dans quelle corbeille ? Qui était maire ? Michel Delebarre… et non Delouvrier, qui ne fut jamais maire. Mémère. Lecture. Le reste de la liste fut repris à la fin d’août. C’est pousser bien loin le scrupule. Ainsi se succèdent les règlements, les angles de frappe du petit fouet. Quarante minutes de Nerval, suicidé en 55, remplacèrent les 40 minutes de correction : ô chiffres, ô Aristote et Pythagore. Nous enveloppions de pieux manuscrits et les expédi-ions dans le Nord. Nous n’avions pas rencontré Anne ma sœur Anne, dont l’héroïsme se contentait d’acheter au COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 11 2003 03 27 20 20500327 21500327 Mutant, devenu Leader Price, car on n’arrête pas le progrès. Et les époux mangèrent-en-avance, poil aux anses. La santé restait bonne. « nettement mieux ». Le soir, Barry Lindon, revu, qui eut l’heur ce soir-là de toucher les humeurs spleenétiques de Monsieur. Musique pesante d’une pompe éteinte. Que la fête commence, musique de Philippe, Duc d’Orléans. Est-ce la même ? Non. Haydn. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 06 04 04 2051 04 06 2151 04 06 12 Existera-t-il un an 2151 ? oui, sans plus aucune mémoire de nous, que les sciences ou les catastrophes soient venues nous tordre. C’était alors l’année de ma retraite, car à notre époque, on n’éliminait pas les vieux ; on ne prolongeait pas la vie au-delà de trois cent ans. Ce sera l’un ou l’autre. Mais en 2004, 500 ans avant Mohammed, on instituait une « retraite », afin que les vieux puissent jouir d’un peu de repos. Car à l’absurdité de la vie succédait l’absurdité de la mort. Et l’enveloppe appelée « Je » se traînait dans ses derniers cours, dits « à la con », alors que nous étudiions Baudelaire. Baudelaire, mais beaucoup d’autres choses aussi, plus terre-à-terre. Et la question se posait de représenter un spectacle sur une scène, en bois, avec des coulisses, tout à l’ancienne, où s’étaient succédé maintes représentations scolaires ou frairies de colonies de vacances. Nous autres, de l’établissement secondaire, devions très humblement solliciter, titubants et balbutiants, le prêt de ladite salle délicieusement vétuste pour nos propres productions théâtrales. D’ordinaire, après quelques ronchonnades, cet emprunt d’espace nous était accordé. Mais il ne fallait pas que nos nous crussions supérieurs : la colonie de vacances valait bien l’enseignement, merde… Mais en 51, ce fut autre chose. Mme Rostaing, percluse d’âge ou peut-être mutée, avait cédé la place à Mme Deval. C’était une gouinasse au visage lépreux, laissons de côté les périphrases bon genre. Elle portait des culottes de cheval si effroyablement collantes qu’on lui aurait pu deviner le sexe si j’avais vu son entrejambe. Mes yeux, mes mains, mon souffle, en étaient scotchés : du blanc tout tacheté de taches oranges, tendu comme une peau de vache, et sensuel à s’y rouler en diable pour chercher vite vite le bouton COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 06 04 04 2051 04 06 2151 04 06 13 qu’on suce. Je ressentis même la permission, l’injonction d’y toucher, dans la périlleuse sensation physique d’un véritable appel, comme une cause aimante irrémédiablement sa conséquence sensuelle. Je me rétablis à temps, sans pouvoir durablement décoller mes yeux. Il me fut fait maintes difficultés : « Vos répétitions feront du bruit », « nous devons consulter Tel ou Tel, Truc et Machin », bref, rien ne dépendait que d’eux, mais tout en dépendait. Il fallait bien montrer, n’est-ce pas, cul de femme et bites graves (il y avait deux hommes aussi, bien debout et bien soucieux) que c’était Nous qui avions la clef de l’armoire à confitures, nananère, et qu’il importait que les vils prétentieux de l’Enseignement Secondaire rampassent dans leur courte bouillasse. Seigneur, je ne suis pas digne. Non sum dignus. Devant votre déité je m’incline, la queue ou les seins c’est tout un dans la poussière : car je suis con, ô Seigneur, on ne peut plus con, j’en conviens, et je disparais dans les fentes du plancher. Mais, Seigneur, JE NE SUIS PAS LE SEUL OH NON JE NE SUIS PAS LE SEUL amen. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 2152 04 15 15 Voici un jour bien ridicule, marqué d’une foule d’indices, dont tous furent oubliés. En ce temps-là se tenait encore à Bordeaux un « Salon du Livre », où trônaient parmi tant d’autres les Éditions du Bord de l’Eau. Nos vedettes étaient là, moi-même (à tout seigneur, tout honneur), Lazarus, Madame Lhôpiteau – Dorfeuille et toute sa morgue. Sa sotte morgue. Cette année-là c’eût lieu place de la Bourse, où je trouvai à me garer – grande merveille ! : « magnifique, merveilleux, sécurisant ». Nous étions en compagnie de l’ami arménien, avec sa femme et son fils. Et voyez-vous, le souvenir ne vient pas quand il faut. Pourtant je n’ai rien négligé sur l’anecdote, et le petit détail qui marque : « être coincé » à côté de Lhôpiteau-Dorfeuille, épouse de pétrolier friqué, lectrice du Manuel d’Athéologie (Michel Onfray). Ce qui ne l’empêchait pas d’arborer de faux airs de supériorité, pour ne pas se faire draguer impunément : les hommes assurément bandaient à l ‘unisson devant Sa Prétention. J’en avais bien garde, et n’envisageais pas d’engager la conversation, puisqu’elle était plongée dans un livre. Et quel meilleur endroit qu’un salon du livre. Mais, direz-vous, « je lui passe de mon pain-fromage », un tel incident se grave sans hésitation dans la mémoire ! Que nenni : ma tentative de séduction fromagère ne séduisit que ses actives mandibules, réduites à mâcher au lieu de proférer des conneries. C’était une grande blonde de… quel âge… les articles ne le disent pas… c’est bien d’elle… comme de faire clore le grand portail d’entrée pour cause de courant d’air. Mais oui, mais oui,je fus ridicule aussi bien, je sais, nous savons (de Toulon) : les écrivaillons se font recevoir, puis critiquent sans cesse et très petitement leurs hôtes et mécènes, dont ils dévoilent ou s’imaginent dévoiler tous les arrières, et n’exhibant malgré eux que les leurs ; faudrait-il que je manquasse à la règle ? « Elle retient » (la même) « un chef de chœur coiffé d’un entonnoir » : un vrai ?ou s’était-il paré d’un couvre-chef adapté aux circonstances ? ...nulle trace dans les neurones de notre hippocampe. Il est pourtant resté, ce chef de chœur, quarante minutes, soustraites à l’intérêt que ma personne devait provoquer : de telles blessures ne s’oublient pas. Si. Malgré les voix clinquantes qui claquaient à nos oreilles. « Épuisé, il part ». Et nous, coincés entre éclats de voix, graisse et fromage, n’avons pu nous éclipser. Misère. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 25 04 2006 2053 04 25 2153 04 16 Relecture. Soyons sagaces. En ce temps-là nous étions en retraite. Commencer à vivre ou finir, c’est égal. Nous lisons ici la relation de trois ou quatre évènements destinés à marquer de leur coin la mémoire : « Stéphane me parle du connard de Proviseur qui a superréduit le budget » : aucun souvenir. Il est de fait que ce proviseur-là n’inspira pas de sentiments profonds à ma personne, et réciproquement. Le sarclage des budgets, « l’effet ciseaux », sévit sur toutes les instances politiques : la culture est le point faible de tous les budgets. Quel que soit le gouvernement. Les coupes claires y sont monnaie courante. Les premières institutions à fermer, d’urgence, furent l’école, les spectacles et les bistrots. Nous voici seuls abandonnés à nous-mêmes, ce qui n’est pas peu dire. Le même Staph, qui régna quelque temps sur mes jours, déclara aussi l’égalité de traitement de Palestiniens à Israéliens et vice-versa : pour moi on est tout l’un, ou tout l’autre, et je soutiens les juifs quoi qu’ils fassent. Les Palestiniens ont été inventés, mais possèdent un point commun : celui d’avoir été emmerdés par Israël. Ce n’est pas une existence ancienne, mais un nouveau peuple, une nouvelle conscience dirons-nous. Mais je hais les couteaux et les couperets. Aucun souvenir de cet entretien non plus. Staph n’est plus qu’une ombre, au fin fond du confinement. « Vois Brigitte nouvelle secrétaire, 50 ans, sympa ». Et pourquoi serait-on antipathique à partir de 50 ans ? Les secrétaires se sont tellement succédé au Pont-Tournant qu’il ne m’en reste plus que de vaseuses traces : statut Tel ou Tel, une juive, une Roumaine, une Italienne d’origine, que sais-je ? « Mathieu me dit que Ségolène l’exaspère autant que Sarkozy, et qu’ils devaient être envoyés au large sur le même bateau ». Aucun souvenir. Ce Mathieu-là me poursuivait de sa voix de velours pour me la mettre. Il m’a révélé que tel comédien se voyait affublé du surnom de Gross-Bitt, redouté des femmes parce qu’il détournait les hommes de leur hétérosexualité. M. défendait les racailles, niant qu’elles méditassent de brûler « son théâtre ». Pour moi, il y a les sarkozystes et les ségoléniens, les braves gens et les racailles. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 25 04 2006 2053 04 25 2153 04 17 7 Les juifs, etc. Mais aussi, tous ensemble, sous la bannière du monisme. Regarde ce mot dans ton dictionnaire, petit camarade : il signifie qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et que tous les contraires s’unissent en lui. Dans les deux cas, dualisme ou monisme, tout se classe et s’oppose, ou bien rien ne se classe ni ne s’oppose. Le tout ou rien. Le nuancé rejoint l’éparpillé, dans l’autre sens du raisonnement. Et là-dedans… là-dedans, on nage. On barbote. On glougloute. Démerdez-vous. Éteignez les lumières et coulez. Passez à la ligne suivante : « Voyons Les choristes avec Jugnot, pas mal mais invraisemblable ». Reprise d’un autre film. Avec Noël-Noël ? Mais cela, au moins, est sérieux : littérature, cinéma, théâtre ; représentation, culture. Ce n’est que là que je vois l’homme ; ce qui nous ramène à pester contre ces rogneurs de la culture. Je redécouvre le pincement pédagogique qui m’a motivé durant ma carrière. Ce rien, nous le transmettons. Ces pirouettes, nous les enseignons, nous les consacrons. Tel ce jongleur qui fit ses tours sur le parvis de Notre-Dame, acrobatisant, bouffonnant pour l’honneur du mystère. Nous ne sommes qu’attitudes, mimiques et grimaces. Nous sommes l’homme. Le reste, théories, classements idéologiques, ne sont que châteaux de sable, jeux de constructions ébranlés aux premières secousses sismiques. Nous l’avons toujours su. Nous passons à la ligne suivante. Nous ne savons pas à quoi ça sert. Notre misère est notre grandeur. Entourloupette. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 01 05 2007 2054 05 01 2154 05 01 18 Camarades, c’est le Premier Mai. Treize ans plus tôt, même pluie froide toute la journée. Les syndicats mugirent, ils chevrotent, effectif 0 selon la police, 435 selon la CGT. En ce temps-là, qui a glissé comme un pet sur une toile cirée, peu me chalaient, monsieur Defalvard, peu me chalaient les défilés. Thirteen years ago, nous avons vu « le gendre de Mme N. » - qui est-ce ? qui fut-ce ? Tout de même, avoir déchargé les gouttières – Mme M, peut-être ? ...ce serait donc la Martinel, au fond du jardin ? La vieille, là,  l’édentée ? Foutre la main dans les feuilles pourries, pour l’écoulement du chéneau de gouttière ? …couper « des rameaux dégoulinants » ? ...dégoulinants de quoi ? de sperme ? de suc de gui ? De quoi sont faites nos vies ? Le fils du Boucher nous en aura touché deux mots. Trop de choses à dire. Trop d’enfantillages repérés dans ces bavardages adolescents que j’ai trimballés jusqu’ici, honte à celui qui rabâche à 40 ans ce qu’il n’a pu digérer à 20, qui rumine. Il exista un « 700 ans avant Jésus-Christ » : en combien sommes nous avant quoi ? ¨Passerons-nous pour des arriérés sans foi ? Cent fois répété. « Polka » ? pourquoi « Polka » ? ...celle des laveries, passant moi-même de l’une à l’autre ? Aujourd’hui laveries ouvertes, mais d’usage interdit. Les flics préfèrent la planque, et l’on surgit dans le dos de la laveuse : « Interdit ! Streng verboten ! » et 135 euros dans la cagnotte de la police. La question se pose : « C’est l’écriture ou moi ». Le gribouillage ou moi qui n’en suis qu’un autre, la nullité d’écrire, l’adulescence éternelle adulée, « je prends ici le linge, gros tambour occupé » - catastrophe ! catastrophe ! naissance en vue ! - « rue Mangin, pas de distributeur ». Mangin-le-Général ? Dont je n’ai jamais compris âo final s’il avait ou non épargné ses hommes au Chemin des Dames, les Portugais tombés à la Première occupent tout un versant de cimetière à Lisbonne, sous une chaleur à défaillir. « Chez Lazarus avec sa femme et Java. Reçois des vidéos contre Sarkozy, dis ce que je pense » - « beaucoup de gens s’imaginent dire la vérité alors qu’ils disent simplement ce qu’il pense » (Guitry) - « tout le monde use le double langage, car il n’y a pas de vérité, je vote à l’instinct ; politiciens impuissants « . Lazarus :  « C’est un peu court ». Moi : « C’est la politique qui me semble courte ». Et une fois de plus, Lazarus a fermé sa gueule, car la philosophie reste la plus grande ennemie de l’Histoire. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 11 05 2008 2055 05 11 2155 05 19 Les notes prises ne reconstituent que très squelettiquement les évènements d’un jour, ainsi que la sténographie d’un propos : il faut reprendre ses notes très vite, car elles deviendraient incompréhensibles. Qu’importe par exemple que j’aie acheté des HUÎTRES, même an majuscules, « au 48 » - numéro de rue devenu enseigne ? et qu’importe tout le reste. Si nous commentons les faits historiques, ou du moins d’actualité, cela sera de quelque utilité ! Mais reprendre « des huîtres face à la piscine » n’intéressera que les amateurs de banlieue bordelaise. Il s’agit de la piscine Badet (badet, il baigne, en allemand), face à laquelle en effet, sur le trottoir, un petit commerçant s’efforçait d’écouler ses huîtres. C’était un dimanche. Les braves gens repartaient avec leur « poche » d’huîtres qu’ils ouvriraient virilement d’un tournemain, tandis que l’intello se les faisait ouvrir sur place. Mais je n’ai pas noté ce détail. « Il faut aller vers les autres, et non vers soi ». Nous allons les uns vers les autres, en permanence. Les uns nous attirent, les autres autres nous indiffèrent ou nous inspirent de la défiance. D’autre part, il faut « faire sa vie sans se soucier des autres ». Encore d’autres, qui vous critiqueraient, vous feraient obstacle. Nous devons donc faire preuve de discernement, nous devons, une fois de plus, nous démerder, sans prendre pour parole d’Évangile telle ou telle formule toute faite, dont l’apparente générosité démontre la parfaite ineptie. Ce serait si beau devant une classe d’adolescents réceptifs ou rebelles, ce qui est une autre façon de se montrer réceptif. Mais cela reste dans les pages des chefs-d’œuvres méconnus… Savez-vous que notre époque n’a plus le sens de l’humour ? Du sarcasme, oui. De l’humour, non. En ce jour donc, anniversaire de la fondation de Constantinople attrape ça au passage, le vendeur d’huîtres portait une moustache, et me conseillait de ne pas les mettre (les huîtres) COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 11 05 2008 2055 05 11 2155 05 20 ouvertes au réfrigérateur, car cela « tue » leur goût. De toute façon, je n’aime pas les huîtres. J’en achète pour ma femme, qui en bouffe 8 sur 13. Est-ce de l’humour ? ...de l’insignifiance ?… de l’autodérision ? Ceci, cela ? « L’ai-je bien descendu ? » Les comédiens « ne doivent pas se soucier du public ; autrement, ils jouent faux ». Mais s’ils ne se préoccupent pas des réactions du public, pourquoi jouer ? - Ils doivent sembler ne pas s’en préoccuper, mais capter de leurs antennes la température de la salle ; c’est plus subtil ! » Tout est plus subtil. Rien n’est automatique. Rien n’est une recette. Démerdez-vous (bis). Sera prévue pour le 18 en cette année lointaine une célébration de « l’anniversaire de Christophe », « mais qu’il n’y ait que nous », précise l’intéressé. Nous avons fait cela dans la salle à manger du temps où c’en était encore une. Le 11, j’ai donc passé à Sonia 30€ pour les 41 ans de son compagnon. Suit une note concernant d’autres célébrités : Lazarus et Max voulaient toujours avoir raison. Max, trop distant, justifiait devant l’autre « les énormes salaires des footballeurs » : étaient-ils présents ce 11 mai ? ou bien seulement évoqués ? C’est aujourd’hui le jour du Grand Déconfinement, nous sommes en 2020, 2067 nouveau style. Allons de ce pas nous nettoyer le corps, du haut en bas. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 2009 05 21 56 05 21 2156 05 21 Cette journée ne comporte qu’une seule note : « Je me suis pris le jet de la chasse d’eau dans la gueule et j’ai cru tout réparer avec un Sandow accroché à la porte de la « pharmacie ». Qu’est-ce que vous voulez que je tire de ça ? ...la chasse évidemment. Elle se trouve en contrebas, et jaillit de bas en haut. Habituellement, le jet de réapprovisionnement se heurte au couvercle en une espèce de faïence, sauf, évidemment, sauf ! si le réparateur s’est avisé de l’ôter, « pour vérifier ». Voilà c’est fait. Le bricolo referme le couvercle, ficelle de son mieux le réservoir, et tortille plus ou moins le tendeur autour d’une prétendue « pharmacie », décrochée depuis. Cette installation se complétait, se complète encore, par un remarquable mire-bite, autant dire un miroir en largeur, exactement au niveau de ce que nous avons pudiquement écrit après le trait d’union. Il paraît que Brigitte Bardot – quoi, « l’association d’idées » ? un peu de patience ! - a déserté un cours de comédie, jusque là rien d’étonnant, mais dont le directeur n’avait qu’un seul conseil à donner à ses disciples : « La seule chose à ne jamais oublier : il faut toujours pouvoir se regarder pisser », ce qui excluait sexistement les femmes de la course. Il fallait, en somme, ne pas prendre de ventre, de vieux tics de cabots et autres couches de couenne. Le miroir de nos toilettes, judicieusement installé, d’aucuns diront vicieusement, permettait aux composants mâles de la famille de vérifier que leurs attributs ne s’étaient pas envolés depuis leur dernière miction, ni rabougris. Messieurs, plus besoin de vous gratter les couilles : venez donc pisser à la maison (« y a du vin rouge du saucisson »). Avec le temps « va tout s’en va », le miroir s’est terni, taché, piqué. Ce qui s’y reflétait ne s’en est pas sorti non plus sans quelque dommage, moins visibles (espérons) de l’extérieur que ceux de l’âme et du cœur de ceux qui le transportent. Tout de même, j’ai suspendu au travers et de haut en bas du « beau miroir » une espèce de doudou bariolé qui pendouille et réjouit les drôles de passage sans qu’on puisse y trouver scandale, et, ma foi, ce n’est pas si mal vu. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 2010 06 01 2067 06 01 22 Les temps où j’ai vécu se rapprochent dangereusement des temps où je mourrai. « Voici dix ans » ; puis-je dire « dans dix ans » ? La relation de ce qui arriva compte peu vis-à-vis de ce qu’il faudrait proclamer pour lés générations futures. Puis il faudra se réconcilier avec Dieu, voire sombrer dans la bigoterie de Manuel de Falla. Ce qui s’est passé ne concerne que moi. Nul personnage important de l’Histoire ne m’a ne serait-ce qu’effleuré. Redoutables pouvoirs que ceux de l’historien : Péguy (« Délation ») montre bien l’arbitraire qui existe à tirer des pénombres tel ou tel qui n’en vécut pas moins que les autres, ou bien à l’y repousser d’un pied dédaigneux. À présent passons aux faits, puisqu’il n’y a que ça : 1er juin 2010, ligne 1. Nous sommes à Boomville, dans l‘Arkansas, où je ne mettrai jamais les pieds. Qui veut mettre les pieds en Arkansas ? ...ne pas prononcer le s final. Nous étions un mardi, et notre prétention était de fixer, d’emblée, pour le jour même ou pour le suivant, un « emploi du temps ». Puis de suivre un « canon », à la façon d’un prêtre officiant. L’écrivain trie en permanence, pour le tribunal de son histoire, les témoins qui survivront, un instant, dans le faisceau de la lampe, et ceux qui retourneront à l’ombre. S’il ne fait pas ce tri, il disparaît (« Délation »). Il voit des notes mystérieuses. Il ne sait pas s’il faut lire « S2 » ou « 52 ». Il voit « Ne vais pas voir K.N. » Il n’indiquait pas les rencontres, il notait les absences, pour lesquelles un anonymat n’était plis de mise. Cette avant-dernière année d’amour de faisait sans physique, Lecteur, quitte ce corps. Quitte cette épaule. Il ne fallait pas écrire en ce temps-là. Il fallait que L’amour dure trois ans comme il est dit en Frédéric, IV, 5. Il ne fallait pas non plus tomber au niveau de Carrère, qui mêle à tout son propre moi ; jamais ou presque un auteur ne m’aura aussi bien appris ce qu’il ne faut pas écrire. Il faut donc tomber à son propre niveau. Et vous ? « Recevons colis bouteille champagne Fauchon, de la Société Générale ». Immense générosité bancaire. Gage de fidélité qu’il fallait obtenir de haute lutte. « Il fallait » : tout est là. Il ne fallait pas boire. Une si petite bouteille. Un si gros foie, si fragile. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 2011 06 14 2057 06 14 2157 06 14 23 Que d’évènements, que d’anecdotes, que de pauvretés. Introduis Dieu dans ta vie, et fous-toi du reste. Blasphème gratuit : Introduis ce que tu veux dans ce que du veux, etc. J’arrive à Brewton, « hé » , pourquoi « hé » ? ...c’est en Alabama… « Shampoing 37 », parce que Ma Personne s’est servi du Premier shampoing, puis du Septième. Et vous ? Pourquoi la ville de FOIX en tête de page, en capitales ? Lisais-je le Robinson Crusoë sans coupures ? Pourquoi n’ai-je pu « refaire le petit lit de mon bureau » ? Pourquoi ne me suis-je pas gratté le cul ? Est-il bien nécessaire d’être aussi vulgaire ? Plus exactement, gemein, « commun » auf Deutsch ? Une promenade m’a mené rue Jacques Cartier : la belle affaire ! Le 12 de cette année pour de bon est mort Jean Raspail. Discrètement,pour ne pas aiguiser les crocs des hyènes. Tristesse. Neuf ans plus tôt, « promenade Bd Brandenbourg », du nom de cette porte au sommet de laquelle sauta joyeusement la croix gammée. « Oh ! Le monsieur qui veut faire éditer ce que tout le monde aurait dit » ! Oh stagiaire écervelée, ô branleuse sûre de son droit, de son bon doigt ! « Oh, oh… ! » priaient les Sauvages. « Et moi je leur appris le Notre-Père », qui dit cela ? Robinson ? Vendredi, ni l’un ni l’autre ? N’ayant pas avec moi l’immortel parasol du Naufragé, je dus m’abriter au pied d’un arbre « sous » le pont d’Aquitaine. Et passant devant un garage, bonnes gens ! je fus interpellé par une femme, pour avoir ramassé par terre une pile, rendez-vous compte ! ...elle prétendait, cette grue, qu’elle lui appartenait, puisqu’elle était tombée devant sa porte ! Comment que j’te l’lai rembarrée ! des clous ! - quelle que soit l’exclamation authentique, je ne cédai pas à cette exorbitante revendication et poursuivis ma route, tel un nouveau Jacques Cartier. À mon retour d’expédition, je trempai vaillamment « Lorenzo » dans la lessive, ainsi qu’ « Aimé Césaire », deux singes en peluche, et je les ai serrés très fort dans une serviette afin de les sécher. J’avais bien employé ma journée, et encore, je ne vous dis pas tout. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 27 06 2012 2059 06 27 2159 06 27 24 Et ce qui devait arriver arrivut. Toute une journée dont on ne se souvient plus, du tout, dont la seule indication tient tout entier dans le programme de télé du soir : My name is Hallum Foe, pas même traduit du titre. « Magnifique » ai-je écrit, « escalade de toits par un garçon de cuisine voyeur, nostalgique de sa mère ». De quoi m’emballer l’oreillette, mais pas l’hippocampe, siège de la mémoire – d’ailleurs,comment être « nostalgique de sa mère » ? Le no comprendo. La journée dont on ne se rappelle rien. Autrefois, c’était un point d’interrogation. À 68 ans que j’avais, le point de repère où m’accrocher l’huître ne tient plus. Ce qui prouve que rien ne vaut, qu’il faut lâcher prise au lieu de se débattre. Un film « magnifique » de surcroît. Nous vérifions cela. « Il rencontre à Edimbourg une fille qui ressemble étrangement à sa mère ». Il accuse la maîtresse de son père d’avoir tué sa première femme. Non. Toujours rien. On se laisse entraîner par le cul et après. J’insiste : « un de ces petits films que certains chérissent comme un chef-d’œuvre », critique de L’Express en 2008. Il y avait le meilleur de la musique pop d’époque, et je tombe régulièrement amoureux de toutes les jeunes actrices, comme à 16 ans, ajoutez 60 en octobre. « Introduis Dieu dans ta vie et fous-toi du reste ». « Introduis ton doigt dans ta chatte et fous-toi des mecs ». Et c’est ma foi vrai. L’intensité, le vécu de 24 putains d’heures de suite, dépend uniquement de la quantité de vie personnelle, intime et spirituelle que tu as pu y introduire. C’était un mercredi. J’étais à Bunta : un port de Célèbes (Sulawesi). En ce temps-là je répertoriais tout. Puis je me suis avisé qu’à ce rythme, dussé-je vivre plus de 100 ans, je ne dépasserais pas la lettre E. À présent je ne cherche plus mes villes qu’au rythme d’une seule par colonne, je finis l’initiale «S ». COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 09 07 2013 2060 07 09 2160 07 09 25 Une date enfin fixée dans la mémoire : deux faits vaniteux sont venus s’accrocher à la toile. Revenant d’une expédition à Mondial Tissus par une « chaleur étouffante », nous revenions, Mafamémoy, par une de ces petites bagnoles cuiseuses de gigots mous. Qu’aperçûmes-nous, courbé sous le cagnard et sur la terre, soit : entre terre et cagnard ? Notre voisin, nommé Lageyre, qui nous pardonnera de le mentionner nommément : « Haha ! m’écriai-je avec Hesprit. Monsieur Lageyre en tenue légère ! Un simple short, un chapeau d’été, torse nu et sandales. Il eut l’esprit de s’esclaffer, et nous citons encore, Mafémoy, cette saillie du temps où nous et lui ne nous tutoyions pas encore. Il faudrait là-dessus, ne sachant plus quoi dire, que nous nous étendissions sur ce voisin, le meilleur des hommes. Ne faudrait-il pas aussi développer toutes les relations tissées au cours des ans avec notre médecine, Frau Doktorin Emma von Wittgenstein, dont je pensais pourtant qu’elle plongeait, bouteilles au dos, au large de Figueiras ? Vous devez confondre me dit-elle avec le plus inimitable accent, je fais de la voile à Biscarrosse. Se peut-il que la mémoire nous joue de ces tours à ce point ? Cet éphéméride n’aura-t-il été qu’un réservoir d’anecdotes où le petit auteur juché sur ses grands pieds se montrera sous son jour favorable, ou ridicule, ce qui relève de la même complaisance ? Quoi ? Juste des ragots, comme un vulgaire poète amateur de gloare, dont le seul talent fut de dénigrer, ridiculiser, traîner dans la boue ses bienfaiteurs ? Il me souvient aussi de telle femme qui s’était fendu d’un catalogue d’amants, avec appréciations et notes sur 10 ? « La Distribution des Prix des Trophées de Madame ». Je figurais dans la liste. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 20 07 2014 2055 07 20 2155 07 20 26 Plus nos évènements se rapprochent, plus ils prennent des couleurs fades et convenues. La patine le cède à la poussière. Un incident de doigt d’honneur semble avoir été omis. Je l’inscris en tête de colonne. Il m’a fallu accompagner Arielle aux quais d’Arlac, se tromper de parking, ressortir du parking, monter dans un train stupide qui nous a remmené Gare St-Jean, car il faut revenir à Bordeaux pour capter le convoi d’Arcachon. Ne plus prendre cette ligne ridicule, qui ne fonctionne que dans un seul sens. Voyez la passion d’une telle existence, réduite à ses circonstances. Nous supposons qu’Arielle a rejoint Marie-Pascale dans son hôtel, pour faire trempette au Bassin. Marie-Pascale ne l’aura pas baisée, malgré sa corpulence. Il m’arrive d’être seul. Elle est parvenue à bon port avec une heure de retard. Mais que ne pardonne-t-on pas à une femme sympathique. Revenu chez moi, ne me suis-je pas trouvé encombré de Christophe mon gendre, qui ne doit jamais lire ces lignes. Il est accompagné de Sonia, qui lira ces lignes. Ils m’exposent tous deux avec véhémence les avantages qu’il y aurait à vendre ma propriété, moyennant quoi je serais libre, avec mon épouse sa mère, de trouver un logement, vers Cadaujac ou l’Entre-Deux-Mers. L’écrivaillon peine ici çà relater de si triviales inrusions. Mais le principal rôle reste à Christophe. Ce dernier ne comprend pas que notre fille « se détende » à venir chez moi. Il « se voit reprocher par Sonia de vouloir refaire la vie des gens ». Les assauts à ce sujet ne datent donc pas d’hier. Encore aujourd’hui les oiseaux tournent encore autour du fort héritage. Pour faire vite, mentionnons Les Ripoux avec Lermite et Noiret, « succulent » : juste pour montrer que sitôt Arielle absente, je peux enfin regarder ces films dits « rigolos ». Et je ne vendrai pas cette COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 20 07 2014 2055 07 20 2155 07 20 27 maison. Jamais. David en voudrait « sa part », alors qu’il n’est pas le frère de sa mère… Il vise une division en lots de copropriété. Nous dirons donc 2 400 de géomètre, et ce n’est pas tout. Le dédale finanço-administratif menace de s’éterniser. Ce n’est pas pour rien que les constructions spéculatives de Balzac figurent parmi les plus rasantes de son œuvre. Birotteau et Nucingen figurent parmi les champions de l’emmerdement. Rien ici sur mes libertés internes, le climat de Ma Recherche et autres éloignements de Mes Petits Démoniots. Vous n’apprenez pas plus de ces lignes qu’à feuilleter l’agenda proprement dit, plutôt le mémorandum. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 30 07 20 2067 07 30 2167 07 30 28 Voici les cinq dernières années. 2015, alias deux mille soixante-sept, voire 167, appartient aux dernières collantes, où tout se retrouve de plus en plus à l’identique. Trente-et-unième anniversaire, à l’époque, de la mort de ma mère. Mais en 2015, ce n’était plus que le « Rien à signaler ». Il ne fallait que « diminuer le nombre de verres et de couverts », prélude à l’exil de toute vaisselle sale dans la maisonnette, en proie aux desséchements, moisissures et autres pourritures. La journée pourrait être d’aujourd’hui. Sa Majesté Diarrhée régnait en maître, entendez Hollande, et nous avions prévu « mdb »… « moins de bains » ? « nptm » : « ne pas tout manger » ? ô immaturité ! disent-ils… Nous hantions les parages d’Ornatchivtsi », nous avions prévu d’ouïr en sa gloire Michel Onfray, année 2006, rubrique 13, chapitre 2, minute 2. « La vie va ». Ce pourrait être aujourd’hui. Nous avons retouché Crise et reniements, faiblard écho de Dostoï et Bergman, ouvrage maintes fois retouché, aux personnages veules, pleutres, cartilagineux, qui jamais ne brillera, ni au pinacle ni au pilori. Seule brille la dernière phrase, l’ « exkipitt » des incultes : « Tu manques de caractère, Ence. » De très grands écrivains (Hoffmann, Tolkien) tirent de leurs existences poudreuses des mondes merveilleux, mais la bonne volonté ne s’élève guère au-dessus de la vie qu’elle s’est tricotée. Qu’il est bon de noter le coup de téléphone d’un ami, l’interruption d’un portable et son égarement ; de ne plus savoir ce qu’il demandait, de le vérifier le surlendemain par une mention du bistrot qui sert encore à nos rendez-vous… Non non, rien n’a changé / Tout, tout a continué ! Ô immaturité de merde… Garçons de 13 ans chantant tous au- COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 30 07 20 2067 07 30 2167 07 30 29 dessous de leurs abondantes tignasses, car en ce temps, les hommes dès leur plus jeune âge enfin prenaient conscience de leur beauté… en 2015, ils étaient tous redevenus gendarmes ou moniteurs de colo, plus hideux les uns que les autres – pis encore : quelconques… Le même jour, pourvu pour deux mois encore et quatorze jours de nos soixante-dix ans (septante), nous faisions parvenir à tel théâtre son programme , dûment mot à mot corrigé. Comme l’année d’avant, nous estimions pesants les devoirs d’une Présidence de papier ; mais sans nos garanties, adieu les subventions… « Il ne sait dire que ce que tout le monde dirait ! » Bien sûr, jeune correctrice de mes deux, bien sûr… Puis nous recevions, du même téléphone, un rarissime coup, un « téléphonage » disait Proust, de telle amie désormais disparue, aubaine auditive, amorce d’invitation peut-être, car nous étions Arielle et moi sollicités chez tel ou tel. Pour finir cette belle journée, nous nous sommes plongés dans le sang guillotinnier de la Terreur… COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 09 08 20 2067 08 09 2167 08 09 30 Le neuf août, on ne fout plus rien. On javellise le carrelage. On achète des cigarettes. On se plonge en l’an 16, devenu 67 par le pape Benoît LXVII ; l’autre n’est qu’un rince-burettes. En 16/67, Anita était toujours vivante, avec son accent artésien, et nul n’aurait prévu que, etc. Nos vrais amis malgré la calomnie, la nôtre, à moins que la schizophrénie ne nous ait tous modelés à son moule, sont venus nous voir, alléchés par un bon repas de conserves et de congelés. La Marquise aux Clopes reposait encore, et rien n’était près selon les critères des femmes d’intérieur. Nous parlâmes, enfin, j’en ai fait fonction, mais sans parvenir à réchauffer l’indifférence. Mais comme nous en rîmes (du verbe « rire » pour les ignares qui nos lisent, « nous lûmes », « nous rîmes »), l’inconvénient s’en trouva quelque peu pallié. Nous savons donc, eux et nous, à quel point de relations réelles nous en sommes, et à mêmes de mesurer les parts de vérités et de mensonge recelés aussi bien dans les sincérités que dans les masques. Ce qui tendrait à prouver que bien et longuement touillés, les poissons devraient finir par se noyer. Des similitudes se déduisent de tels manèges décennaux, où les nonchalantes flemmassouses excipent de leurs langueurs pour postuler aux honneurs de la dépression chronique. Mais trêve de flatteries : alors que j’attends blotti dans mon habitacle voiturier que la patiente se soit épanchée dans le cabinet du patient médecin, je reçois sur téléphone une communication d’Anita (reste à vivre 3 ans et 10 jours) m’informant que son frère, enfin, celui qui reste, séjourne présentement chez elle, et souhaiterait me voir. Ruons-nous-y ! cet André, veuf, ressemble au modèle F., dit Montre-Bite, ce qu’il fait régulièrement chez Marquise-Desclopes, ce qui est aussi chez moi. André a les yeux pochés par ses voyages, et le parler grasseyant du pédant. De l’ « imbu » comme on dit à présent. Donc, lui et moi, sur ce plan-là d’égalité, entreprenons d’accaparer la conversation, du plus haut et fort qu’il se peut. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 22 08 20 2064 08 22 2164 08 20 31 À mesure que nous descendons nous remettons nos pas dans nos vieilles empreintes, et le 22 août 64 nous reconsultions l’an 53… Nous parvenions à Khorog, et nous établissions pour nos précieux shampoings le rite poursuivi jusqu’à nos jours. Simplement, nous appelions « pesée » ce qui n’était pas encore, tout simplement, « poids ». 87k 1, c’était trop, bien trop, nos cuisses se touchaient. Jamais nos cuisses ne porteraient d’enfants. Nous avions travaillé sur Poutine, à moins qu’il ne s’agît de Raspoutine : l’un qui voyage, l’autre qui s’embourbe. Consultez-donc vos dictionnaires. C’étaient déjà les journées qui s’écoulent : « Tu regardes le mur de ta cellule, et tu t’aperçois que cinq années ont passé » : Au nom du fils. Nous avons toqué, juste un peu, aux portes de l’éternité. Tous les jours nous reviennent les relents, renvois et remugles du passé. L’avenir y sera semblable. Nous adressons toujours nos pensées à Xavier de Maistre, auteur de l’immémorial Voyage autour de ma chambre. Nous l’avons oublié, nous avons oublié de lire et de vivre ; cette petite musique de friselis sur l’eau restera de nous si la marée veut bien. Oui, jeune fille, je dis ce que chacun peut dire. Vois ton sexe entre ses tendons et songe à son manque total de variantes. L’idéal est de ressentir le passé, de le sentir une seconde fois. Pour en jouir et supposer que nous y pourrions encore quelque chose, à chaque seconde, à chaque poussière d’instant. Nous ravalerions nos digestions en les redécomposant d’une autre sorte. Nous essorerions la condition humaine jusqu’à la satiété, jusqu’à la plus complète lassitude. Qu’il soit beaucoup pardonné aux jeunes filles de 18 ans. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 32 020920 20650902 21650902 Nous atteignons le rebord du surplomb. Les questions se posent. Deux ans seulement nous séparent d’alors. Un « cauchemar abject » nous a visité le matin : je bouffais une cuisse de mon chat, qui repartait sur trois pattes, et dans mon rêve, je sanglotais. Bonne introduction à la journée. Mais en ce temps-là, l’idée n’avait pas encore traversé mon éponge : nulle trace d’états antérieurs, simple mention de lieux à jamais vierges de nos pas « Santa Gertrudis » du Mexique, et « Goianinha » du Brésil. Le matin, mon corps avait fait des courses, et dépenaillé un canapé bien défoncé chez Maître Jacques : nous avions balancé les débris détrempés au fin fond d’un conteneur de déchetterie, et nous avions parlé de politique, ou d’histoires de cul. Jacques est le seul qui m’ait supporté si longtemps, et avec du mérite< ; j’ai dit pis que pendre de lui, sans qu’il m’en fasse un seul reproche. C’est ainsi que je traite mes proches, et tout un chacun. Plus modérément ces temps-ci ? Christophe et moi n’avons plus envie de nous revoir : depuis plus de trente ans nous en sommes ai même point. En 65, je l’ai salué sur son clic-clac, il a peut-être assaisonné son fils, parlant de « l’autre blaireau qui n’a toujours pas trouvé de boulot ». Si j’ai bonne mémoire, lui non plus, en son temps, ne se précipitait pas sur toutes les places proposées – lesquelles, d’ailleurs ? ...et je n’ai jamais manqué, personnellement, de prendre des congés fleuves, disons un mois, sitôt que mes petits nerfs fragiles m’en fournissaient l’excellente occasion. Il m’est impossible de me débarrasser de ces opinions banales, de tous les fossés de la pensée bien creusés. Max m’envoie « un texto assez long » : à quel sujet ? Les grands intervalles de nos revoyures se justifient-ils en fonction de nos appréhensions communes de l’existence ? Distance avec les uns par indifférence, distance avec les autres par affinités d’âme ? Il serait COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 33 020920 20650902 21650902 catalogué « gauche », et je serais étiqueté de « droite » : les catégories seraient-elles seulement fonction du vocabulaire ? Mais si tout est toujours pareil tout le temps, qu’est-ce que nous allons bien pouvoir foutre de tout cet espace et du temps accordé entre ciel et terre, soupir ultime et premier cri ? Le deux décembre, nous aurons baptême : ce sera une grande fête, sans commémoration d’Empire ou d’Austerlitz. Aliénor aura un an. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 130919 2066 09 13 2166 09 13 34 De plus en plus depuis la moue de Busnel, « ce n’est pas en publiant un roman que l’on devient célèbre »,se pose la question de la nécessité d’écrire : pour quelle destinée ? n’y a-t-il plus que le présent ? auquel en succède un autre ? De plus en plus aussi, face au déferlement de connerie terrestre, se pose la question du lectorat : est-ce pour ces imbéciles que j’écris ? Nous renvoyons au cauchemar de Buzzati, face aux étagères d’ouvrages innombrables. Il s’éveilla, et se mit à écrire, ne fût-ce que pour un seul qui l’attendrait, lui et son livre. Le treize septembre est retenu, au Moyen Orient, comme le jour du Septembre Noir, ou massacre des Palestiniens par le gouvernement jordanien. Mais ici, particulièrement, égocentriquement, rien n’y fait référence. Ce 13 était un vendredi, nous faisions escale à Manastir de Bulgarie, nous pensions à téléphoner à notre beau-fils, et le modèle Frédéric C. venait montrer sa bite à domicile. Nous prenions donc nos cliques et nos claques, la voiture qui les contenait avec nous, et nous explorions la rue Dom Devienne, Dominicain, « près du collège Aliénor d’Aquitaine ». Aucun souvenir de ce Dom avec un « m ». Ni de la rue, près du Cours de la Marne. Et le Piéton de Bordeaux n’avait pas son plan – rhôôô… Chaleur ? murs blancs ? rien ne manquait de ce côté. Puis nous nous rabattions, après cuisson, sur la fraîche Merdiathèque de Merdignac (faut bien rigoler) (je n’en vois pas la nécessité, Lazarus dixit) – afin de retrouver un livre, un livre qu’on ne trouve plus, un livre pilonné. Ça alors. Quel scandale. Pire qu’un massacre de Palos (ils ont raté Arafat). Le titre ? « Le triomphe de la mort ». À merveille Mireille. L’auteur : Eduardo Rebulla – beau titre. Depuis le tableau de Breughel. « Ligne de terre » est le sous-titre. Pilonnée la mort, battue la terre. Aucun souvenir. Comme il faut que cela se sache, je le dis à l’employée : « Je ne me souviens de rien »... COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 35 250960 25092067 25092167 Au début bé rishonn de l’année 59 j’étais furieux contre le temps. C’était encore mes années 50, celles de l’enfance crasseuse, boue dehors, boue dedans. Il me smblait poursuive une increvable enfance, et passé 15 ans, je me sentais pousser des ailes d’adolescent. Puis l’année 60, je voulus marquer le coup en commençant un carnet personnel. Celui-là jamais je ne l’ai fait traîner exprès ni involontairement. 1960 serait l’année de ma naissance. L’année du rock, mais je n’en fus qu’un tiède amateur, imitant la trompette à mes moments perdus, m’imaginant devant des foules brise-rangées de bancs. Vous ne savez pas la prison que c’était d’avoir 15 ans en 1960. « Réfléchir à « La décadence de l’humanité » (noté le 24 au soir) action Amérique – différentes formes (art – esprit) note valable pour les journées suivantes) – recopier gym (écrire « V » (« cinq ») en haut). La NASA prédit l’effondrement de notre civilisation « pour les prochaines décennies ». Mais je le ressentais déjà, et tous les autres avant moi, depuis la création des temps. Du calme. Notre espèce est un parasite immensément adaptable, et nous peuplerons encore les replis et ravins de notre monde pour 300 000 ans, comme nous aurons toujours fait. Mais à quinze ans, penser à rédiger un immense ouvrage portant ce titre, La décadence de l’humanité, cela n’effrayera que les incultes en adolescence. Rien d’étonnant non plus d’en rendre les États-Unis responsables, dans leur art, dans leur esprit : ce que j’en avais appris à 15 ans, d’après ce que j’entendais dire. Jamais l’Europe n’a autant déteste l’Amérique depuis le Sauvetage du Débarquement. Papa, va chier. Pourrais-tu joindre un chèque pour ma chambre d’étudiant. C’est à 15ans qu’on veut sauver le monde, en écrivant une vaste somme, en désignant le coupable, en révélant à la Terre entière qui ne s’en serait jamais doutée. Nous serons le Messie ou rien. Nous voudrons conserver nos 15 ans, puis COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 36 nos 18, avant de nous apercevoir à 75 que nous en sommes restés à 13. En attendant sur le tapis de sol, nous faisions nos exercices gymnastiques, afin de faire basculer le gros colon vers le haut, car sa boucle, de naissance, passait par dessous et non au dessus. Notre tante, prof de gym, oubliait que les intestins sont fixes, car ils sont pris et stabilisés par une membrane interne, très solide, appelée le mésenthère, autant dire « la transintestinale ». COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 37 081061 20081008 21081008 Le 8 octobre 1961, 2008 ou 2018 « ou quel que soit le nom que tu portes » offre des perspectives étroites. Il était capital à mes yeux que j’effectuasse mes exercices d’allemand, car il n’aurait pas été question d’enseigner à Tanger cette langue maudite depuis la canonnière de Guillaume. Aussi nous étions-nous rabattus sur une école par correspondance, qui me fit découvrir La montagne magique et son témoin Hans Castorp. Ce nom me parut détestable, artificiel et germanophobe : l’initiale est la lettre K, et non pas le C. Il fumait la pipe je crois, et s’intéressait à la botanique, die Botanik évidemment. Le jour du bac, l’administration dépêcha pour moi seul un septuagénaire essoufflé qui me laissa l’étourdir de longues phrases, en réponse à ses questions soigneusement écrites et qu’il articulait besogneusement. Ce jour de la Ste Brigitte il fallait lire deux fois le texte, le copier puis le traduire oralement. On apprenait les langues en ce temps-là comme un travail, même fastidieux, même absurde, et non pas en « rigolant » avec « des copains » sans le moindre mot de français. L’autre méthode permet d’éliminer rapidement les lourdauds qui n’ont pas su saisir au vol dès les premiers cours les codes de la compréhension instantanée ; ils restent à patauger dans l’ignorance. Ah les cons ! Ils peuvent toujours se rattraper au Monopoly : nous sommes allés chez les Médoune, avec papa, avec maman, et j’ai gagné,  « presque tout de suite », pour mon triomphe et l’emmerdement de tous : car si le jeu de société tourne court, il va bien falloir se parler en vrai. Nous avons traîné ces jeux tout au long de notre vie. Quant au Médoune, qui sont rentrés en France une année avant nous, ils nous ont vus sans plaisir les suivre à 25km de leur nouveau domicile, en Métropole. Ils ont le plus possible espacé les rencontres, afin de bien montrer à mes parents et à moi-même de quel peu d’estime et d’amitié réelles nous étions dignes. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 38 19 10 1962 2009 10 19 2109 10 19 Sombre inoubliable époque de 62, où la guerre s’arrête en Afrique du Nord, où les fusées menacent à Cuba. Mes parents sont inquiets sans raison. À deux ans près, je « faisais l’Algérie ». Au lieu de cela, je vécus à l’abri au lycée Montaigne de Bordeaux. Ce n’étaient que des garçons. Mais quelques filles s’introduisaient goutte à goutte. L’une d’elles s’appelait Soleilhès, ce qui fait langue d’oc en diable. Et comme elle était seule de son sexe, je l’ai trouvée belle et courtisable ; après avoir vaqué à mon Plaute, à mon Catilina, j’avais glissé dans je ne sais quoi « la lettre » à Soleilhès. Elle (ma lettre) affirmait une grande tendresse, et une plus grande encore à venir. Hélas, ma rousse ingrate s’empressa de s’esclaffer en public aux grands éclats de rire de ses compagnons mâles, et je n’eusse jamais pensé qu’une jeune fille (pensez donc ! une jeune fille !) fût susceptible d’une telle grossièreté de sentiments. Je ravalai ma rage, Au tableau, je pus lire la finesse extrême : « Pour vivre en paix, vivez en Soleilhès ! » Ce qui témoignait du moins de quelques rudiments d’anatomie féminine. Et ces rustauderies trouvaient preneurs, voire preneuse ? ...alors que mes délicatesses inspiraient le sarcasme ? Outré, saisissant la craie dans la salle déserte, j’écrivis « Qu’elle repose en bêche » : assonance médiocre, mais réplique cinglante : ma courtisée rouquine était une bêcheuse. Elle s’entendit très bien avec mes congénères d’une autre section, partageant leurs gaillarderies de cantinière. Voilà ce qu’il en est d’un grand couillon de 18 ans, qui se débat encore dans l’ignorance des changements de codes. Les délicatesses passaient pour des balourdises, sans doute à juste titre. À la fin du trimestre je fus renvoyé, car je fouettais les poteaux du préau en gueulant sale juif j’aurai ta peau, je soufflais ma fumée par les trous de COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 39 19 10 1962 2009 10 19 2109 10 19 serrure, et par le grand escalier, je parvenais sur les arrières de l’appartement provisorial, où, depuis le palier, je hurlais des tombereaux d’insultes. Le proviseur, au nom double, convoqua ma mère qui fit le trajet depuis Mussidan (Dordogne), pour s’entendre dire que son fils ne parviendrait jamais à rien, qu’il était exclus non pas de l’établissement mais de l’internat, ce qui me réduisait à prendre une chambre en ville. En ce temps-là, trois ans nous séparaient encore de la majorité, chose que les jeunes d’à présent ne pourraient concevoir, et je suis retourné chez mes parents. Ma mère fut outrée d’avoir dû faire un aller-retour Bergerac-Bordeaux, et s’empressa de m’engueuler copieusement au retour, comme si en vérité j’y avais pu quelque chose… COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 40 311063 20101031 21101031 Nous voici propulsé à l’Université, en ces temps glorieux où la Faculté de Lettres se tenait encore en Centre Ville, autour et au-dessus de la dépouille de Montaigne. Fierté, ignorance, déambulation dans les couloirs. Les amphithéâtres et les toilettes sont encore adornés de leurs plaques bien vissées. Je dévisserai peu à peu les capuchons de boulons, pour les planquer dans un tiroir de table de nuit. Ce n’est pas seulement la rentrée de toute ma science, mais, je l ignore encore à peu près, le début d’une histoire d’amour et conjugale qui dure encore. J’ai repéré un nez qui pointe sous un rideau de cheveux. Je me placerai devant ce nez, assis, pour obtenir son adresse par-dessus l’épaule. Toute ma vie est là. Il n’y a plus que des étudiants, quiconque n’est pas étudiant n’est qu’une poussière à mes yeux. De Gaulle règne sur la France, et j’ai remporté Dieu sait quoi en juin passé. Le 31 octobre, Ste Lucile. Un amour immodéré  du calembour bon nous fait écrire « Logisme », parce que « Lucile-logisme ». Voilà une journée bien commencée. Pour marquer le début d’une aventure, il faut « demander robe de chambre » : sans doute pour supporter le froid de ma piaule universitaire, où se dérouleront tant d’aventures passionnantes : bâtiment A, rez-de-chaussée, chambre 1, conséquemment, numéro A – A- 1. Il en faut bien 1. C’est bien grâce à mes parents, et à leur faible entregent, que j’obtiens une chambre rue Budos, et non pas en fonction de critères économico-administratifs. Désormais tout passera par l’itinéraire de la rue de Pessac, rue Paul-Louis Lande, Victor Hugo et retour. À 15h, cours de latin, matière élitiste, fasciste et pédophile. Mais nous ne le savons pas encore. Les écailles ne sont pas tombées de nos yeux. De Gaulle règne encore, et John Fitzgerald est vivant pour 23 jours encore. Le cours de latin est donnée par Melle Desports, tas de graisse pyramidal, dont les mains grassouillettes doivent se faufiler sous le tablier de COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 41 311063 20101031 21101031 forgeron pour d’hygiéniques et fréquentes branlettes, mais ne disons pas de mal des femmes, surtout infortunées. Sa voie grasseye inexorablement. Elle fera cours sur les « élégiaques latins », dont le petit branleur que je suis apprend l’existence, à savoir « Catulle, Tibulle, Properce », le trio des trentenaires morts. Elle prononce « Pwo-pèw-ce », avec tout l’arrière de la glotte, c’est dégueulasse, avec une face de Bouddha hilare où se superposent les graisses. On ne dit pas de mal. On ne propage pas la haine. Melle D. révère son maître, le Professeur Boyancé, auteur d’un « Sentiment religieux dans le VIe chant de l’ « Énéide ». Nous notons tout. Ce soir, je reprendrai le train pour la métropole mussidanaise… COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 42 64 11 12 2011 11 12 2111 11 12 Qu’est-ce que j’étais con à vingt ans. La croix gammée en quatrième de couve, « Néo Fascisme Européen ». Plus haut dans les mois, la recroix gammée : en légende, « renaîtra ». Je confondais Hitler et Johnny, pour savoir exalter les foules. Le 12 novembre, je me suis branlé une fois. Le mardi de 63, c’était le jeudi 64 (année bissextile), donc le 317e et non 316e jour de l’année, restent 049, inchangé. St René s’affuble de « Sance », car « le calembour est l’excrément de l’esprit ». Une clochette verte surmontée d’une croix, chrétienne, finie par un petit portrait, qui porte donc l’entonnoir de la folie. Un mot rayé, « chin » ? « Voir Mesnard, pour lui traduire son Pascal » : vantardise de traducteur bidon, je ne suis pas allé voir le professeur Mesnard, non croyant. Le 12 novembre, même emploi du temps que la veille, emplie d’occupations d’étudiants. Et le soir du 12, « relire cours Fournier ». C’était la première véritable année d’université. Nos professeurs étaient prestigieux, Fournier sortait de son cartable une multitude de petits papiers, sur chacun desquels étaient écrits des notes en parfait fouillis, tantôt ce mot, tantôt cet autre dont il retraçait l’évolution phonétique, sans aucun lien d’une feuille à l’autre. Son érudition était telle que tout le monde se pressait dans la salle, écrivant sans frein ni relâche. Momie dans ses parchemins. À présent nos papiers portent tous leur patine, que nous ne changerions pour rien au monde. Ce jour-là, « début des inscriptions pour moi ». La « chemise de dehors » est-elle de tissu ou de poitrine ? Il faut : une « carte étudiante », une « pièce d’identité », un « certificat attestant que je reçois un traitement soumis à retenue pour pension civile » - une bourse, que j’ai trimballée en liquide six mois durant dans la pochette interne d’un veston. Et sous ce poids du COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 43 64 11 12 2011 11 12 2111 11 12 monte extérieur, six minuscules lignes en vert our l’intime : « me plains des snobs bordelais à Fournier pour le groupe de travail ». On pouvait donc parler à ce Fournier, paumé, très doux. Les groupes bordelais n’étaient pas snobs, mais ils n’acceptaient pas les yeux écarquillés, nile déséquilibre des propos. « Exposé Delabray en philologie, il ne s’était couché quà 6h 1/2 du matin », dommage, oublié- acheté flocons de lait et maïs à Prisunic, en ai mangé à Biblio [sic] e au cours de Lagrave. Raté cours Goldenson – arrivé après » - le nazillon suivait des cours d’hébreu... COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 44 651126 20121126 21121126 Le 26 novembre (Ste Delphine) soixante-cinq ou douze tient la partie inférieure de la page. La supérieure est du 25 (la Ste Catherine), où ma mère écrivit une longue lettreà ma directrice de Nontron. Mais autant dire tout de suite que le 26 est occupé d’une ma-gni-fique croix gammée dans son cercle, et c’est tout. C’est tout, et c’est gênant, car je me suis enfui de là-haut sur la carte : j’avais signé la feuille d’absence d’une croix gammée ; le 21 décembre,j’avais reçu une avoinée publique à Ste Foy (que de saintes!) pour m’être fait surpris à marcher dans le corridor au pas de l’oie. C’était romantique, pour moi, cette époque. Romantique et provocateur. Je comparais la fascination des foules pour Hitler à celle des auditeurs de Johnny Hallyday. Les juifs étaient partie prenante ce de cinéma plus que malsain : je m’apitoyais sur eux et jouissais de l’horreur de leur sort. N’ai-je pas déclaré que la grande erreur d’Hitler avait été l’antisémitisme ? « À part ça », c’était parfait! Adolphe aurait fait un bon Johnny ! Plût au ciel… En haut de ladite petite page figure aussi une croix vendéenne sur son cœur (je n’avais jamais mis les pieds en Vendée) , sur une grosse paire de couilles ou de fesses, le tout entouré des rayons de soleil de l’acclamation khâgne… Je plaide la connerie. Con, c’est mieux que nazi. Le texte du 25 est enveloppé par deux accolades, à gauche et en dessous, afin d’être réintégré au 26. Je revenais juste de ma fugue, de mon abandon de poste ; d’où les lettres de ma mère, pour passer d’une directrice à l’autre, et m’excuser auprès des sœurs Baglioni, qui me logeaient en râlant (« Qu’il est bruyant ! - Il le fait exprès ! ») Cette journée fut passée à Bordeaux. La grande affaire était l’inscription à la fac, avec ma future épouse comme il se dit dans les solennités : les frais d’inscriptions pour elle se montaient à 82F. Bientôt nous en serons à 820€ COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 45 651126 20121126 21121126 si le rouleau compresseur sde maintient. « revenez quand vous aurez le chèque ». À la bibliothèque de la faculté des Lettres, j’ai demandé à voir M. Guinard, directeur d’icelle, et l’on me donne son numéro de téléphone. C’était une grande bibliothèque traditionnelle, non pas une salle de sport bien éclairée où les bouquins tiennent bien moins de place que les « espaces libres ». Le soir, j’occupais la chambre 4 de l’hôtel : était-ce celui de la Tour, désormais de luxe ? « Que je vous dise », breviter : Guinard n’était pas au téléphone, j’ai regardé à la bibliothèque M. Jean Marais en costume de Néron, le directeur Guinard m’a donné rendez-vous le 27, achat de luvres de grec chez Ferret, « dois-je vous faire un paquet cadeau », chez Demangeat en retard pour 20h30, et tous ces évènements perdus,qui constituent nos très vaines journées, puisqu’il paraît que tout le monde peut le dire… COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 46 661206 20131206 2113120 Jours banals à Tours. Nous gelons sans doute au 122 rue Victor Hugo, traités comme des gamins. Nous cherchons, Arielle et moi, un autre appartement, pour moi seul, puisque Arielle se sent investie de possibles commandes à Paris. Nous connaissons bien Ossip Tcherkossian, bouclé, fringant, plus jeune agrégé de France. Nous autres ne serons jamais agrégés. L’un de nous souffrira de dépression sévère, Tcherkossian plus encore, ma personne la dilua toujours dans ses rouages cérébraux… Nous empruntions des bus, qui faisaient pchchch à tous les arrêts. Tcherkossian faisait des projets comme on en fait tous à vingt ans : une « association » à laquelle, dans le bus, je proposais modestement l’enrichissement par mes connaissances, m’étant toujours senti génie et pédagogue. Cependant, la construction « je lui parle que » ne semble pas prédisposer à ces prétentions : « pré- », « pré- », c’est ce que broute l’âne. Mais chacun ses travers. Ce groupe tcherkossien concernait sans doute « les études », poour Dieu sait quels progrès dans la science, et dans la mythologie d’époque du travail en groupe, forcément meilleur que la concentration solitaire. Et passant de l’égotisme aux préoccupations personnelles, je révélais à mon ami et confident notre recherche d’un appartement, car nous en avions assez, Arielle et moi, de croupit sous le mépris d’une propriétaire et de son grand pédé de fils (inexact : nous logions encore Hôtel Marceau). Et rentré chez Moi, je m’énervai, paraît-il, à cette pensée. Les gamins ne supportent pas d’être traités comme des gosses. La gaminerie pour le génie consistait à rechercher deux heures de suite un petit papier de notes géniales, sur un dialogue où je faisais concourir François Rabelais et Jean Genet (je (re) découvrais l’un et l’autre, les faisant s’affronter dans une pièce de théâtre. Laquelle s’inspirait des « Grenouilles » d’Aristophane. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 47 661206 20131206 21131206 D’où l’intérêt de faire des études. Ces notes figuraient sur le fameux papier rose des fiches d’emprunt (Bibliothèque Universitaire, au bord de la Loire). Ce soir-là de décembre, je me suis « énervé » (engueulé avec A.?) pour ne pas vouloir, pour ne pas oser retéléphoner au « 7, rue Berthelot ». Le plan de Tours me démangerait bien. Finalement, note couple s’y rendit, montant les étages, à l’affût des noms sur les portes. En ce temps-là, chaque immeuble d’importance comprenait sa concierge et son chien. Les deux nous ont rattrapé, comme dans un rêve de poursuite : il faut consulter l’agence du rez-de-chaussée ! Nous n’y avions pas pensé. Mais renseignement pris, l’appartement n’est pas meublé. « Ça ne peut nous convenir, bien que ce soit rue Bernard Palissy ». Il était de St-Avit, dans le Lot-et-Garonne. Les noms de mes enseignants figurent sur les pages du 7 et du 8 décembre : Mentré, Chanet, Batany, Guenier, deux femmes, deux hommes. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 45 671812 20671218 2167 12 18 Le passé ne revient pas dans la gueule. Pas au point de Chateaubriand, qui nous ravale au rang de barbares linguistiques. En ce décembre 67, nul ne pouvait rien prvoir. Nous étions à moins de quinze jours de 1968, dont rien encore n’a pu expliquer le prurit. Ce soir-là ballet. L’avant-veille c’était ballet aussi. Nous allions voir de vrais danseurs en chair et en os. Nous y avions cru, à 22 / 23 ans. Et nous pensions fixer à jamais ces pirouettes et bagatelles. JMF signifie Jeunesse Musicale de France. Ils étaient descendus de Paris, le Tout-Ballet de Bordeaux s’était déplacé dans les loges, pour honorer ceux de Paris, pour observer et prendre note. En cinquième nous étudiions Politesse chinoise. Sur scène à 20h 30 entra Érik Satie et Caline, gratifié d’un condescendant « seule la musique valable ». Satie nous est fort reconnaissant. Lui dont l’illustre Riotte disait « Monument d’imposture et d’indigence ». Riotte est en retraite ; Satie est toujours là. Lui succéda de Tchaïkovski La Belle, au bois dormant, bien mieux que sans virgule, extrait dansé par Ghislaine Thesmar, grâce et beauté, 24 ans, née à Pékin. Contre-Danse a droit à l’encre rouge. Dansé par Pietro Galli, « drôle, sans plus ». Quel étrange nom. Accompagnateur au piano des cours de danse de l’Opéra. Il est mort en 2012, et repose en cendres à Montussan. Le spectacle se poursuit par La proie de Schönberg, qui sévissait encore. Thesmar encore. Musique appréciée par le cuistre. C’était la partenaire de Michaël Denard. Elle est en retraite. La gloire l’effleurait, s’éloignait, les 18 décembre passent... COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 49 681230 123068 20151230 21151230 ÈPHÈMÉRIDES = RIDES ÉPHÈMÈRES Comme ça, en passant. 1968 : pages blanches du 27 mars au 6 juillet. La question est réglée. Le 30 décembre, je suis à Bordeaux. Bordeaux-les-Tombeaux. Il n’est question dans les lignes serrées de cette petite page, que de corvées pour tromper l’ennui. Les petits carreaux sont étroits, l’écriture comprimée : « beaucoup de travaux mornes, solfège, piano ; conférences, etc., accomplis par moi sans joie pour éviter l’ennui ». Le piano m’a duré deux ans. Il trône dans ma chambre à Libos, et je me sers de celui de Bordeaux. Bordeaux-les-Tombes. La rime n’y est plus, mais la chute est meilleure. Là-bas, au fond du 47, j’ai disposé du chocolat moisi pour que la touche émette un son depuis le buffet. Une jeune femme désagréable me tient lieu de professeur. Sa voix est aigre. Pour moi, de 23 ans, 27 est un âge respectable, de matrone, du moins de jeune mère. Elle m’empêche d’improviser, ce qui nuirait à mon apprentissage. Parallèlement, et juste après, je m’escrime au solfège : c’est mettre les sardines au dessert. Tout cela n’est qu’une corvée. Poser, c’est exister. C’est déjà exister. L’après-midi, le Héros de Soixante-Huit va en courses. Vous le voyez, même si l’Histoire s’enflamme, le quotidien subsiste. D’où l’inanité des cahiers mémoriels. J’ai donc posté un chèque à l’Hôtellier, autre matrone de 27ans, que je vouvoyais l’année précédente à Cenon. Quelle dette obscure ?… prolongation de quoi ? Quel pli  glissé dans la boîte aux lettres d’un certain Demangeat ? N’était-ce pas un désistement d’Arielle, sa patiente?Je ne pense pas avoir jamais consulté celui-là. Pourquoi n’est-il pas efficace de consulter lorsqu’on vous y force ? Lorsque c’est « l’extérieur » qui vous conseille vivement de « voir un psychiatre », parce que vraiment t’es trop chiant ? Pourquoi dans ce cas-là vous acceptent-ils  quand même ? COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 50 681230 301268 20151230 21151230 La même après-midi, « photos-affiches » à retirer chez Lacarin, dont la mosaïque sur l e trottoir servait de seuil publicitaire : que représentaient ces « photos-affiches » ? Arielle en avait-elle besoin pour ses diffusions de toiles ? Pourquoi ai-je rendu « une pellicule » ? est-ce quelle ne convenait pas ? Est-ce a fin de la développer ? Ils m’ont donné un petit carnet d’adresses, à remplir : pour quelles adresses ? COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 51 690110 20160110 20760110 Ne restez pas dans le passé. Revivez-le. Comme si la voie était encore ouverte, comme si l’aiguilleur n’avait pas encore poussé le levier. Mes avenirs. Quel beau titre. 24 ans. Mon poste en préfabriqué. Mes sixièmes tournant autour de moi : « Vous êtes trop bon, m’sieur ; vous êtes trop bon ». Jejeje. Jememoi. Ö imbécile lecteur, qui ne vois pas que je suis toi. Des arguments partout. Toujours une phrase à répondre, qui clôt la gueule à tous. Ne jamais laisser le dernier mot à l’élève. Si vous saviez le nombre de calomnies que j’ai entendues sur lui. Disait le délégué syndical. « Je trouve que pour un professeur de français, il n’est pas assez sévère ». En ce temps-là nos parents d’élèves étaient encore acceptables. Le 10 janvier, c’est St Guillaume : Les garçons et Guillaume, à table ! Je portais une bague à distributeur, gratuite avec le bubble-gum. Une chouette aux deux yeux de faux rubis, dont l’un est tombé par frottage. Le jeu consistait à faire croire que la bague avait été conçue ainsi, par narquoiserie baroque. Brouillet, sous-directeur : « Mais enfin vous êtes marié, ou… quoi ? » Marié, monsieur le sous-directeur. Un brave homme. Un peu con. Tolérant. Pas Talleyrand. Je vivais cela à fond, me figurant que c’était là ma vie, ma vie véritable. Votre vie véritable. Ssapeufoutt...Je dicte, en sixième, Le rat et la souris, de Marguerite Audoux, Marie-Claire. C’est l’histoire d’un chat qui menace une souris, en plein atelier de jeunes couturières. Et la souris se dresse face au chat, en lui criant dessus de toutes son âme, pour ne pas être dévorée, dressée sur ses pattes arrière. Et l’une des jeunes filles alors souleva le chat par la peau du cou, et sauva la petite bête. Tout le monde savait cela jadis, tout est maintenant brassé dans la baratte. Et cette dictée n’en finissait pas, car l’enseignant avait envie de pisser. En pleine dictée. Un pion alpagué dans la cour me prend la classe en main, pendant que je pisse de ma COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 52 690110 20160110 20760110 propre main. Me suis traîné aux chiottes. Voilà qui ne sera pas englouti. Repissé chez moi. Ils n’ont pas su pourquoi j’étais parti, ni revenu. Les temps étaient innocents. Une grève m’a retenu chez moi plus de six semaines : plus de train. Revenu prendre le service, avec l’unique réprimande, « Vous auriez du passer me voir ; on n’entre pas chez moi comme dans un moulin » - assurément, monsieur le Principal ; mais on en sort de même. « Signez ici  - non, là, ça ne vous regarde pas » - et j’ai signé sans regarder l’ « appréciation générale », juste au-dessous de la main masqueuse du sous-chef. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 53 230170 20170123 21170123 Trois ans plus tard naissait Sonia. Imprévisible. Vous serez où vous étiez. Ainsi ne vous inquiétez pas. Il n’y a pas de millions d’âmes attendant de naître. En ce temps-là je notais encore en début d’année. Nous révolutionnons le monde. Aujourd’hui le monde involue. Juste le soir se rappelle à nous : je vivais à Marmande. On n’osait pas me virer, me prenant pour un fils d’inspecteur. Ô bienveillante pusillanimité. Arielle est revenue de Métropole par le train. Elle st bouleversée, et je le suis encore, une femme ayant été coupée de jambe au bas de la rue Fondaudège par une vireuse à sec (90°). « Ne regardez pas ! » criaient les témoins – Arielle n’a vu qu’un trou rouge en guise de visage, et une jambe voler par-dessus sa tête. Pourquoi se disputer disait-elle. Le Sud Ouest mentionne une « grièvement blessée », mais elle est morte, n’est-ce pas, ou peu après, tant de sang et de mutilations plus tard. Le reste est en code. Trois ans pile avant la naissance de S. Et j’attendais l’express parmi mes copies. Un type glacé me demande : « Ça paye, les études ? » Pas tellement, mon con mon pote. Tout dépend ce que l’on entend pas « payer ». Si vous saviez ce qu’il est jouissif de tout comprendre en son domaine, d’avoir acquis suffisamment de bases pour un texte et son commentaire. De corriger. De noter. De classer. Le reste est en code : Firmat, de plus, « le » (…?) « retiré de la circulation » - « ...de prendre une autre pilule » - le Nascényl ! ...Nous n’aurions jamais d’enfant ! La pilule, mes amis, la pilule ! Arielle, le soir, a perdu au bowling. Elle n’aime pas perdre. Peut-être, par intervalle entre pilules, n’avons-nous pu faire ce que nous aurions voulu… C’est en clair à présent grâce à moi. Ce n’est pas « profond » dans ma mémoire, mais tassé dans un petit diverticule, au fond d’une bronchiole. Nul ne devait savoir que mon estimable épouse se débauchât sans pilule avec son légitime ! Et pendant ce temps, au Biafra… pas un mot… ceci est un carnet personnel comprenez-vous, personnel ! À COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 54 230170 20170123 21170123 travers deux cloisons me parviennent les ornements gargouilleux d’un orgue électrique, slow de Patrick Bruel Benguigui. Le café près du pont comportait un bowling. Les pions m’y invitaient. Allez, pépé, raconte-nous encore l’histoire du bovlingue, ta façon de lancer la boule dans le couloir, les « strikes », on en faisait des tonnes, et je buvais, buvais, buvais… Alcool et biglerie donne coups ratés sur coups ratés… Tu as dû payer la tournée. « T’es pion ou t’es prof ? ...Pourquoi tu ne vas pas avec les autres profs ? » ...Ils ne me plaisent pas. Ils sont prétentieux, hautains, pédants. Ils se prennent pour des adultes. Alors bourrons-nous ensemble. Conduisons jusqu’à je ne sais quel bistrot limitrophe de Gironde, et toi qui faisais le fier, c’est toi qui dégueules à même la cuvette des chiottes, verdâtre, la bave aux lèvres et sourenu par deux camarades… Après quoi je fus adopté. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 55 040271 20180204 21180204 Jamais autant qu’au service militaire je n’ai connu de cons au m². Cette façon de s’adresser aux hommes, toujours gueulant, toujours la bave aux lèvres, est indigne de toute formation virile. On nous apprend à nous « écraser la banane », ce qui semble en contradiction avec les couilles. Comment faire confiance à des sous-officiers qui pour la moindre peccadille peuvent vous infliger les punitions les plus abjectes ? J’étais pétrifié de trouille. « Mais enfin, on a votre âge ! » Bien sûr sergent, bien sûr mon adjudant, mais vous pouvez m’envoyer au trou pour un lacet mal noué. Une dépersonnalisation systématique et gueularde. Les petits camarades protestaient contre les réflexions humiliantes : c’était promis, on ne le ferait plus. Mais je n’avais encore rien dit. « Et lui, là, l’ancien, » (le réserviste) qu’est-ce qu’il a à dire ? » J’avais à dire que c’était exprès : on rudoie la troupe, exprès, pour ensuite accorder satisfaction à certaines revendications. Ce qui permettait de faire passer des rudoiements. On passait de 1 à 10. Tout le monde braillait, mais on se retrouvait à 5, autant de gagné par les adversaires. Si je disais cela, j’étais foutu. Je me suis contenté d’un grommellement : « Ben on est à l’armée. - Qu’est-ce que voussouvlez dire ? - On n’est pas là pour s’amuser. - Vous avez entendu ce qu’il a dit, l’ancien ? » Et après moi, tout le monde l’a fermée. Le 4 février, j’étais déjà incorporé au 157e d’infanterie. J’avais vu tondre à moitié un chevelu, offert aux risées de ses camarades aussi lâches que moi. On le faisait pivoter sur son fauteuil de coiffeur pour l’offrir de tous côtés aux rigolades. Le major me dit : « Je n’ai jamais vu aussi peu musclé que vous. » Surtout, ne pas répondre : « je déteste le sport », meilleur moyen de s’entendre dire « Eh ben ici vous COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 56 040271 20180204 21180204 allez en faire ! » De même : « C’est bien la première fois que je vois un conscrit épilé de la poitrine ! - C’est pour la danse classique, mon caporal » - vrai mais contradictoire : les danseurs sont des sportifs. « Vous êtes marié ? Vous voulez avoir des enfants ?  - Oui, mais plus tard ! » Surtout, à aucun prix, ne pas passer pour un pédé. On est réformé, mais cela vous suit sur papier, interdisant toute carrière professorale. J’ai fait deux mois d’armée avant ma réforme. Déjà des certificats médicaux avaient été envoyés, à l’instigation de mon beau-père toubib. J’ai même piqué une crise devant des gradés. L’un voulait m’envoyer au trou : « Il se fout de notre gueule » ; l’autre engueulait son collègue : « On vous avait prévenus de faire attention ! » Une grande école, l’armée. « Ça vous forge le caractère ». Ça vous le démolit. Pire que la religion, ce qui n’est pas peu dire. Ensuite, un mois en service psychiatrique. Tout le mois d’avril, avec le copain Brochet. Je l’appelais en dégueulant dans la cuvette à chiottes : « Brochet ! Brochet ! » Il me soulevait au-dessus de mon vomi. Je dégueulais un gros gâteau de Pâques, à la crème, dont nous nous étions gavés tous les deux. Une nuit dans le dortoir, j’entends un abruti secouer la porte à réveiller tout un corps d’artillerie : « Jacques ! Jacques ! » Je vais le voir en pleine nuit, lui demande s’il aime Jacques, « oui »… - et le ramène calmé dans la chambre d’à côté. L’infirmière, féminine comme un tonneau de whisky, m’engueule parce que je fais du bruit. Je lui représente que j’ai fait cesser le bruit en apaisant le dingo. « Vous n’aviez pas à le faire ! » Les yeux injectés de sang. « Et qu’est-ce qu’il aurait fallu ? - Rester à votre place ! Nous laisser intervenir ! - Même si ça devait faire plus de bruit ? - OUI ! » Étonnez-vous après cela que les bidasses « attendent les ordres » au lieu d’intervenir au Bataclan. Toutes proportions gardées. Ah je m’en souviendrai du service militaire. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 57 040271 20180204 21180204 Apprendre l’injustice et la connerie ne vous apprend pas à réagir, mais à vous aplatir. Comme le sport, le football si cher à Camus. Je courais à côté de l’adjudant, de l’équipe adverse. Tout en dribblant, il me dit « Si tu me chipes ce ballon petit con, je te pète un tibia ! » Vive le sport, Camus, vive le sport, surtout collectif, « école de camaraderie » - tu avais la camaraderie en toi, Camus, tu n’avais pas besoin du football pour ça. Apprenez que dans une équipe, jeunes gens, vos meilleurs ennemis, ceux qui seront toujours prêts à vous faucher le ballon, ce sera vos coéquipiers, qui, EUX, auront le droit et l’avantage de marquer le but. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 58 150272 20190215 21190215 Deux mois et cinq jours avant la fécondation de Sonia, j’enfourche ma Mobylette de marque Macpherlane, et me tape une heure trois quarts sous la fraîcheur hivernale. Personne pour m’accueillir, me rabattre sur un hôtel. Chambre sans chauffage au rez-de-chaussée. Nuit froide comme on pense. Le lendemain matin, inimaginable branle-bas dans tout le bâtiment, où se prépare un immense mariage, les employés courent dans tous les sens, ne répondent pas, ou en courant, à mes demandes de paiement. Alors ma foi. Ma foi jurée. J’enjambe la fenêtre à ras du sol et pars sans payer au sein de l’indifférence la plus générale. Je rejoins les deux filles qui m’hébergeaient, cette fois bien arrivées, puis nous allons nous présenter au Proviseur du Lycée Bel-Air. Comment avons-nous pu vivre une telle période, si propice aux apprentissage ? Ma paroi de chambre était un vaste soufflet d’accordéon, que je refermais bruyamment sur moi « et pourtant, c’est lui le garçon » eh oui, mesdemoiselles, étant donné que par simple évidence nos nuits devaient rester chastes, je devais fortifier cette contrainte en me barricadant. Les filles dormaient dans des lits jumeaux soigneusement de part et d’autre d’une allée. Je coinçais mon Bullworker dans l’angle supérieur de l’embrasure et je fortifiais mes muscles avec un puissant ressort. Puis au lit, sans branlette. Mais il eût été de la dernière humiliation que je dormisse mêlé aux souffles des filles sans accomplissent sexuel d’aucune sorte. Chose que par une femme ne saurait comprendre, tant leurs désirs sont différents des nôtres, pour ne pas dire infimes. L’une d’elles était fille de flic en chef. Je suis allé manger avec Papa-Maman, ce fut très débonnaire, mais en ce temps-là, toute la police jouissait de la plus COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 59 150272 20180204 21180204 exécrable réputation. La demoiselle savait bien que j’étais marié. Elle m’a montré sa chambre, où des rayonnages entiers se remplissaient de bandes dessinées. Le snobisme présidait à mes choix. La fille était blonde à boucles de mouton. Sa voix reflétait un pucelage affirmé, une voix blanche sans vibrato. L’autre collègue était brune, même voix, même mollesse. Mais elle avait deux amoureux. Elle me dit un jour (heureusement, je me suis tu pour éviter de gaffer – non, l’un d’entre eux n’était pas moi… - « dois-je le dire ? oui, je fais l’amour avec l’un comme avec l’autre, et avec plaisir. Mais j’éprouve de la gêne. Dois-je le dire à l’un, à l’autre, aux deux, à personne ? » Mon conseil : « Ne le dis à personne. Autrement tu perdrais les deux ». Cette conversation n’eut pas de suite. Ma co-stagiaire, née le premier janvier 1950, vient de fêter ses soixante-et-onze ans si Dieu lui a prêté vie. C’est épouvantable. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 60 270273 2020 02 27 21200227 La préhistoire nous replonge dans les marécages. Sonia vient de naître. Arrêtez de parler de moi. Le 27 février nous avons subi une « visite importune » : laquelle ? « ...mais Annie doit sortir ». Nous avons dù refuser cette visite afin de nous promener, à petits pas de relevée de couches. Et moi, je devais faire le cours de Mme Vedovi ». Je lui en donnais, de latin. « Je ne suis pas une femme de 38 ans qui vient chercher une aventure, mon but est vraiment de reprendre le latin ». Cette femme est à présent octogénaire. Et pendant les leçons je ne pensais qu’à ça : la toucher, faire des choses. Surtout en juin, quand le soleil nous étouffait, nous endormais chacun sur notre chaise. Sa fille, Anne, doit avoir 52 ans, l’âge de la Vierge à la mort du Christ. Nous pensions encore, enfin : je pensais, qu’une organisation permettrait de prendre en charge notre enfant. Nous étions trop jeunes, trop fragiles, trop flemmards. Sonia fut mère à 16 ans 1/2. Elle était mûre plus que nous. Je n’ai pas dit que ce fut plus facile. Mais elle s’est occupée de son fils dès le début de façon naturelle. Je ne saurai rien de plus, et n’apprendrai à personne ce que je ne sais pas. Former des personnages fictifs me priverait de moi. Déballer mes malaises sur le dos des autres, qui sont bien réels et vivants, me ferait rejoindre ce bataillon de bourreaux des familles. Suicide du fils de Thomas Mann. Suicide du fils de Staline : Même ça, tu n’as pas été foutu de le réussir. Non que je pense réduire au suicide qui que ce soit, mais respect de l’autre et de soi. Les fleurs sont bon marché. En partant travailler, je donnais à Ma Femme ! un petit emploi du temps, un horaire à especter… points de suspension... COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 61 110374 20210311 21210311 Le onze mars 1974 est un lundi, comme en 1996, grâce à l’adjonction du 29 février. La page est blanche. En ce temps-là nous estimions que rien ne devait être sauvegardé. Je n’avais pas acheté le carnet de l’année. Plus tard, par recoupage avec les lettres adressées à mes parents, je suis parvenu à quelques indications très fragmentaires. La veille, je revenais de Bergerac. Mes parents y habitaient, comme à présent, mais en surface. Tous les moins, j’y passais un week-end, par devoir. Arielle ne m’y accompagnait pas toujours. Je faisais chez eux la meilleure figure possible. Le lundi, j’ai repris mes cours : c’était au collège d’Arveyres, inharmonieusement dénommé « C.E.S. », « céheuhesse ». Mes classes comportaient la 3e 2, et l’élève Marc, destiné à mourir en septembre. Nous n’en savions rien, ni l ‘un ni l’autre. Mais je peux me tromper d’une année. Chez moi, Arielle se remettait lentement d’une dépression post-natale carabinée. Nous ne savions pas ce que c’était que d’avoir un enfant. Nous aurions dû. Nous nous étions cooptés entre immatures. Notre fille fut souvent confiés à sa grand-mère maternelle, étage au-dessous. Nous n’aurions pas dû. Notre fille avait 13 mois 16 jours. Toutes les phrases qui précèdent commencent par « Nous », pour exprimer notre solidarité de couple. Il ne s’agit pas ici de récapituler nos torts et de s’en justifier. Il faut écrire non pour parader comme un clown, mais pour éclaircir les choses. Ou les embrouiller. Le 13, « A. vivante, saute dans le salon. A parlé à Julia tout naturellement ». Ce ne devait pas être toujours le cas, puisque je le mentionne. Arielle a conservé certains documents plus ou moins déchirés, dans une enveloppe non cachetée, que je me garde encore d’ouvrir. Chacun de nous estime que c’était à COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 62 110374 20210311 21210311 l’autre de faire des efforts. Parole contre parole. Le soir même, nous allions brailler à un festival d’Allen Stivell. Il semble que la naissance nous ait freiné dans notre envie de spectacles, de sorties. La naissance nous rappelait que matériellement, concrètement, nous sortions de l’ère du spectacle pour entrer au pays du réel, des responsabilités. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 63 220375 20220322 21220322 Le 22 mars 2021n.s., nous préparions notre départ pour la Suisse, où nous avions nos amis de Genève. Reprenant notre correspondance en 2046, nous avons sommairement reconstitué dette équipée d’où nous aurions pu ne pas revenir. Pourtant cette année-là nous ne dépassâmes pas les frontières de l’Helvétie. Il se pourrait que je confonde. Dès le 6 avril, nous avions rejoint nos pénates. À l’aller, par Ussel, nous avons vu des flics se canarder de boules de neige sans se croire vus, Le surlendemain, nous passions la Moreno en pleine nuit à 15 heures. À Neuville-sur-Saône, nous trouvions un pont, après que ma tendre épouse m’eut traité de « sinistre connard », encore employé de nos jours. Du 25 au 29 nous nous sommes gavés chez nos Genevois, faisant connaissance avec le mari, ancien parachutiste. Et malgré les recherches, page blanche est bien page blanche ; Im Fang, hôtel d’Interlaken, Jungfraujoch où nous avons failli rouler en bas de piste par glissade, Les 2 et 3 avril, « voir le carnet d’Ariel ». Dès le 7, nous resévissions au Collèges d’Arveyres. Où est donc passé ce terrible accident, Fra Torino e Milano, avec éclatement de pneu sur autoroute ? Cette année ou une autre ? Où se trouve ce fameux carnet du conjoint ? De quel récit épique n’êtes-vous pas privés ! Certains sommets de vie ne sont qu’une fracture de skieur ; d’autres, un raisonnement de puisatier détecteur de fuites. Nulle mention ici de Parme ou de Venise. Curieuses lacunes. Vingt-et-un est si loin. Nous pouvions rouler, flâner, visiter. Nous avions 30 et 31 ans, préoccupés de nos sensations, de nos aventurettes si faciles à dénigrer, nous avons vu de belles choses, bu de l’alcool d’artichaut, entendu parlé de la non pénibilité du viol vu du côté militaire, visité les parents Scherko et leur attardé de 20 ans, nous étions réveillés le matin, dans une avalanche édredonnesque, par les cours de la bourse à heure fixe, et nous avons roulé… COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 64 030476 20230403 21230403 Bal des intensité perdues. Guéret-Paray-le Monial- Laqueuille. Annie pendant ce temps absente, Sonia chez mes parents à Bergerac, m’a fait une fête terrible pourmon retour, et le 3 nous nous sommes promenés elle et moi. Nous nous sommes bien entendus, elle a 48 ans maintenant, Ce trois avril, de retour d’escapade au-delà du Massif Central, quelle aventure ! Ma belle-mère prévient que mon épouse desdendra du train vers 11h 45, « doucement, la gosse dort », je passerai la nuit. « Maman regardait la télévision COULEUR » mes amis, COULEUR ! Sonia endormie est allée se coucher : même Mickey endort. En ce temps-là, mes parents s’ennuyaient, de moi paraît-il, et projetaient de quitter les Vaures pour Cénac. Mon père me prenait à part pour qu’un déménagement n’ait pas lieu, ma mère à part pour le contraire. Je ne suis donc intervenu pour aucun des deux, ne souhaitant rien de plus que de les maintenir à bonne distance. Et consultant la carte de Maurice, où j’avais postulé. Ma mère a gagné : ils ont déménagé. Mon père a gagné : ils sont revenus. À Bergerac. Où ils sont encore. En dessous. Avec le père nous avions marché, dans les petites rues à villa, il avait dû déplorer la bougeotte maternelle, et j’avais dû biaiser, biaiser, comme toujours. Et j’ai beaucoup donné ce jour-là : trois promenades avec Sonia, lors du retour à Bordeaux. Une rareté. D’abord près du Fleix « dans l’herbe », « fleurs » : je ne me souviens ni de l’herbe, ni des fleurs . Puis à Montravel, où Sonia traînait une branche. Ni de la branche. Sonia vit à 8km de nous, elle est adulte à présent. Puis près de Fargues le long d’un vignoble, dont je ne me souviens pas davantage. Et je l’ai remise à Coco, son autre grand-mère. J’ai redemandé la grande clé du bas d’immeuble, car je n’y avais pas droit. Puis j’allais chercher « ma femme » à la gare, à 23h 45 du 3 avril. « Le train retarde, « merde de chien foklo sur le passage, très heureuses retrouvailles, revenons ici tout de suite, café... » - ni de la merde, ni du café des retrouvailles, ni des points de suspension… COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 65 14 04 77 20240414 2068 04 14 21240414 Quatorze avril 1977. Ce qui devait arriver arriva. La page fut blanche, mentionnant « St. Tiburce ». Ma mère eut 66 ans ce jour-là. Il lui en restait 7 a vivre. Et moi ? Je me souviens du 14 avril 1951, à Buzancy. Je n’avais pas acheté de cadeau, j’avais 6 ans et demi. Je suis allé dans les terres labourées, pour y trouver des bouts de fer, que j’aurais revendu aux Gitans. Soudain, au milieu d’un sillon, j’ai fondu en larmes : je n’aurais pas le temps de trouver du fer en quantité suffisante, et je ne connaissais aucun Gitan. Quand je suis revenu, j’étais crotté de terre labourable. Ma mère m’a déshabillé pour me laver. Je lui expliquais en sanglotant pourquoi je m’étais sali de la sorte. Mais elle continue à me laver tout en m’engueulant : « Regarde dans quel état tu t’es mis ! Ah, je m’en souviendrai de mes 40 ans ! » Je lui a raconté cela plus tard, adulte depuis longtemps. Elle ne s’en souvenait plus. Moi, je me souviens encore des quarante ans de ma mère. Il faut la comprendre : à peine plus âgée, il a fallu laisser partir le cercueil du petit frère, sous la pluie, pour garder le bâtard : le fils légitime était mort, Le fils de l’autre homme était vivant, on ne l’appelait que le bâtard, mais on ne pouvait tout de même pas le tuer. Le fils légitime qu’on enterrait à 6 ans, je porte son prénom en second : Lucien. Le père de ma mère divorça de la femme infidèle, qui mourut jeune. Ma mère ne put jamais revoir sa propre mère infidèle. Il lui fut interdit d’assister à l’enterrement de sa propre mère. « Et puisque tu aimes tant les enterrements, tu iras à tous ceux de Guignicourt, et tu représenteras la famille ». Ma mère a vécu dans la terreur de la mort et le cafard permanent. Elle n’a pas pu aimer son enfant, et voilà pourquoi je me souviens de ses COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 66 14 04 77 20240414 2068 04 14 21240414 quarante ans. Non, un enfant de six ans, vivant ou mort, ne peut rien comprendre à tout cela. Il pleure, il hurle, il demande pardon de ne pas aimer sa mère. De mon temps, et du temps de ma mère, l’éducation n’était pas à la page. Céline décrit le retour des promenades en banlieue, où tous les gosses se faisaient engueuler et baffer sur le bateau. Il faut croire que les familles heureuses ne couraient pas les rues ni la vallée de la Seine. Le père de ma mère s’est donc remarié. Ma mère se trouva donc affublée d’une marâtre. En français moderne, cela se dit « belle-mère », et ce terme est confus ; l’anglais distingue mother-in-law, celle de sa femme ou de son mari, et step-mother, seconde femme du père. Le français, langue parait-il de la précision, mélange deux notions bien différentes. La step-mother de my mother fut élevé à la dure, à la paysanne. Un jour, cette seconde épouse à venir apporta un bouquet de fleurs en pleins champs à sa propre mère. Elle reçut une baffe, parce qu’elle avait cueilli des fleurs au lieu de ramasser des patates comme les autres. « Mais maman, c’est aujourd’hui ta fête ! » Elle fut consolée, on lui essuya les larmes en lui demandant pardon. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 67 25 04 78 2025 04 25 2125 04 25 68 04 25 En ces temps-là, nous attendions notre délivrance. Il s’agissait de s’affranchir de cette pesante vie pour courir le vaste monde. Nous n’avions pas reçu sans doute les courriers qui nous élargirent par un triple choix : Valenciennes (Nord), l’île de la Réunion, ou l’Autriche de Vienne, que nous avons choisie. Valenciennes doit être une casbah;à la Reunion, les collégiennes de douze ans étalent des rondeurs de 18 et se branlent furieusement chaque jour. Vienne, civilisée, offre ses concerts et la langue allemande : le choix fut rapide. Le 25 avril fut un jour d’absence pour Arielle : un examen la retenait aux Beaux-Arts, sur Max Ernst, son adoration. Pour nous, la seule chose à retenir fut un nettoyage de fond en comble d’un « meuble mauve » à la cuisine, avec vidages au pluriel. Rien n’en est resté. La mémoire l’a sans doure imprimé. Bientôt devait se rompre ce cocon embaumeur au sens égyptien du terme. Il serait impossible d’obtenir le diplôme des Beaux-Arts, impossible d’offrir à Julie l’instruction convenable. C’était notre chapitre « foutez-vous des autres et faites ce qui vous libère ». a veille au soir le Sieur Boisson m’avait ramené complètement soûl d’une morne beuverie rugbystique où j’avais dû pratiquer le bench drinking. La même veille j’avais aussi nettoyé à vide « les éléments des portes coulissantes » - nous avions donc des portes coulissantes rue David J. ? Toute une époque allait s’effondrer. Je ne reverrais plus Arielle caracoler sur son oblique du coin nord à la porte d’entrée. Ma fille comprendrait l’allemand et souffrirait d’arrachement, COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 68 25 04 78 2025 04 25 2125 04 25 68 04 25 mais considérerait l’Autriche avec nostalgie, bien plus tard. Étrange suspension ponctuée de vidages, comme avant les derniers grands voyages. Nous allions garnir d’autres armoires, à souvenirs celles-là, bons ou mauvais, sans progrès social au vu de nos entraves internes, et reviendrions dans la mère Patrie renaviguer ente les icebergs. Il ne faut pas montrer sa tête basse. Il faut affronter ses connards d’adversaires en bannissant la crainte – connaissez-vous ces insupportables bâtards nains qui vous montrent les crocs en reculant, pleins d’une rage ridicule ? J’étais tel. Non pas uniquement cela, mais dans les adversités. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 69 2026 05 08 2068 05 08 2168 05 08 Le Huit Mai nous fêtons lArmistice, ou la capitulation sans conditions. À Lyon, le matin, se tenait une épreuve de thème grec, d’après Choderlos de Laclos, très difficile, à bâcler en un temps record. Ce jour-là, ma personne rata son admissibilité à l’Agrégation. Dieu merci, ces concours humiliants seront sous peu abolis, n’importe qui pourra enseigner n’importe où au nom du « Tout se vaut », et reviendra le bon vieux système naturel de la féodalité. Puis, avant la séparation de notre couple, nous avons téléphoné aux respectables parents de BERGERAC, de façon plutôt froide. Que pouvaient-ils comprendre, depuis notre chambre d’hôtel ? ...que nous étions venus d’Autriche, sans pousser jusqu’au Sud-Ouest. Cette séparation fut pénible pour eux, mais nous ne pouvions plus rester. Ils ne comptaient plus. Ils avaient voulu me castrer. Ils avaient fait tout ce qu’il fallait pour ne plus compter. Maintenant c’est notre tour. Ainsi va la vie. Nous avons pris notre chargement, vers la gare, en taxi, du diable si je me souviens de quoi que ce soir. La clé de la chambre d’hôtel était perdue. La clé de la chambre était retrouvée : « Allô ! Finalement, votre putain de clé de merde, on l’l’a retrouvée ! » Aucun souvenir… c’était prenant, pourtant… Une longue attente au buffet enfumé. Sans doute pouvait-on encore fumer dans les buffet ? j’entends les buffets de gare… Ensuite, le journal passe au singulier : que devenait Arielle ? Fonçait-elle à Cannes ? Pourquoi l’auteur de ces lignes se retrouvait-il à Genève en terrasse pour un dîner ? Quel douanier m’a emmerdé au point que je ratasse, au point de ratasser, le train de 17h 13, Direkter Wien ? Cherchait-il du shit sous mes cheveux longs ? Et me voici devant Dieu sait quelle saucisse-frites, à éviter de me faire aborder. Un gras monsieur, vêtu d’un veston de loufiat bien COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 70 2026 05 08 2068 05 08 2168 05 08 élimé, le regard vitreux, tente à tout prix d’engager la conversation. Aussitôt, je m’imagine dragué. Comment aurait-il pu en être autrement ? Ne suis-je pas le phénix des hôtes de ce bois ? Ce n’est que bien plus tard, visionnant sous mon crâne la scène, que ces yeux langoureux, cette lippe pendante, exprimaient non pas le désir de ma couenne, mais tout simplement la faim, la faim stomachale, celle qu’on n’ose montrer par honte de l’avoir. Il eût été si simple de commander un plat, quitte à le faire servir à une autre table. Et pendant ce temps-là, Meister Koffer gisait en consigne bien close, car les attentats n’étaient pas l’objet de toutes les paniques ferroviaires. De Genève à Zurich, mon vis-à-vis fut un moustachu suisse, bilingue et globuleux des yeux… COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 71 2027 05 20 2068 05 20 2168 05 20 Aucune de ces dates n’est la bonne. Zè lo ba bé hheshbonn. La seule notation est celle-ci : « Dure journée ? Lis « L’oiseau de feu » aux 4e 4, avec quelques entourloupettes. Se marrent, mais disciplinés ». Une « dure journée », ce sont quelques heures sur les planches, à funambuler au-dessus des crocs. Ce que les professeurs de profs ignorent. Ce qu’il faut, ici, dans ce cas, c’est lire à voix haute. Les lectures sont faites en langue française, devant des collégiens généralement germanophones. Et le lecteur déforme les mots, calembourise, allusionnise, clins d’œil sur clin d’œil. Les collégiens de 4e 4 sont habitués à ce lecteur, qui laisse affleurer une dimension supplémentaire au texte, une dimension ricanante et parasite. Cependant, le sens d’origine n’est pas perdu. Il est replacé dans un contexte d’irrespect, mais de familiarité : irrespect n’est pas mépris. « L’oiseau de feu » est une légende russe, illustrée par Stravinski. Peu-être le titre n’est-il que celui d’un extrait. Les élèves rient, sans doute de quelques passages enfantins. Mais ils restent disciplinés. C’est le jeu. Apprendre en jouant. Non pas en solennisant, ce qui est une autre approche, sans que l’une soit pire ou meilleure que l’autre. Car d’une lecture drôle et distancée, le pédagogue peut tirer le meilleur. L’admiration sur commande n’est ni mon fort, ni l’Amaury. Une telle « entourloupette » aurait pu déstabiliser la classe. Mais celle-ci, ce jour-là, se trouvait en phase avec moi, et moi de même, avec eux. D’autres fois, mes jeunes seront rebelles, réfractaires à ce « ricanement perpétuel » réprouvé par Sylvie V. C’était démolir en construisant, construire en démolissant. Comme en toute pédagogie, les uns comprenaient les joies et limites du second degré, les autres moins, ou pas du tout. Et les disciples s’emparant de l’humour l’utilisent à double tranchant, contre l’émetteur. En fin de journée, le rédacteur se trouve épuisé, car toute séquence réussie en implique d’autres plus laborieuses, plus ou moins âprement disputées. En ce temps-là, une par jour était un bon score. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 72 2028 05 30 2068 05 20 2168 05 30 550e anniversaire de la mort de Jeanne d’Arc, 590e aujourd’hui. Nous n’y pensons plus. À chaque étape elle exigeait les deux plus belles filles du pays pour leur sucer la chougne. « Pour se réchauffer » disait mon père à ses classes. Célébrons la candeur de mon père. Quarante ans Pluto, dans quel contexte etc ? Celui des héros disparus, lors de ma seule expression de volonté : quatre ans à Vienne, Wien, Österreich. A E I O U. Alle Erde ist Österreich Untertan. Austriae est imperare orbi universo. Le lien avec Rimbaud, toujours découvrable, tiendrait de la capillotraction. Pouor notre part, nous étions encore à courtiser la comète Safran, qui fut un temps piètre éditorialiste et disparut dans les ténèbres du temps, comme j’y suis aussi résident. Il me disait : « Rien qu’à voir ta tête on a envie de te dire non ». Je trimballais en effet une tronche calamiteuse de chien battu. Pis encore, de roquet rancunier trouillard, de ceux qui reculent en montrant les dents. Exit Safranus, le beau, le blond, le joufflu, si attirant. Ce jour de Jeanne, je devais écrire, ou envoyer, une nouvelle intitulée Le Chat, ce qui étincelle d’originalité. Le signe qui marque la page est un point d’interrogation. Cela signifie « aucun souvenir ». Puis la mémoire est revenue. C’était une époque terrible, d’humiliations provisoriales, et nous fréquentions Mme Korompay née Hérisson, dont nous aurons modifié le nom, tant les gens de peu sont devenus hargneux et procéduriers. Il semble que ce soit chez eux, bilingues, notre première visite. L’époux s’appelait Walter. Il nous attendait sur un banc. Il m’a montré son atelier (de quoi?), son jeu d’échecs, son livre sur les armes. Rien que de très viril. Je l’ai suivi poliment, mais il m’a semblé semblable à tous les maris que je pouvais croiser : viril, COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 73 2028 05 30 2068 05 20 2168 05 30 trop viril. Ne manquait plus que la collection de petites autos. VROUM-VROUM-VROUM ! Un atelier de quoi nom d’une sauce… à rechercher… Und so, Walter – und so weiter – il n’aimait pas ce calembour puéril, trop puéril. Et même, je faisais monter Sonia sur mon dos, dans l’herbe bien tenue bien propre. Sonia, efface ton nom. S’est approchée d’elle une grande femme en maillot, pour jouer avec nous deux. Puis qui s’en va. Je la reverrai, mais n’oserai jamais glisser la main dans son maillot. Quel effet cela fait-il d’être une femme ? Vaste question ridicule, oui, ridicule aussi. Je suis le président des Ridicules. Il a même fallu que je me retirasse dans une pièce à l’écart de tous, pour travailler à mon Henri Serpe, en vente nulle part : en effet, je m’astreignait à écrire, me jugeant trop pris par les devoirs sociaux, comme cette visite justement. Nous sommes si nombreux à viser l’Écrivain. « Arielle vient me dire qu’elle se couche ». Tellement elle se faisait CHIER. Nous voilà toujours un point commun : chier dans le même trou. Et comme l’ennui nous avait unis jusque là, nous sommes revenus chez nous pour parler de Sécurité Sociale et d’Assurance automobile… COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 74 2028 06 12 2068 06 12 Au bord du précipice ma roche vacille. Nous serons précipité vers les banlieues, qu’il est urgent d’estampiller. Per l’uso. La sentence d’exil était exprimée. Il était difficile de la déguiser en promotion. Même aujourd’hui. Nous irions « à Paris ». Ô petits cons, la barrière Banlieue/Capitale est tout sauf porosité. Nous avons profité des derniers instants. Nous étions chez Lucette, bigote clitoridienne, dont le mari, en grosses chaussettes, s’enfilait dans un lit à trois places superposées, pour échanger des plaisanteries entre camarades, niveau un, niveau trois. Cela sentait des pieds. Je vous le demande : est-ce bien sain ? Nos fréquentations impliquaient deux musiciens de Nancy-Clermont : ils se sont désistés par téléphone. Il fallait que leur fils Edward vît autre chose que les trois ou quatre mêmes couples. Ils auraient voulu que nous pérennisassions notre amitié en triste quatuor homosexuel. Pourtant ils coïtaient,  en toute rectitude, plsu difficilement l’homme, la femme arrivant bien à retarder l’orgasme pour mieux inspirer l’atma. Nous les avons revus deux fois, ùaximum, en Auvergne, à propos de la mort de ma mère. Ils ont disparu dans les sectes, aux alentours annemassiens de Genève. Dommage. Contacté par téléphone, l’homme a répondu qu’il ne servait à rien de s’occuper de faire ses courses dans le Monoprix de la vie, quand on pouvait, sous-entendu, chercher la sagesse dans le sein de Dieu. Ils étaient vraiment cons. Mais tu ne jugeras pas. Tout le monde est con sauf toi. N’est-ce pas un peu gênant pour ta littérature ? Ils étaient libre de ne pas venir chez Lucette, s’embigoter avec d’autres cons. Il n’y avait pas de texto en ce temps-là. Il fallait s’affronter voix à voix. Nous devons respecter les chois d’autrui. Tiens, si je disais « La Truie » ? Pour moi, j’ai bouffé comme un cochon, de salade au riz pour être précis. Cela m’évitait de montrer mon ennui, car COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 75 2028 06 12 2068 06 12 les autres que moi m’ennuient, et je m’ennue. Nous avons eu droit au feu de camp, avec guitares et Qui veut ouïr chanson / Chansonnette nouvelle / Chante rossignolet, atroce rengaine antique parlant de fiançailles et d’abandon. Voix funèbres et coups de poignard. Il est difficile de transformer cela en épisode avantageux, mais j’aime bien les feux de camps, et les guitares, alors que j’aurais pu me retire vers la Sagesse de Dieu. Tiens tiens. Comment les autres ou autruieussent-ils pu connaître la macabre mélopée ? « Grégoire 17 ans et moi tapotant guitares en section rythmique. Grégoire a 56ans aujourd’hui, sa vie s’est passée loin de moi, il avait des lunettes rondes et la fois chevillée au corps. Je chantais en tapotant, lui aussi, sur le même bois, et Autruie, ma fois, écoutaient avec politesse. Je ne sais plus si nous avons vraiment ouï ou non telle messe Paaukenmesse de Haydn. « Raccompagnons Pavi, Iranienne rencontrée chez Claude, sachant un peu le français, sous une pluie battante partie avec le reste dans la nuit. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 76 2028 06 25 2068 06 25 Ètrange période. Crépuscule de St-Germain-lès-Corbeil. Nous avions reçu « les » Chemineau, que nous avons perdus de vue. Il y avait Jean-Pierre, le père, fumeux génie qui possédait une Méthode de norvégien d’Oslo. Brigitte sa maîtresse n’était pas là, mais nous avions Sophie, sa femme légitime, vive mais sans charme. Ses deux enfants sur trois étaient présents, Marion, petite fille frisée, qui levait un poisson rouge, et Manuel, qui savait l’allemand. Ces gens dînèrent chez nous, dans un contact nul. C’est marqué sur le carnet. Nous étions six. Nous sommes sortis dans l’obscurité de juin, « sous bruine menaçante ». Nous habitions, et nous préparions à quitter, un lotissement aux rues sinueuses, entre villas et belles pelouses. Nous étions les étrangers, avec une voiture immatriculée d’Autriche. Nous avions parlé à nos voisins d’en face, germanophones aussi, mais qui n’auraient voulu que des voisins « comme eux », c’est-à-dire normaux. Qui disent bombieren, et non pas bombardieren. La promenade fut « agréable tout de même »:en effet, le grand fils Manuel et moi-même avions pu échanger quelques mots. Il s’agissait des « occasions de femmes ». Ainsi donc, à 38 ans, j’en étais encore à demander aux voisins ce qu’ils pensaient de nous, et aux adolescents l’art et la manière de capturer des gonzesses. Depuis mon intérieur, ces comportements relevaient d’une recherche personnelle : comment fallait-il faire pour vivre ? Lorsque nous sommes rentrés de cette promenade en groupe, mes parents me téléphonèrent. Ce fut là encore une avalanche de propos victimaires : « je me lamente sur toutes nos dettes, il paraît que c’est gênant, Sophie sur le pas de la fenêtre essaie de ne pas entendre ». « Il paraît COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 77 2028 06 25 2068 06 25 que » ? cela signifie que de mon point de vue, ce n’était pas du tout gênant. Les parents étaient là pour recueillir mes plaintes, c’était leur rôle, et j’exhibais mes écorchures, dans l’écouteur et à travers le salon de St-Germain. Sophie maintes fois s’était farci les jérémiades de son mari impécunieux, et les retrouvais en moi. Le mari Jean-Pierre et moi présentions de beaux profils de geignards. Nous lamenter nous faisait faire du sport. Sophie se retrouvait coincée entre deux lamentins. Elle se tenait sur le seuil de la porte-fenêtre, donnant sur la pelouse nocturne, tandis que j’étalais mes tripes financières au-dessus de l’orgue, qui soutenait de tout son bois l’installation téléphonique. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 79 2031 07 07 2068 07 07 Le 30 juin 1984, aux temps de la Préhistoire, ma mère fut prise d’une crise de fureur, et au milieu des cris de rage, ravagea un bon tiers des photographies familiales, en haine vocifératrice du passé. Un mois plus tard jour pour jour, elle mourait à Bergerac, hôpital réputé pour sa mortalité. Je n’ai jamais pu savoir de quoi exactement était morte ma mère. Ils l’ont laissée un mois sans hygiène, sans même un shampoing. J’ai voulu le lui faire au lavabo, ses jambes se sont dérobées, l’infirmière m’a dit « Vous voyez bien ». Je n’ai vu que négligence. Mon père ne savait que prendre l’air absent. Le 7 juillet, pour la première fois, nous sommes venus lui et moi au chevet de ma mère. Nous étions sans doute plus que cela, car « l’infirmière nous conseille de ne plus revenir à autant à la fois ». Arielle et notre fille, peut être. Ma mère fermait les yeux et dormait médicamenteusement. Je disais toujours « la mère ! » pour l’appeler, mais c’est peut-être un faux souvenir. Cela faisait une semaine qu’on la maintenait « en observation ». Elle ne parla plus que trois fois : pour me dire « J’ai peur de mourir », à quoi je répondis impudemment : « Je ne le crois pas, mais si c’est le cas nous t’accompagnerons jusqu’à la fin ». Elle sursauta, puis se tut. La deuxième fois, ce fut pour intimer à mon père, d’une vois aigre et grave, de ne plus parler de leurs premiers instants : « Pas de passé ! Pas de passé ! » Mon père se tut. La troisième fois, ce fut pour chasser le curé : « JE M’EN FOUS ! » hurlé à travers tout l’étage. Le ratichon dévala l’escalier, on ne le revit plus. « Crois-tu que tu vas revoir Gaston et tous les autres après la mort ? - Non ». Je me trompais : il y eut quatre phrases. Et le 7 juillet, nous lavons vue pour la première fois depuis son hospitalisation. Elle avait le « cou enché », COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 80 2031 07 07 2068 07 07 que j’ai retrouvé 35 ans plus tard chez une autre. Les lèvres de ma mère étaient « épaisses », très fines en temps ordinaire. Elle était « ridée comme un tronc d’arbre », ce qui renchérissait sur ses rides ordinaires. Ma mère s’est détruite du dedans. Nous aurions dû prévenir l’oncle Martial, il n’est pas venu. Mon père et moi restions tétanisés, sachant l’issue fatale mais n’osant pas nous la représenter : « suspension du jugement ». La voisine (c’était une chambre à deux lits) nous fit éteindre la télé, car en ces temps anciens, la télécommande n’existait pas. Et moi, j’ai lu VSD, sur les viols commis à Rome. La lecture est un refuge. Devant un corps insensible, toute communication est impossible. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 81 2068 07 18 2032 07 18 2132 07 18 Le 18 juillet 2001, en plein Second Empire, était pour le petit N° 118 la promesse d’une délivrance : papa et maman viendraient retirer de Beauregard, colonie de vacances, leur garçon de 9 ans, persécuté par ses méchants camarades. « Je savais qu’il y serait malheureux », disait la mère à son retour. Hélas, malgré une abondance de linge propre comme l’intendante n’en avait jamais vu, le séjour fut désastreux : habitué au point de mire, le fils unique n’avait pas prévu les conditions de vie d’un internat. Il voulut attirer l’attention et ne récolta que dédain et rebuffades. Comme il prenait des airs de victime, cela devint un jeu pour certains pensionnaires, et même un moniteur, de lui faire des niches et de lui rire au nez, ce qu’il interpréta en persécution. De plus, on est en colonie pour se détendre et faire du sport, entre garçons : après deux tours d’entraînement, le fils à ses parents se trouvait en nage, alors que les autres pétaient la forme. Construction de cabanes, tressage de corbeilles, promenades, mais pas une seule minute pour lire. Au beau milieu d’une cabane en bois suscitant l’enthousiasme des barbares, notre intellectuel en herbe s’enfuit jusque chez le directeur, pour emprunter un livre, n’importe lequel. C’était L’opale noire. Il s’y jeta tout de suite. Il ne comprit pas le mot parcimonie, et demanda ce qu’il signifiait à la grande fille du directeur. Du haut de ses 18 ans, elle lui assena : «Comment ? À votre âge, vous ne savez pas encore cela ? » Elle le renseigna cependant. En fin d’après-midi, le moniteur abattu se présenta chez le Directeur : on n’avait plus retrouvé le petit sensible. « Mais il est là ! Ne vous inquiétez pas ! » Le moniteur, peut-être elui qui s’appelait Alphonse, ne le disputa pas, mais lui demanda de prévenir, à l’avenir, toute envie COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 82 2068 07 18 2032 07 18 2133 07 18 de retraite. Il semble bien que ce soit Alphonse, justement, qui le fit venir dans sa chambre au lieu de partir en promenade avec tout le groupe : « Je te laisse tout seul. Mais ne sors pas de là, et ne fais aucun bruit. Sinon j’aurais des ennuis. Très graves ». Il m’avait laisse une grosse collection d’illustrés : c’était l’histoire d’une grosse colonie – de fourmis, qui parlaient comme des humains dans leurs merveilleuses galeries. Je fus exemplaire. Alphonse affirma aux autres que ce petit garçon dont tout le monde se foutait dominerait un jour de loin toute cette troupe de morveux saint-quentinois. Lorsque les parents nous visitèrent, je voulus me rapatrier dans mon petit foyer de fils unique. Mais Papa fut intransigeant ; il avait payé jusqu’au 30 juillet, je resterais jusqu’au 30 juillet. Je suis revenu de là couvert d’impétigo et convaincu de la méchanceté des Autres. Trente ans plus tard, jour pour jour, ma mère est morte. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 02 83 2068 07 30 2033 07 30 2133 07 30 Le 30 juin, St Martial. Tonton Martial, beau-frère de ma mère, mon oncle. Disait à ma mère : « Pourquoi ne veux-tu pas coucher avec moi ? Si tu avais un fils de moi, il ressemblerait à ton mari. Il serait chauve, comme moi. Il aurait des lunettes, comme moi ». Ma mère trouvait ça con . Et répugnant bien sûr. Une fois ma mère a dit : « Ce n’est qu’un petit plaisir, comme de boire un verre de fin. On en fait des histoires avec ce truc-là ». Preuve, longtemps cachée dans mémoire, que ma mère a pu connaître l’orgasme, faible et bref mais existant. N’avait-elle pas lâché un jour que « ça n’était pas toujours désagréable ». Du bout des lèvres si j’ose dire. Mais pas avec Martial, mon oncle. Il nous a reproché – mais que ne se reprochait-on pas dans cette famille – de ne l’avoir pas prévenu que ma mère déclinait. « J’aurais pu me retourner, je serais venu ». Mais nous ne voulions pas réagir, mon père et moi, son frère et moi. L’état stationnaire de ma mère pouvait se prolonger des semaines et des mois. Elle mourut le jour de son saint patron, évangélisateur du Limousin, le 30 juin. L’année d’après, nous étions allés chez mon père devenu veuf. Il avait beaucoup rechigné à se rendre au cimetière avec moi son fils. Et du deuxième anniversaire, il ne subsiste rien dans ces carnets qu’un jour Léa feuillettera, ou Aliénor, mes « descendantes ». Ou personne. Il ne reste plus rien sur la page qu’une injonction de téléphoner à l’oncle, ou d’envoyer au moins une carte postale. En ces temps antiques, on envoyait encore, pour la fête des gens, des cartes postales. Et l’oncle me dit : « Tu me diras tout ça demain », car il ne faut pas gaspiller les sujets de conversation au téléphone, car ils sont rares entre oncle et neveu qui n’ont plus de liens très intimes. Il pensait aller à Nevers, voir Tom, alias Hugues, pourri d’alcool et de tabac. Ou, qui sait, déjà mort, et n’offrant plus qu’une tombe à voir. Le reste de la page ne mentionne qu’une de ces interminables réunions d’entreprise, Radio Vexin Val de Seine, dont j’étais un animateur. Plus d’oncle ni de mère, mais des bières tièdes. « Jérémie et moi en buvons 2 chacun »... COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 84 2054 08 12 2068 05 12 2154 08 12 Dans Choses vues, Victor Hugo s’étonne qu’un député ne cesse de répéter « le douzou », et finit par comprendre : le douze août. Cheux nous, on disait « en juillet »,mais « au mois d’ou ». Nous y revoici, l’an de grâce que vous voudrez, au quantième susdit. « Cette année-là », les sc_nes de ménage atteignirent un grand développement, puisque fut décidé, bien malgré Fier-Cloporte, un retour à la Métropole, Bordeaux, que je n’aurais jamais songé devoir être mon lot. À quel moment de la journée se situa le coup de téléphone, je ne sais. Anna G., altiste, nous donnait libre accès à sa petite maison d’Auvergne, en fond de vallée. Elle veillait là, en compagnie de son compagnon, Claude J., chef d’orchestre sans orchestre. Ce séjour devait effacer le décès d’une mère très peu maternelle, mais qui enténébra quelques jours de son fils. Une belle bicoque depuis revendue, avec un clavecin juste au premier, au-dessus des têtes, seule fois où il me fut permis de toucher cet instrument des dieux. Nous ignorons ce qu’est devenue la famille J.H., notre dernier contact nous ayant présenté un Claude embouddhisté ; questionné sur l’orchestre et sa direction, il répondit d’un ton morne de mort qu’ « il ne vallait pas la peine de passer sa vie à pousser son caddie dans un Monoprix ». Ah bon. Ce n’était donc que ça, la direction d’orchestre, un chariot à roulettes entre les génies, Mozart, Liszt… Bouddhisme, que de crimes… - et nous nous souvenions de ces lointaines tentatives pour baiser dans le tao, dans le zen, ou le tantra que sais-je, « pas faciles » réoétait Claude « pas faciles ». À présent la conversion s’était accomplie, la mayonnaise avait pris, et nos amis ainsi que leur fortune étaient aux mains des braves Suisse, ou en pays de zone franche (Annemasse), contrées mondialement connues pour leur spiritualité désintéressée. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 85 2054 08 12 2068 05 12 2154 08 12 Mieux encore:leur fils Oleg, futur virtuose, avait bifurqué vers le droit, spécialisé dans la défense des sectaires qui prônaient le libre embrigadement religieux des individus majeurs fermement convaincus d’abandonner tous leurs biens terrestres au profit de leurs bons gourous genevois. Ce sont de bien étranges ombres, à l’abri des années comme autant de ronds-points fondus-enchaînés au noir. Nous ne sommes plus rien les uns aux autres, et ce beau-père encore qui venait nous voir en notre bouge, il est lui aussi mort. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 86 2035 08 26 2068 08 26 Le 26 août 2035, mon père avait deux ans à vivre, mais il ne le savait pas, moi non plus. Nous habitions Meulan, 4 Allée des Tulipes, dont je me souviens encore dans mes rêves. Sonia fréquentait un bijoutier juif, qui lui parlait doucement dans le noir, au pied de son absence de balcon, car la fenêtre donnait directement sur l’herbe. Elle n’a connu Christophe qu’en fin d’année. Les évènements de cette date sont : un coup de téléphone à Morino, responsable de station radio : c’est lui qui m’avait dissuadé de me faire appeler Collignone en italien, sous peine de me faire traiter de coglione sans rémission. Notre radio devait changer de nom, car, à notre insu, nous portions le même nom qu’une obscure boutique rouennaise, vendeuse d’appareils radiophoniques. La communication téléphonique fut interrompue avant composition du numéro entier : « ...n’est pas disponible », disait la voix. Fausse manœuvre assurément, sans qu’il soit obligé d’y voir une quelconque « intervention fliquière », car le propre des radiophones est de se croire étroitement surveillés par les Renseignements Généraux. Nous devions, lui et moi, réfléchir au logo de la station. « Une partie du corps ? - Un œil ? - Une oreille ? - Une bite ? » - éclat de rire intelligent. Le Père Guillard, ancien prêtre ouvrier, se tourne vers moi avec écœurement : « Mais tu ne penses vraiment qu’à ça ! » - oui mon père, confiteor Deo omnipotenti...La bite, le rire, sont mes deux obsessions. Nous trouvons en bas de page cette notation navrante : « Voyons (2e fois) La Diagonale du fou en noir et blanc avec Piccoli-Arbatt. Leslie Caron en mère poule ». Le désolant est de n’avoir pu retenir de ce jour qu’une rediffusion de film, comme si la télévision, en vérité, faisait partie de nos vies proprement dites. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 87 2036 09 06 2068 09 06 Figurez-vous que le 6 septembre 36, j’ai fait du serbo-croate. C’est mentionné dans les choses à faire, et coché comme chose faite. De même, je ne suis pas allé voir S. chez sa belle-mère, puisqu’elle était avec Cécile. Vous me direz : « Qui sont-elles ? » Je vous répondrai : « Qui donc êtes-vous ? ...que l‘une soit ma fille enceinte, et l’autre son amie, en serez vous plus avancés ? Ni plus ni moins que moi en lisant le schéma de ma vie, dont rien ne m’est resté conscient. Il est question du garagiste Truffaut, dont la parenté avec le cinéaste reste douteuse ; la secrétaire était l’épouse, on y parvenait en descendant la pente et l’on en revenait en la remontant. Entre temps, le secrétariat vous avait gratifié d’une petite facture, qui ce jour-là fut très modérée (« ne m’esquinte pas trop la note »), atténuée par un sourire aimable de grande blonde frustrée (je n’en sais rien), « sans doute parce que je suis grand-père » (pas encore : manque un mois, et vingt-quatre jours). Ma personne égoïste ce jour-là se soucia d’un logement pour la future mère : le presque grand-père s’adressa, comme pour lui-même à cinq ans de là, au bureau de madame Maillard, petite brune quinqua desséchée. La conversation fut longue, l’entretien ayant dévié sur la déviance incestueuse de nombreux pères ; elle m’affirma s’être de plus en plus souvent penchée sur ce genre de dossier en qualité d’assistante sociale, vu l’augmentation du nombre de plaintes : les victimes hésitaient de moins en moins, sans épargner non plus les grands frères. Une collègue trouvait cela très commun, estimant qu’il n’était pas la peine de remuer terre et ciel pour si peu, comme avait fait Brigitte Lozerec’h en 1982 : de telles affaires devaient se régler en famille, disait-elle. « Moi aussi j’aurais pu l’écrire » laissait-elle entendre. J’ai quitté Mme Maillard, « son thé refroidissant ». Mais j’ironise, ma parole. Et le soir même, S. nous apprenait que « grâce à la tante Marcelle des Mureaux, un logement social pourrait leur être attribué là-haut ». « Leur » désignant les parents et l’enfant à naître, David. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 88 09 19 90/2037 2068 Nul agenda n’est plus dépenaillé que celui de l’année où mourut mon père. Le 26 août vit la défaite de Crécy en treize-cent quarante-six, et la Déclaration des droits de l’homme dont on fait un si bruyant rappel. Ce jour-là j’ai perdu mon père, « à la fois père, ami et instituteur ». Il fut mon seul modèle d’homme, et me répéta sans cesse : « Ne fais pas comme moi ». Il me répéta aussi : « Travaille ! » Sur la page du 19 septembre, jointe à la précédente par cinq liens de papier collant, 23 jours après son décès, se trouve une avanie administrative : il me fallait une carte grise. Bien loin de Crécy ou des Droits de l’homme. Nous nous sommes rendus mon véhicule et moi en la bonne ville de Mantes (« la Jolie ») afin de satisfaire aux exigences administratives. Le véhicule en question était une 4L, dépourvue de frein à main et qui ne fonctionnait que starter tiré à bloc. Et les horribles monstres de papiers au pluriel me refusèrent l’indispensable document au prétexte qu’il manquait un « papier d’hérédité » du département de la Lozère. C’est dans ce département qu’était né mon beau-père, alors âgé de 70 ans. Je devais revenir muni de ce document, dont j’ignore encore aujourd’hui ce qu’il venait bien foutre là. Mais notre héros ne s’en laissa pas compter : il renâcla : « « Justement, je n’ai que ça à faire ». Ce vigoureux sarcasme ne sembla pas émouvoir mon guichetier, non plus que ce rajout hargneux (hors guichet, bien sûr, hors guichet) : « Si je n’avais pas eu ça à faire, je me serais bien emmerdé ». « Je perds mon après-midi ». Pas une hémorroïde de mon interlocuteur n’en frémit. Certains roquets aboient en reculant, courant se blottir à la moindre menace derrière les mollets de leur maître. Nous n’en étions guère éloignés. Le même jour, je recollais les pages de mon agenda. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 89 1002 91/2038 2068 Il sera difficile de broder sur celui-ci. Nous sommes la riche année (j’ironise) où mourut ma belle-mère, où se régla notre achat de maison à Mérignac, où nous habitons encore, où nous habiterons toujours. Ce jour-là, notre serviteur avait rendez-vous chez son opticien, « au rire débile » (dans le texte). Du diable si cet imbécile et sa circonstance me sont restés dans l’ « esprit ». Très vite il me convainc (j’avais hâte sans doute de fuir ses gloussements) de chausser sur mon naze une paire de lunettes cerclées d’or. Et comme « c’est plus de 3000 francs », « je demande à payer en trois fois ». Les particularités de cette St-Léger s’arrêtent là. Sans doute pensions-nous qu’un tel incident rigolo serait à tout jamais dans la mémoire. Il n’en a rien été. Le carnet « de souvenirs » fut rempli, comme tous les trois jours, car en ce temps-là, Môssieur, les souvenirs de notre serviteur pouvait refranchir jusqu’à l’avant-veille, bien embarrassés qu’ils sont aujourd’hui de revenir en surface passé vingt-quatre heures. Ce qu’il faut éviter est le laisser-aller. Le modèle est encore et toujours Xavier de Maistre, frère du sinstre et dévot Joseph. Nous ignorons si Xavier composait de chic, sans se reprendre, mais nous avons tout lieu de le penser : l’esprit en ces temps-là coulait de soi de la plume au papier. Nous nous guindons aujourd’hui par lassitude de soi, pour ne pas retomber dans nos mêmes ornières, ou plus exactement sur le même chemin de ronde si souvent foulé qu’il en est descendu de trois pieds au dessous des créneaux… Or, se hausser du col est exactement contraire aux représentations de l’écrivant, primesautier et sautillant. Par ma fenêtre la moinaille picore ses boules de graisse farcies d’insectes. Et notre serviteur observe avec satisfaction que déjà, l’écriture avait pour lui COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 90 1002 91/2038 2068 les charmes de la répétition, de la compulsion : « Ecr./Réf 20 » - « écrire » et « réfection », « 20 » minutes. Nulla dies sine linea. Deux ouvrages étaient en cours, aussi oubliés que le rire de l’opticien. Nous n’avions dans nos prétentions que vingt minutes par jour, minimum requis dans le Manuel du Castor Junior (Fifi, Riri, Loulou). Ainsi, j’écrivais. Mais pas trop. L’obligation suivante, portant le numéro « 1 », contraint à user de la loupe : Corpora, passim. « Les corps, en tout lieu » ou  « toujours ». Cela semble signifier qu’en tout temps ce jour-là, en tous lieux, je devais m’occuper de mon corps, de mes devoirs corporels. Cette mention, de la même encre rouge pâle, se retrouve les jours précédents, sans cesse entre crochets, ce qui signifie qu’elle n’a pas été suivie d’effet. Le corps, assurément, c’est difficile… Le 21, ma délicate épouse a commenté : « laver sa ETTIB à grande eau ». No comment. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 14 10 92 / 39 14 10 21 / 68 91 Ces jours-là défilaient comme de la dentelle. On claquait les élèves en attendant que ça passe. Il s’appelait Steve, bien bronzé, s’était fait tabasser par deux Arabes, et sauver par un troisième, « On ne tape pas comme ça sur un frère ». Il s’était bien gardé de dire Je suis Réunionnais. Parfois donc il est avantageux de passer pour arabe. « Pauvre con, bavard, insolent « . « Votre comportement, monsieur C. » - à lui seul a déstabilisé toute l’Éducation Nationale. Ben voyons. Et ce pauvre est allé trouver Señor Principal, et je me suis inquiété comme un malade, parce que j’avais peur à l’époque, peur de tous et de tout, tremblant dans mes culottes d’enfant malade. Et je téléphone au principal « J’ai du monde dans mon bureau téléphonez plus tard » - « je bosse, moi » - et de me confier au dentiste (mon élève a « les dents rayées » !) mais il puait de la gueule ce dentiste si je me souviens bien, et je me suis pointé chez les parents de Steve. Le père s’est réfugié au galop à l’étage – on trouve toujours un plus peureux que soi. Mais je l’ai vu, moi, escalader l’escalier à travers le verre translucide pour faire joli à côté de la porte. Ni la mère ni le fils ne m’ont tendu la main. Il me l’avait bien dit, le principal adjoint, « n’y allez pas, ils ne vous feront pas assoir, vous allez vous faire humilier » - lui-même avait tenté, dans sa jeunesse (il est né en 40) d’apaiser des parents après une grosse claque. Et j’ai mouliné « des paroles confuses » et précipitées, car j’étais en tort, et mon élève s’est plus tard écrasé, ce dont je fus reconnaissant à Dieu. L’année suivante, il était avec moi. « Cela ne vous fait rien d’être encore avec moi ? - Non, avec vous, c’est plus humain ». J’ai failli répondre « humain – sur la gueule ? » Mais voilà : ce putain de métier permet les congés COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 2 92 14 10 92 / 39 14 10 21 / 68 nerveux. Et pendant mon mois de mars, un Remplaçant était venu me Remplacer. Hélas, « il nos prend pour des branques ». Eh oui, chers-z-élèves, j’étais soupe au lait, mais respectueux, jusque dans la baffe. J’étais de plein-pied avec vous. C’était possible en 39. Ce ne l’est plus maintenant. Entre les élèves et sa femme. Pauvre, pauvre, pauvre… Nous nous engueulions ! Arielle achetait Sud Ouest à la gare ! Elle repartait à Bordeaux, pour quelles affaires ? « Avec ce journal, là voilà chez elle, et elle se transforme à vue d’œil » : depuis notre réinstallation, plus de scènes. C’étaient des années terribles de mesquineries, le nez dans le guidon serrant les fesses en descente dans les virages, ballotté d’un plot de flipper à l’autre, et pim et pam et bille perdue. « Depuis, je dors ». Saloperies de bonnes femmes. On les aime, on les… quel verbe ici ? La paix chez soi, ou la bataille enrichissante ? J’ai parcouru dans le XIIe une « Sente Briens », « minuscule ». Était-ce la nuit ? À quoi pensais-je en voiture sur le chemin du retur ? Quelle radio beuglait dans mon moteur ? j’avais marché jusqu’à la Porte Bagnolet. Je repartais dans ma bagnole. Mes mots me poursuivent, c’est un brai barrage de feuilles mortes qui cède. « Je ne peux plus me taire » : Polanski ? Patrick Bruel ? COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 2 93 261093 / 40 26121 / 68 Le cruel fossé entre vie publique et privée se confirme en date du 26 octobre, St-Dimitri, mardi. Nous venions d’acquérir un chat, Hermine, se roulant par terre à notre approche. Et nous l’avions ramenée d’Étampes, via Dourdan-Rocquencourt. Et qu’est-ce que snobinardement nous l’avions adorée, Sacrée de Birmanie, homonyme du pedigree par bâtardise. Affectueuse et pilulée si tôt que possible, négligée à la faire crever à la fin, car dépérissant par obstruction digestive. Elle nous aura fait 12 ans, et je la promenais avec un harnais. Mais « c’est pas un chien » disaient les voisins en riant. Nous n’étions pas aimés des voisins, car trop fiers et cultivant nos différences. Elle n’aurait jamais voulu se reproduire, accueillait le mâle en feulant de rage. Ni se promener en laisse, trois quarts de réticences autour de la barre « des Tulipes » où nous logions. Si je n’avais pas été si comique, j’aurais sombré dans le ridicule. L’un n’empêche pas l’autre. Et le soir, à Vexin Val de Seine, je faisais une « émission quelconque sur Maxime Du Camp, de l’Académie françaisen lui, au moins. Maxile n’avait flatté que 38 péquins ; Flaubert avait flatté la cour impériale, Princesse Mathilde e tutti quanti. Sans aoir postulé. On dit « candidater » chez les barbares au jour d’aujourd’hui to-day. Mon chat n’aura jamais été de l’Académie française. Ni moi comme on dit dans le Gard (trop fort, dit Cindy. Les autres font des rencontres. Les chats, ça compte ? Nous sommes tout un peuple autour de la planète. Nous nous agitons, entre ratés et Möchetegerne. Un ami m’attend au bistrot. Nous nous voyons, comme les baises de Flaubert, « à intervalles judicieusement espacés ». La vie des écrivains n’est qu’une suite de rencontres insipides. Autour de nous bruit le monde. Et non pas « bruisse ». Arielle sera là. Quoi de plus normal pour une femme que de servir de tampon. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 2 94 081194/ 41 08112021/68 Deux cents ans et quelques mois après la GrandeTerreur, les Collignon emménagèrent à Mérignac. Ce n’avait pas été sans heurts. Depuis 7 ans il n’était plus questions, dans la haute banlieue parisienne, que d’un rapatriement, un repli, sur le berceau Aquitain de Madame. Monsieur n’était d’aucun pays, du moins s’en flattait-il. Ce retour aux fausses sources selon lui entraînerait un affadissement désormais perpétuel de son glorieux ressenti, une mise sous le boisseau de tant d’aspirations géniales et personnelles. Or ce repositionnement serait à l’origine d’un apogée de carrière professionnelle et de l’épanouissement social d’une épouse brimée. Nous avons revu maintes connaissances à peine fanées. L’enseignement fut enfin respecté, du moins les cinq premières années. Au grand désappointement soulagé de notre éminent pédagogue d’avant-garde, les cours trouvèrent enfin leur plein épanouissement, avec des disciples bien plus adaptés aux clowneries érudites. Nous étions faits pour les moyennes dimensions, Paris ,n’étant fait que pour les audacieux, les vrais, les dévoreurs. Nous allions commencer une année sabbatique, aux frais de l’Étatet du contribuables. Notre première année serait consacrée au concours de l’Agrégation, en compagnie de Juvénal et Du Bellay. Au théâtre, aussi, car, Thalie soit loue, nous fîmes la connaissance d’un passionné qui nous embringua sur ses tréteaux. Avant de commencer ce glorieux périmètre, nous avons dû sortir de leurs écrins la multitude des objets et bibelots non abolis que l’on charrie de havre en havre jusqu’à l‘ébrèchement et la ruine. Ce huit novembre, l’Écrivain lisait à haute voix Blattes, Blattes, composé sur la libre interprétation d’un désastre artistique : une exposition en pleine bourgade périgourdine sans le moindre bénéfice ni la moindre gloire. Le grand Dénigateur en avait tiré une pochade rigolote, à laquelle son épouse, deux ans après, daignait accorder ses éclats de rire. Car notre épouse et nous-mêmes avons souvent partagé nos hilarités. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 2 95 211195/42 211121/68 Encore et toujours cette préhistoire, ces linéaments dont rien ne subsiste telle un schéma de lymphe. Cette déperdition de chair, de vie, qui ôte toute chance à la survie littéraire. Non pas toute pourtant. C’était en ma première année de reprise, au port d’Ardinousse. Nous avions encore des « voisins du fond », dont le mari était toujours vivant. La vieille épouse me dit « Vous avez reçu 685 litres de fioul en trop ». Je les paierai Mémère. Madame. Respectable. Une seule dent bleue. Bluetooth dit-on. En ce temps-là régnait une porte de bois entre nos deux jardins, la plate-bande arrière, la friche arrière-arrière. Je n’aimais pas avoir de voisins. Mais nous encaissions leurs loyers. À présent que les deux vieux sont morts, leur présence flotte encore et empêchent la peur quand il faut s’enfoncer dans le noir pour trouver l’interrupteur. En ce temps-là notre page comporte au sommet la liste des tâches à remplir. Tous les moyens sont bons pour s’exercer. Avoir acheté les « godasses », mais les avoir enlevées, ne signifie rien, sauf si nous avons aux vieilles substituées les neuves. Réjouissez-vous, exégètes et archéologues. C’était un tout petit carnet, excitant l’ironie, car les hommes occupés tirent de leur tiroir un grand carnet couvert de rendes-vous. 2042 fut tout petit, tout rouge, avec un étui latéral pour le petit crayon perdu. La température de l’individu baisse par la tête. C’est pourquoi nos père portaient un bonnet de nuit. En ce temps-là notre métier refaisait surface, après un an de congé sabbatique. Payé à ne rien foutre ou presque. Mais nous n’en avons pas eu scrupule. Jamais. Nous allions au boulot en station balnéaire, et devant nous s’étendait une salle de classe, hérissée ou tapissée (c’est selon) de Secondes à qui j’expliquais à quel point il était difficile de composer une « explication de textes composée ».Mais moi, le professeur, je vais vous expliquer tout ça COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 2 96 211195/42 211121/68 par cœur. Premier balayage : le concret. Suivant : l’intellectuel. Troisième et dernier : spirituel. Animus, anima, tout le toutim. Ils écoutaient le messie… L’un d’eux vint en fin de cours me demander, avec respect, « comment éviter la paraphrase ». Du diable si je le savais. Tout est paraphrase de paraphrase, n’est-ce pââs… (« Juste éviter « l’auteur dit que » et autres »). Le métier c’est aussi la cantine. Quatre goûts : froid/chaud, salé/sucré. La cantine. Et nous apprenons qu’une élève s’est fait interner pour anorexie. Elle est « traitée brutalement par un connard théoricien ». Comme celui qui s’exprimait ainsi : « Ce n’est pas comme cela qu’elle gagnera son autonomie ». Donc, l’arracher à ses affections régressives et la soumettre aux théories. Elle apprendra. Sur le tas. À la dure. Deux ou trois maltraités par classe. On passe à d’autres orifices disait un Sarde – pas de nom, pas de nom. Le soir, dans la foulée, « sans transition », le téléphone m’apprenait que Lazarus avait bien reçu « carte et lettre » : de qui ? Quoi concernant ? du même expéditeur ? De moi ? Éclaire-moi, vieux moi… résous les sous-entendus… COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 98 681204 / 411204 21411204 Le 4 décembre 2041 ou 141, les dés sont jetés, depuis longtemps, et très lentement. Primo, nous commençons enfin à enseigner, au lieu de garder la chiourme. Bien des obstacles nous attendent, et des plaisirs aussi. Neuf occupations sont mentionnées, trois seulement seront menées à bien : (ne pas) râler, fait ; voir Julia, fait ; plus vingt-cinq minutes d’écriture libre, soit très peu, seules minutes à soustraire aux rythmes de l’existence. Julia est âgée de 23 ans, pour quelques semaines encore. Elle vient prendre son repas de midi chez « nous », expression éculée. Peut-être que David, 7 ans, l’accompagne. Notre cuisine s’encombre encore d’une hotte aspirante et d’une petite étagère à même le sol, côté réchaud. Il est mentionné que Julia « d’assez mauvaise humeur, me dit que je ne me suis occupé d’elle que vingt minutes par jour ». Exact : je la faisais lire ou bien contrôlais son travail de classe, pas plus de 20mn. Jamais aucun encouragement, fautes inlassablement reprises jusqu’à l’absence d’erreur. C’était un gros ouvrage sur les diplodocus et autres bestioles d’époque. Mon plan était celui-ci : étant donné que je me suis farci des classes ô combien turbulentes, par ma faute bien entendu, j’estimais que je ne pouvais retrouver chez moi les mêmes corvées que sur mon lieu de travail. Dans ma perspective, c’était donc ma femme qui devait prendre le relais et surveiller la scolarité de notre fille. Or le désœuvrement de la mère engendrait une frustration perpétuelle, et le renfermement social accentuait l’aigreur à me voir revenir, soûlé de rapports dits « sociaux » avec mes énergumènes. Rien à attendre, donc, du côté maternel. D’autre part, mon rôle de père semblait devoir se borner à la perspective exclusivement scolaire : hors de cela, point de salut. Si ma fille avait de bonnes notes, elle était sauvée. Mon père m’a élevé comme ça. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 99 68 1204 / 41 1204 2141 1204 Il résulte donc de tout cela que rien n’est « de ma faute » : la mère se dérobe, la profession m’épuise, l’hérédité dicte ma conduite. C’est en effet très commode. Il faut d’abord s’occuper des conflits conjugaux, à grand renfort de scènes et de brailleries. Une autrefois, Julia confie à son compagnon (selon le terme consacré) que nous ne nous sommes « pas du tout » occupés d’elle. C’est évidemment la faute de ma femme, bien entendu : elle a même balancé un jeu de lettres à travers la pièce, parce que je ne m’occupais pas d’elle-même. C’est pas ma faute, chef, c’est pas ma faute. Cependant, me couvrir la tête de cendres en hululant de culpabilité ne semble pas non plus la solution, et ne ferait sans doute qu’aggraver la situation de Julia. Cette dernière nous tient pour responsables. Il m’est arrivé de me placer entre Femme et Fille pour empêcher la rivalité, mais peu souvent. Il aurait fallu faire ceci, cela. Maîtriser mes classes, au lieu de déconner avec elles. Être adulte, bien posé, vieux. Savoir dominer la situation comme un Jupiter. Parfois j’ai soigné ma fille : pour ses deux fractures de la clavicule ; pour son vomissement nocturne, ayant nécessité un shampoing. « Ce que j’ai pu ». Ce n’est jamais assez. « La bêtise consiste à vouloir conclure ». Flaubert. Pirouette. Au bord de la falaise, c’est risqué. COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 100 68 1217 / 44 1217 2144 1217 La date du 17 décembre 2044 n.s. témoigne parfaitement de la déréliction où mène l’abandon de la vie. Le refus de se battre oblige nécessairement le patient à se laisser aller, à supporter des gens que nous n’aurions jamais choisis. Il y a peu de chance que ces lignes passent sous les yeux des intéressés. Voici : Arielle et moi « nous promenons le soir par fraîcheur relative ». Passant devant chez Giats, nous apercevons de la lumière. Nous entrons, car ils nous tolèrent malgré mes nombreux dérapages. Le maître de maison est une barrique accueillante, toujours entre deux gueuletons arrosés – ces années-là encore. L’anecdotier mentionne « une engueulade avec Veal, « au sujet des fonctions de représentant de commerce, ce que je trouve ridicule, de Jacques Chirac ». Les opinions de Veal rabaissent les fonctions de président de la République à celles de vendeur, de missiles, de fromages, de manteaux, tout ce que l‘on voudra, aux « puissances étrangères ». Les volontés politiques seraient livrées aux mains de la canaille commerciale, chacun pour soi et le Marché dans un nuage, entouré du Triangle de Dieu. C’est d’ailleurs exactement ce qui se passe aujourd’hui, vingt-quatre ans plus tard, où les décisions se passent entre négociants et autres fabricants de vaccins. Quant à moi, qui me prends toujours pour moi, j’en tiens encore pour quelques années aux chimères socialistes, de redistribution des richesses et de rétribution des fainéants. Pendant que nous palabrons entre hommes, ces dames s’entretiennent entre elles à grands renforts de chuchotis. Souvent nos éclats de voix les bousculent impudemment. Cependant Veals se satisfait sur un point : « Ça faisait longtemps, dit-il, que nous ne nous étions pas
engueulés ». Dont acte, en toute camaraderie. Déjà pointe le soupçon du rite, sous couvert de tolérance réciproque. De mêmes, les garçons de quatrième entrent en classe en se battant, au nom de la camaraderie. « Mais nous sommes d’accord sur la condamnation d’Emmanuelli, qui l’avait refusé dans son équipe » - Chirac, dans l’équipe d’Emmanuelle ? Bizarre. « Qu’il avait, lui, Chirac, refusé dans son équipe à lui, Chirac ». Faute rectifiée, sens éclairci ? « Xavier » fonda le SAMU de Paris. « Henri » : « Inculpé le 14 septembre 1992 dans l'affaire Urba en tant que trésorier du parti, défendu par Philippe Lemaire et Patrick Maisonneuve, il est condamné ès qualités pour complicité de trafic d'influences, le 16 décembre 1997, à dix-huit mois de prison avec sursis et à deux ans de privation de ses droits civiques”. Ah ben merde alors.

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